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Carte 3. Zones d’intervention des acteurs impliqués dans la filière jatropha suivant le découpage administratif des cercles

1.10 L’observation participante

Dans le cadre de cette recherche, j’entendais recourir à l’observation participante afin de documenter toutes les étapes reliées à la production des graines et de l’huile de jatropha. Les formations normalement livrées aux paysans par les promoteurs des projets devaient me permettre de documenter l’approche participative mise en œuvre. Étonnamment, lors de mes enquêtes dans les 22 villages, entre la fin mai 2012 et la fin janvier 2013, aucune activité notable en lien avec le jatropha n’a pu être observée, mis à part la transformation artisanale du savon à base d’huile de jatropha par les femmes. En plus des observations effectuées dans différents champs de jatropha, individuels ou collectifs, dans chacun des villages concernés par l’enquête, j’ai visité, lorsque cela était possible, les unités de transformation et les parcelles d’expérimentation des opérateurs.

Ainsi, les deux derniers sous-objectifs de cette recherche, qui visaient à décrire et à analyser les mécanismes impliqués dans la production, la gestion et l’exploitation du jatropha à l’échelle locale, les rapports que les acteurs locaux entretiennent avec les acteurs nationaux et transnationaux ainsi que les effets de pouvoir observés sur les dynamiques foncières, n’ont pas pu être atteints par l’observation participante. Toutefois, les entretiens avec les producteurs locaux de jatropha m’ont fourni davantage de matière à analyser que ce que j’avais initialement espéré, me permettant ainsi de mesurer les divergences et les contradictions qui existent entre les expériences relatées par les producteurs locaux et les discours offerts par les promoteurs de la filière et les agents gouvernementaux.

Malgré l’absence d’activités notables en lien avec le jatropha en milieu paysan, différents événements rassemblant les acteurs du domaine des biocarburants et de la gouvernance internationale de l’environnement dans la capitale malienne m’ont donné l’occasion de mener une observation participante, m’amenant à créer des relations de proximité avec certains acteurs du terrain. Le plus important évènement auquel j’ai pu participer en tant qu’anthropologue invité a été le Forum Régional sur la Bioénergie, qui s’est tenu à Bamako du 19 au 21 mars 2012. Ce forum réunissait des représentants en provenance d’une trentaine de pays, dont une vingtaine de pays africains, mais aussi des pays investisseurs ou producteurs de biocarburants (Brésil, États-Unis) ainsi que des représentants d’institutions internationales (FAO, PNUD, etc.). J’ai pu y recueillir les discours officiels

des représentants de l’agrobusiness, des gouvernements et des institutions internationales concernant les biocarburants et autres bioénergies, ainsi que la voix discordante du représentant de la Coordination Nationale des Organisations Paysannes, seul porte-parole des paysans à avoir été invité. En octobre 2012, j’ai pu assister au lancement du projet Promotion de la production et de l’usage de l’huile de jatropha comme biocarburant durable au Mali, énoncé plus haut, auquel succéda l’Atelier national de capitalisation des connaissances et savoir-faire sur la filière des biocarburants au Mali, organisé par l’ANADEB les 20 et 21 décembre 2012 et réunissant l’ensemble des acteurs de la filière jatropha, notamment les promoteurs et les chercheurs. Cette fois encore, j’ai pu remarquer que les organisations paysannes concernées par ces projets n’étaient pas représentées et que la plupart des acteurs de la filière n’évoquaient les contraintes liées à la production du jatropha en milieu paysan que du bout des lèvres.

En définitive, en s’intéressant aux administrations nationales, aux experts, aux fonctionnaires des agences de développement et de coopération, ainsi qu’aux « bénéficiaires » des actions de développement, ma recherche s’inscrit dans la perspective qu’Olivier de Sardan a qualifié de « socio- anthropologie des espaces publics africains » (2007). Cette anthropologie voit également la spécificité territoriale de son étude transcendée, en portant son intérêt jusqu’au sommet des organisations internationales. Ainsi, cette recherche se situe au cœur des débats sur la gouvernance environnementale, le développement international, la sécurité alimentaire et le droit des peuples à choisir une agriculture correspondant à leur mode de vie, à leurs aspirations économiques et à leur rapport à la terre et aux ressources qu’elle supporte.

1.11 Réflexivité

Ma position d’anthropologue s’intéressant aux projets de jatropha et, de manière plus large, au dispositif de développement m’a amené à porter un regard réflexif sur mon impossible neutralité face à ces projets, en raison de mon engagement moral envers les paysans maliens, dont la participation est instrumentalisée par les acteurs du développement. Les obstacles des projets de jatropha au Mali, misant sur une approche descendante (top down), rappellent, malgré les sommes considérables investies pour tenter de trouver des solutions au sous-développement, les écueils rencontrés par de trop nombreux projets de développement, élaborés à partir de soit-disant présupposés scientifiques (Hobart 1993). L’observation de la méconnaissance des agents de développement, par rapport aux dynamiques sur lesquelles ils prétendent agir, m’a conduit à revisiter, de manière critique, ma propre expérience d’ancien coordonnateur de projet.

En 2007, suite à des études de maîtrise en anthropologie, au cours desquelles j’avais réalisé un terrain de recherche de 8 mois au Mali, j’y revenais afin de contribuer, en partenariat avec une ONG de solidarité internationale française, au démarrage d’un projet de coopérative écoculturelle avec l’aide d’amis maliens. L’un d’eux était l’un des héritiers de la concession familiale de Ballabougou, située à 65 km au sud de Bamako, dans la Haute-Vallée du Niger. Reconnaissant le fort potentiel agricole de cette terre de 180 hectares, constituée d’une plaine inondable favorable à la riziculture, de vergers ainsi que de marigots utilisés pour la pêche, il avait été décidé d’y développer des activités agroécologiques dans une perspective de développement local et de préservation de l’environnement. Après des mois d’enquête de terrain, de réunions et de consultations, la coopérative était formellement enregistrée, regroupant des petits producteurs agricoles locaux ainsi que des maraîchers originaires de la périphérie de Bamako. L’ambition était notamment de former les producteurs aux pratiques agroécologiques et d’y construire, à terme, un écovillage avec des habitations adaptées aux conditions climatiques sahéliennes, construites selon la technique de la « voûte nubienne », c’est-à-dire avec des toitures voûtées, sans coffrage et utilisant uniquement la terre crue comme matériau. Les membres de la coopérative espéraient pouvoir accéder à une superficie suffisante pour y développer leurs activités, grâce à un bail emphytéotique accordé par la famille Keïta. Des artisans, spécialisés dans l’art du bogolan, une technique textile traditionnelle utilisant des teintures végétales et minérales (Duponchel

2004 ; Rovine 2001), faisaient également partie de l’aventure, intéressés par la perspective de s’approvisionner localement en coton biologique et de travailler avec des tisserands locaux.

Notre ambitieux projet s’est toutefois heurté à des dynamiques sociales et foncières locales qui nous avaient échappé dans l’élan de la fondation. En effet, après plusieurs mois passés à constituer la coopérative et à mobiliser les membres, nous apprenions, lors d’une réunion dans le village voisin de Kinyeroba, que la concession familiale de Ballabougou était l’objet d’un conflit foncier vieux de plusieurs générations. Les archives coloniales rapportent qu’en 1931, les villageois de Kinyeroba et de Bancoumana s’affrontèrent mortellement à propos des droits de pêche sur deux cours d’eau, occasionnant sept morts et dix-huit blessés (Camara 2006 : 153-154). Afin de faire cesser les hostilités, le gouverneur français de l’époque constitua une zone tampon entre les deux cantons rivaux en attribuant cette terre à Balla Keïta, en tant que tierce personne issue d’un autre clan. Impliqués dans le projet d’écovillage de la coopérative, les descendants de Balla Keïta voyaient maintenant leurs droits fonciers contestés par les aînés du village voisin, le projet réactivant d’anciennes tensions. Même si les droits de la famille Keïta sur la concession de Ballabougou étaient reconnus par l’État malien, en continuité avec l’administration coloniale, l’autorité et la légitimité de cette famille n’étaient pas reconnues par les notables de Kinyeroba (Oliveros 2008), pour lesquels « le droit de propriété découle de la première occupation et de la première défriche de la terre » (Keïta 2002 : 13), selon le principe de prééminence de l’autochtonie qui organise l’accès à la ressource foncière. Malgré la contestation de la légitimité foncière de la famille Keïta sur ce terroir, le conseil d’administration ainsi que les membres de la coopérative décidèrent d’aller de l’avant avec le projet. Toutefois, au cours des mois qui suivirent la mise en place des activités à Ballabougou, les infrastructures de la coopérative subirent des sabotages nocturnes de manière répétée. Par la suite, trois des membres fondateurs de la coopérative moururent successivement, de manière accidentelle ou des suites d’une courte maladie, des décès attribués, dans l’esprit des autres coopérateurs, à des attaques sorcellaires de la part des notables de Kinyeroba. Moins de trois ans après les débuts de la coopérative, le projet d’écovillage de Ballabougou était définitivement abandonné et la coopérative dissoute.

Il est manifestement apparu que, dans l’élaboration du projet, nous n’avions pas pris conscience de la prépondérance de l’enjeu foncier et, particulièrement, de l’historicité des antagonismes locaux et des clivages claniques. Nous avions également sous-estimé les stratégies de résistance pouvant être

déployées par les acteurs environnants, en particulier les aînés du village voisin. Cette immersion en contexte paysan m’a également donné une leçon d’humilité, me faisant comprendre la nécessité impérative pour tout acteur du développement d’approfondir sa connaissance des dynamiques sociales locales avant de tenter d’implanter un projet.

Les projets de jatropha à l’étude dans cette thèse ont également connu des difficultés majeures mettant en péril la poursuite de leurs objectifs, notamment en raison du manque de prise en considération des priorités des paysans et de la division familiale du travail au sein des exploitations agricoles. L’étude de la division du travail au sein des exploitations agricoles familiales et la pleine considération et intégration des communautés paysannes dans l’élaboration des projets auraient probablement permis aux opérateurs d’éviter certains écueils.