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Chapitre 1. Cadre de la recherche et méthodologie

1.2 Anthropologie du foncier

1.2.3 Processus de privatisation

Dans la situation actuelle, l’arène foncière se trouve investie par des acteurs aux intérêts contradictoires et conflictuels. Paysans, éleveurs, pouvoirs locaux, États, élites citadines, développeurs, institutions internationales et sociétés multinationales s’affrontent pour l’accès et le contrôle des ressources foncières. Je parlerai ici des deux principaux types de processus de privatisation actuellement observés en Afrique subsaharienne : l’un officiel et dirigé par l’État et l’autre informel et autonome, davantage enchâssé socialement.

L’instauration de la propriété privée en Afrique a été envisagée, par plusieurs analystes, comme l’un des moyens permettant de contrer les prétendues lacunes des régimes fonciers « coutumiers ». Ainsi, les interventions en faveur de la privatisation des terres et de la clarification des droits fonciers reposent sur l’idée que la propriété collective inhibe le développement économique et limite les possibilités d’utiliser les ressources de manière plus productive : « Individualization is seen by many analysts as the most appropriate remedy to the asserted shortcomings of indigenous tenure. It would create a property form that would mesh more easily with the other institutions of emerging private enterprise economies, a property form that would allow land to be dealt with as a commodity » (Bruce 1988 : 35).

De nombreuses recherches démontrent que les arguments présentés par les chantres du néolibéralisme tendent à faire fi de l’histoire des droits fonciers et des politiques foncières, tant à la période coloniale que postcoloniale. Si la propriété privée est demeurée longtemps inconnue dans les régions d’Afrique les moins denses, où le sol n’était guère envisagé comme un capital et représentait davantage un moyen de survie, le dogme de la privatisation tend à vouloir s’imposer par les pressions externes qui s’exercent sur les États africains (Le Roy 1995 : 461). Ainsi, à partir des années 1980, les politiques économiques néolibérales, impulsées par les plans d’ajustement structurel, ont contribué à la révision des législations sur la terre et sur les ressources naturelles dans plusieurs pays: « More empirical studies of commons have resulted from newer concerns about [...] the increasingly aggressive role taken by states, aided financially and conceptually by external donors like the World Bank, in promoting policies designed to convert systems of tenure from communal to private » (Peters 1994 : 3).

Les promoteurs du processus de privatisation ont soutenu auprès des dirigeants africains qu’en confiant la gestion des ressources à des individus ou à des firmes possédant l’autorité légale pour prendre des décisions de manière indépendante et libre, leurs gouvernements pourraient se libérer des obligations sociales contraignantes et de la pression politique tout en remplaçant des lois et des institutions devenues obsolètes. Suivant cette logique, la privatisation des droits fonciers permettrait également d’éliminer le chevauchement de revendications territoriales et d’en finir avec les situations ambiguës, améliorant ainsi la sécurité foncière et offrant aux nouveaux détenteurs des ressources foncières les conditions leur permettant d’utiliser celles-ci de manière plus productive (Berry 2006: 243- 244).

Ces visées capitalistes sur le foncier s’accompagnent d’un discours promouvant la décentralisation et la gestion des terres à l’échelle locale. On soutient communément que l’instauration de mécanismes de reconnaissance des systèmes fonciers coutumiers et leur harmonisation avec la tenure foncière formelle permettraient au secteur coutumier d’être régulé, engendrant une ouverture du marché foncier pour les investisseurs étrangers. Ceci autoriserait par le fait même la conversion des terres tenues sous régime coutumier en propriétés foncières libres (freehold) ou les rendrait disponibles à la location (leasehold), créant pour les investisseurs étrangers un incitatif à transiger avec le secteur coutumier (Amanor 2008b : 12).

Dans divers pays africains, des initiatives sont mises sur pied afin d’ « harmoniser » l’administration des terres tenues sous « régime foncier coutumier » et celles appartenant à l’État. Ces interventions visent officiellement à développer des moyens efficaces de documenter la propriété coutumière en mettant en place des systèmes qui permettraient aux investisseurs de connaître les ressources foncières coutumières et d’acheter dans le secteur informel avec une plus grande confiance. L’étude de cas présentée par Bassett, portant sur le Plan Foncier Rural en Côte d’Ivoire, démontre que la cartographie et le recensement des situations foncières reflètent « les intérêts du gouvernement ivoirien et de ses bailleurs de fonds [afin] de restructurer le secteur agricole au sein d’un cadre capitaliste officialisé », avec comme objectif de « transformer les droits fonciers indigènes multiples et souples en systèmes plus restrictifs et exclusifs » (Bassett 1995 : 396-397).

Aujourd’hui, les investisseurs peuvent bénéficier de l’implication de la Société financière internationale et du Foreign Investment Advisory Service, organisations membres du Groupe de la Banque mondiale, qui fournissent une assistance technique et des services de conseils aux gouvernements des pays les moins avancés. Chargées des opérations avec le secteur privé, ces organisations contribuent à implanter dans ces pays des politiques et des procédures permettant d’acquérir et de sécuriser les droits fonciers des investisseurs, allant jusqu’à la réécriture des lois régissant l’investissement. Ainsi, ces dernières années, les gouvernements de certains pays africains, tels que le Mali, ont mis en place des agences publiques assurant la promotion des investissements afin de faciliter l’acquisition des permis et des autorisations nécessaires au bénéfice des investisseurs étrangers.

Toutefois, au niveau local, les changements apportés aux politiques foncières ont contribué à précariser les droits fonciers des paysans africains, portant atteinte aux modes de gestion sociale de l’espace et aux règles d’accès et d’usage aux ressources (Blanc-Pamard et Cambrézy 1995 : 9). Les coûts élevés des différentes procédures administratives combinés à l’ignorance des paysans africains sur les procédures légales contribuent à maintenir ces derniers dans une inexistence juridique se traduisant en insécurité effective (Djiré 2007 : 12). Dans ces conditions, seule la bourgeoisie urbaine, bureaucratique et commerçante réussit à manipuler le processus d’immatriculation à son avantage, sécurisant ainsi ses acquisitions foncières et développant des opportunités d’affaires en tant qu’intermédiaires pour les investisseurs avides de terres arables (Djiré 2007; Cotula et al. 2009).

À terme, il en résulte un accroissement de l’expropriation de la paysannerie, dont les moyens de subsistance sont littéralement accaparés par les corporations transnationales et les fonds d’investissements étrangers, avec la collaboration des potentats locaux : « The fact of the matter is that, insofar as it encourages the assertion of greedy interests with powerful backing and is likely, wittingly or not, to reward cunning, titling opens new possibilities of conflict and insecurity that can have disastrous consequences for vulnerable sections of the population at a time when their livelihood crucially depends on their access to land » (Platteau 1996 : 45).

Plusieurs pays africains ne disposent pas de mécanismes de protection des droits et intérêts des paysans locaux (Cotula et al. 2009 : 7). Ainsi, ces investissements étrangers se traduisent bien souvent

par une accentuation de la dégradation environnementale, un manque d’intégration des projets avec l’économie locale et la croissance des inégalités socioéconomiques à l’échelle locale et nationale.

Processus autant politique qu’économique, la privatisation des terres entraîne des conséquences tant sur le terrain changeant des relations sociales et des contestations politiques qu’au niveau du marché des transactions foncières. En instaurant différents changements légaux et institutionnels, la privatisation ne fait pas seulement qu’entraîner un transfert de la propriété et la gestion de ressources naturelles collectives en direction du marché ; elle accentue également les divisions entre ceux qui bénéficient de ce processus, ou sont vus comme en bénéficiant, et ceux qui sont laissés pour compte.

De plus, les tentatives entreprises par les États africains en vue de standardiser et de formaliser non seulement les droits coutumiers mais aussi les transactions foncières semblent donner des résultats peu convaincants, notamment en raison de leur faible capacité administrative et des coûts prohibitifs liés à l’enregistrement des transactions. Cette situation est également liée à la difficulté de transposer un ensemble de droits, reliés à des parcelles dont les limites sont floues, sous forme de titres fonciers bien déterminés (Lentz 2006 : 26).

À partir de la fin des années 2000, le Mali a été, comme plusieurs pays africains, visé par le phénomène des investissements agricoles à grande échelle, cédant de vastes superficies à des investisseurs privés ou publics, étrangers ou nationaux, particulièrement dans la zone irriguée de l’Office du Niger (Adamczewski et al. 2012 ; Coulibaly 2017). Les réformes foncières sur lesquelles s’appuient ces transferts, de même que la mobilisation paysanne face à cet accaparement des terres agricoles, sont discutées dans les sections 3.3.4 et 3.3.5.