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Une stratégie plutôt qu'une méthode

Mon approche du terrain tient pour beaucoup de l'anthropologie. Je rejoins sur ce point Béatrice Collignon lorsqu'elle a étudié la toponymie chez les Inuit. Son approche relevait de l'observation participante qu'elle décrit, en se référant à H. R. Bernard, comme une stratégie qui facilite la collecte des données plutôt que comme une méthode179. Dans mon cas, il ne s'est pas seulement agi de loger chez l'habitant pour mieux l'observer. Il m'a fallu progressivement me faire une place à Ayoun El-Atrouss et dans les localités avoisinantes, ou plutôt accepter la place que l'on m'a attribuée180. Même avec du recul, il est très difficile de savoir quelle fut cette place. Qui étais-je, un jeune étudiant venu de France avec une bourse pour étudier la vie dans la bediyya et en faire une thèse ? C'est du moins l'image que je me suis efforcé de donner, mais j'ai deviné que j'étais tantôt el-jessouss (un espion), tantôt celui qui écrirait le nom de telle tribu, telle famille ou tel village dans un livre, leur facilitant ainsi la reconnaissance de leur existence et le passage à la postérité. Je fus aussi l'envoyé des bailleurs de fonds étrangers et donc potentiellement porteur d'un projet d'aménagement ou d'un financement, mais au fond, je suis resté le sociologue ou l'anthropologue déjà passé dans la région et qui a déjà interrogé tel vieux sage. Je suis de passage et on m'a poliment ouvert la porte car, comme dit le proverbe maure, “l'épine de l'étranger ne pique pas”. Elle s'en va quand l'étranger s'en va. Bien que je sois convaincu d'avoir noué des liens d'une tout autre nature avec certains Mauritaniens, je suis resté l'étranger de passage et c'est depuis cette position que j'ai tenté de mettre en place les conditions favorables à la collecte des informations que je cherchais. Avant toute enquête systématique, j'ai progressivement établi des contacts dans divers villages. J'ai rencontré certaines personnes intéressées par mon travail et qui m'ont donné quelques clés et quelques compléments d'information. À chacune de ces visites que Béatrice Collignon qualifie de “visite de courtoisie“181, j'ouvre les oreilles et pose mes questions. Tous les interlocuteurs savent que ce n'est pas qu'une visite de courtoisie, mais tout le monde feint avec bienveillance de l'ignorer.

179 Béatrice Collignon, Les Inuit. Ce qu'ils savent du territoire. 1996, Paris : L'harmattan, p 60. 180 Sophie Caratini, Les non-dits de l'anthropologie, op. cit.

Un cadre informel pour la collecte des données

La phase de préparation ne s'est pas arrêtée au début des enquêtes par questionnaire ou par entretien. Elle s'est prolongée durant tout le travail de terrain. C'est elle qui a orienté les enquêtes et qui a facilité leur interprétation. Outre ces “visites de courtoisie”, chaque journée passée sur place était propice à l'approfondissement de la recherche. Chez Béatrice Collignon, les principales sources tenaient dans “l'observation de comportements, des phrases allusives, des déclarations à brûle-pourpoint, le tout relevé au cours d'innombrables conversations à bâtons rompus”182. Dans ma situation, les voyages en taxi collectif, les discussions dans les boutiques et toutes les rencontres hasardeuses ont permis cette observation. Pour chaque lieu, j'avais développé des stratégies adaptées.

Cette méthode informelle convenait particulièrement à l'appréhension des lieux de convergence comme la boutique, l'adresse et le bureau. Chacun de ces sites ne devenait lieu qu'à certains moments. Lieu public, son accès pour l’observation a été relativement aisé. Les conversations permettent de sentir l'ambiance qui règne dans la ville. Comme je ne disposais pas de radio et que les journaux n'arrivent qu'épisodiquement à Ayoun (seul le Calame est disponible régulièrement), certaines d'entre elles se sont révélées être notre première source d'information sur l'actualité nationale et internationale. Comme pour les Mauritaniens, les boutiques m'ont surtout servi de porte d'entrée vers les villages où je devais me rendre. C'est là que commençait l'enquête et que je posais mes premières questions. C'est là que j'apprenais qui assurait la liaison quotidienne, qui était sur place, qui de la localité était propriétaire d'une ou de plusieurs boutiques, etc. En revanche, l'adresse existe quand, en même temps, le propriétaire y réside et y reçoit. Par conséquent, il faut soit être présent à ce moment, soit se faire expliquer ce qui s'y passe. La difficulté est donc grande. Dans le premier cas, la présence de l'observateur modifie le déroulement de la rencontre et dans le second, la source d'information est indirecte. C'est à la fois le hasard et la patience qui permettent d'assister à ces rencontres. Ce privilège rare constitue une source de première qualité pour peu que l'on parvienne à connaître l'identité des protagonistes, leur rôle et la teneur des discussions.

L'existence des sièges est plus constante et plus accessible. Un bureau a, plus ou moins, des horaires d'ouverture régulières. La rencontre d'un responsable d'ONG, d'un maire ou d'un fonctionnaire est toujours possible. Cependant, l'intérêt de ces lieux ne tient pas seulement dans la présence du responsable, mais dans la possibilité de la rencontre entre, par exemple, lui et un membre d'un groupe tribal. La nature des échanges qui s'y déroulent alors gagne en intérêt mais ne permet pas toujours la présence de l'observateur étranger (négociation des listes de candidatures, négociation pour l'attribution de financement). Comme pour l'adresse, ce n'est que par hasard qu'il peut en saisir quelques éléments. Dans ce cas, seules les sources indirectes sont exploitables. Il est parfois possible de discuter avec l'un des témoins ou l'un des acteurs de la rencontre. Il est également possible de trouver des comptes-rendus dans les journaux en fonction de l'importance de la réunion.

Le puits au fil des saisons

L'observation d'un lieu-noyau se déroule plutôt dans la durée alors que celle des précédents types de lieu est ponctuelle. Pour prendre sa valeur heuristique de phénomène spatial total, il doit être appréhendé dans des temps plus longs. Les différentes phases du lieu s'étalent sur une année. L'hivernage, khrif, de juillet à septembre, rassemble tous les ressortissants en congés, la période froide shteu, de octobre-novembre à mars-avril, ceux qui travaillent à proximité et la période sèche et chaude, seif, d'avril à juillet, ceux qui sont indispensables à l'entretien des animaux. L'observateur ne peut donc se contenter d'étudier le lieu durant une seule de ces saisons. Notre travail se base sur trois séjours. Le premier de décembre à avril 2003 nous a permis d'entrevoir shteu et le début de seif. Le second séjour s'est déroulé d'août à décembre 2003 et le dernier, plus court, d'août à septembre 2004. Nous avons ainsi pu observer une même région et un même lieu durant les trois saisons.

Le choix de ce lieu a suivi quelques critères objectifs pour qu'il permette de saisir le plus de dimensions possibles du pouvoir politique : disposer de plusieurs puits cimentés, avoir des représentants politiques en ville et être ou avoir été l'objet de projets d'aménagement. Le village de Vaugouz correspond à ces critères, mais il serait trompeur de laisser penser que ce choix n'a été le fruit que d'une grille d'évaluation classant les critères. Observer un tel lieu nécessite d'être accueilli et surtout de s'y sentir à l'aise. Un chercheur peut difficilement faire du bon travail sans un minimum de

confort affectif et c'est à Vaugouz que je me suis senti le mieux reçu. Dans ce village, j'ai vécu les trois saisons, les périodes de fêtes, les jours de marché et les périodes électorales. J'y ai croisé les bergers des alentours, les habitants “permanents”, leurs familles venues en visite et les hauts-fonctionnaires de la capitale.

De la brousse à la ville plutôt que l'inverse

L'observation de ce lieu-noyau est le cœur de mon travail de terrain. En amont du choix de cette méthode, il y a le chercheur et en aval, les résultats de la recherche. Certains chercheurs sont plus à l'aise à Nouakchott et c'est depuis la capitale qu'ils perçoivent la Mauritanie. Originaire des bocages normands, je n'ai jamais vraiment supporté cette ville. En revanche, il n'y a jamais rien de plus stimulant pour moi dans ce pays que de quitter la ville en fin d'après-midi pour aller passer la nuit à discuter autour du thé dans un village alentours. Aussi, c'est à partir des margelles du puits que j'ai commencé à saisir ce qui se passait en ville. Le contact y a toujours été plus simple. Dans la bediyya, il n'y a pas de sonnette, de secrétaire ni de gardien. La porte, quand il y en a une, est ouverte, même si elle est encore plus grande ouverte avec une recommandation. Autour du puits, métaphore du lieu, j'ai pu m'entretenir des Mauritaniens d'horizons différents, mais c'est également à partir de là que j'ai tissé les contacts avec les membres du groupe tribal habitant Nouakchott. Sans ce détour par la bediyya et leur village d'origine, ces derniers ne m'auraient peut-être pas aussi bien accueilli.

Choisir cet itinéraire a probablement préfiguré les conclusions de ce travail. Malgré les liens sociaux qui lient la bediyya à la ville, nous avons rencontré des Mauritaniens qui n’ont jamais vu la capitale. Tout percevoir depuis la bediyya ne contribue-t-il pas à en faire le centre du pouvoir politique ? Certainement, mais ce choix était déjà né de l'intuition, à défaut de l'hypothèse, que le centre n'était pas nécessairement à la capitale. Par ailleurs, cette approche permet de décentrer le regard porté sur ce pays et de faire le pendant aux autres études, non pour les contredire mais pour les compléter.

Figure 2 :

Limites des communes Communes rurales 0 30 km Limites de wilaya Limites de moughataa N'Savenny Agjert Doueirera Benaman Oum Lahyadh Timzin

Hassi Ehel Ahmed Bichna

Koubenni

Koubenni

Figure 2 : Localités prises en compte dans l'étude

Ayoun el-Atrouss

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