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Les lieux de décisions comme éléments de la centralité ?

Ceci nous amène à ne pas rechercher la centralité seulement dans le centre de l'État. La prise en compte des modes d'action politique des groupes tribaux peut permettre d'envisager autrement la centralité. Si le centre de la matrice ne peut être considéré comme le centre du pouvoir politique, les lieux de réunions et de prises de décision des groupes tribaux sont des éléments potentiellement révélateurs de la dimension spatiale de la centralité politique. Nous tenterons pour ce faire de répondre à la question “Où se prennent les décisions et quel est leur champ, spatial et politique, d'application ?” La question sous-entend que le centre est un lieu dans lequel se rencontrent des individus ou des groupes qui prennent des décisions concernant l'action administrative et l'action politique. La mairie est par exemple un lieu où se tient le conseil municipal qui prend

des décisions dont le champ d'application s'étend à tout le territoire de la commune, mais en amont des réunions qui se tiennent dans le site central, se tiennent d'autres réunions impliquant des groupes tribaux qui sont parfois déterminantes et influencent les décisions prises dans le centre. Le centre pourrait aussi être le lieu d'où partent des impulsions politiques. Ce rapport entre le site de la prise de décision et son champ d'application nous amène à revenir sur notre acception du lieu dans un espace mobile.

Le lieu ne correspond pas à l'échelle locale

Dans le dictionnaire de Roger Brunet le local est défini comme “tout ce qui a trait au lieu” et “plus précisément, ce qui porte sur la dimension locale des questions sociales, politiques, économiques”193. Selon cette définition, le lieu dans son approche locale ne concerne que son propre espace. Il est envisagé comme relativement autonome. Il est “l'espace de la plus petite échelle caractérisée par l'existence d'une société complète”194.

Cette acception du lieu qui rejoint la notion d'autonomie politique et économique du local relève plutôt d'un rapport sédentaire à l'espace et correspond au village d'Afrique noire tel qu'il est décrit par de nombreux auteurs. Au Congo, “le local [est défini] dans l'organisation administrative du territoire (...) comme une entité économique autonome, déconnectée du centre et qui jouit d'une large autonomie politique, économique et financière”195. Au Burkina Faso, le village peut être envisagé comme une institution durable et comme une unité socio-politique et territoriale196.

Les lieux-noyaux de l'Est mauritanien ne correspondent pas à ces définitions. Le lieu- noyau est certes approprié exclusivement par le ou les groupes tribaux qui l'habitent, mais le groupe tribal ne peut se réduire à ce lieu. Il est son point de ralliement mais pas l'unique élément de sa territorialité. Le lieu-noyau n'est pas auto-administré puisque son existence politique est dépendante de sa relation avec les lieux de convergence dans lesquels est présent son groupe tribal. Par conséquent, nous ne pouvons placer une limite entre ce qui relève de l'interne au lieu et ce qui lui serait externe. Ceux qui habitent à l'extérieur sont aussi à l'intérieur. Le lieu de l'Est mauritanien ne peut être

193 Roger Brunet, Local, Les mots de la géographie : dictionnaire critique. Reclus, Paris, 1993, p 279. 194 Michel Lussault, Local. In Lévy Jacques et Lussault Michel (dir). Dictionnaire de la géographie. Paris

: Belin, 2003, p 572-574.

195 Edmond Ziavoula Robert, L'échelle locale dans l'organisation administrative du territoire congolais, In

Jaglin Sylvy et Dubresson Alain (dir), Pouvoirs et cités d'Afrique noire. La décentralisation en question. Paris : Karthala, 1993, p 35.

réduit à l'échelle locale. Nous pouvons le représenter comme un axe vertical sur lequel s'empilent des couches horizontales correspondant aux autres échelles. La substance sociale qui fait le lieu se compose d'individus d'un même groupe tribal qui peuvent agir à l'échelle de la région, de l'État et à l'étranger et ce qui s'y passe peut avoir des répercussions sur le lieu. Il apparaît autant comme un fait local qu'un fait international ce qui nous amène à reconsidérer l'articulation national/local. De même que nous ne pouvons envisager le centre et la périphérie comme deux entités spatiales distinctes, nous ne pouvons envisager de séparer ce qui est local de ce qui est national en attribuant le local aux lieux de la bediyya et le national à Nouakchott.

Dans le groupe tribal, les décisions sont prises en général par la gemaa, mais le champ d'application de ces décisions n'est pas le seul lieu-noyau. Elle n'est pas l'instance qui l'administre. Elle peut débattre et prendre des décisions concernant les actions de ses membres à la capitale et dont les répercussions sont nationales. C'est dans cette perspective que la question de la centralité peut être posée. Les décisions prises dans des lieux de la bediyya ont-elles une influence nationale qui dépasse le seul groupe tribal ? Pour répondre, nous distinguerons, parmi les sites des réunions, ceux situés dans la

bediyya et à Ayoun de ceux de la capitale. Les données sur lesquelles nous nous

appuyons sont des entretiens et des comptes-rendus de la presse. Le nombre de cas dont nous disposons est insuffisant pour établir des généralités, mais permet de dégager quelques types distincts de ces réunions.

Les réunions dans la bediyya…

Dans la plupart des réunions dont nous avons eu connaissance et se déroulant dans des lieux-noyaux de la bediyya, tout le groupe tribal s'y rattachant était impliqué. Ceux qui en sont éloignés en sont tenus informés ou sont consultés à son sujet. À Vaugouz, le village dont nous avons privilégié l'observation, deux exemples le mettent en évidence. D'abord, lors d'un conflit avec un groupe tribal voisin, des membres du groupe habitant à Ayoun ont été sollicités. Ils se sont rendus sur place pour envisager avec les résidents une résolution du problème. Ensuite, pour préparer les élections municipales censées ne concerner que ceux qui votent dans la circonscription, la gemaa a réuni la plupart des membres du groupe, revenus d'Ayoun ou de Nouakchott pour l'occasion. De même, à

Ayoun, lors d'un scrutin municipal, des habitants de Nouakchott sont venus assister aux réunions pour faire entendre leur opinion, mais aussi pour apporter un soutien moral aux candidats de leur groupe. À Vaugouz comme à Ayoun, les élections ne mobilisent pas seulement ceux qui votent. C'est tout le groupe qui est impliqué dans le scrutin.

D'autres réunions se tiennent dans la bediyya ou à Ayoun. Elles rassemblent de manière presque institutionnelle tous les membres d'une tribu ou d'une fraction pour traiter de leur orientation politique commune ou de leur stratégie vis-à-vis des choix du gouvernement mauritanien. Elles se déroulent en général dans des sites de la bediyya car il paraît plus aisé à ceux qui habitent la capitale de se rendre dans leur lieu-noyau que l'inverse. La gemaa des Oulad Nacer s'est déroulée en 2003 à Ayoun dans la maison de l'un d'entre eux. Chaque fraction que compte la tribu y avait envoyé des délégués. Certaines d'entres elles avaient organisé une réunion préalable pour décider de la position à adopter lors de la gemaa. Notons au passage que dans ces cas, les décisions prises à Ayoun peuvent résulter de décisions prises en amont dans la bediyya. La gemaa des Amar Taleb, une fraction des Oulad Nacer, se réunit en général à Hassi Ehel Ahmed Bichna ou à Agjert les deux principaux lieux-noyaux de ce groupe. À l'inverse, les cadres de la tribu des Oulad M'Barek de Mabrek (commune de Timzin) se réunissent plutôt à la capitale. D'après leur chef, cela permet de pallier leur trop grande dispersion. Mais ce dernier, resté dans la bediyya, n'en est pas moins consulté.

Toujours tenues loin de Nouakchott, certaines réunion de groupes tribaux se positionnent sur les actions menées ou les positions adoptées par des membres de leur groupe à la capitale. Les Oulad Ammy ont ainsi désavoué l'action de leurs représentants durant la préparation de la campagne présidentielle197. De même, lors de leur gemaa en 2003, les Oulad Nacer ont dénoncé l'attitude de l'un des leurs après le coup d'état198. Ces deux exemples soulignent bien qu'il est difficile de dissocier ce qui concerne l'échelle locale de ce qui concerne l'échelle nationale. Ils révèlent également un autre phénomène. Toute action des représentants d'un groupe tribal à la capitale n'est pas coupée du lieu-noyau. De la même manière, les réunions qui se tiennent à Nouakchott ne sont pas indépendantes de ce lieu.

197 Le Calame n°415 du 21 septembre 2003 198 L'Authentique n°135 du 19 septembre 2003

… comme les réunions à la capitale ne permettent pas de localiser la centralité du pouvoir politique.

Ces dernières traitent, sur le plan politique, de la stratégie électorale, du choix de passer à l'opposition, des membres à proposer pour des nominations aux plus hautes fonctions de l'État. Les décisions qui y sont prises peuvent avoir des conséquences sur la composition du gouvernement. Néanmoins cela ne signifie pas que les décisions s'y prennent indépendamment du reste du groupe résidant dans la bediyya. D'une part, des prises de position peuvent être désavouées comme dans les exemples précédents. D'autre part, les liens entre la ville et le lieu-noyau sont si étroits que les ruptures ne sont pas souhaitables. L'explication peut aussi se trouver dans la relation qu'entretiennent les membres d'un groupe entre les anciens et les jeunes. L'avis des premiers est souvent déterminant et comme ils ont tendance à demeurer dans la bediyya alors que les seconds habitent plutôt les villes, nous pourrions en conclure que le centre politique suivant la logique tribale se situe dans la bediyya.

Toutefois, poser que les anciens habitent la bediyya est un raccourci que nous devons expliciter. Nos entretiens portent essentiellement sur des hommes âgés de 40 à 60 ans, nés dans la bediyya et partis ensuite étudier et travailler à Nouakchott. Les parents de cette génération n'ont pas tous suivi leurs enfants à la ville. Beaucoup sont restés dans leur localité. Ceux de cette génération qui sont partis en retraite ne sont plus attachés par leur travail à la capitale. Certains y restent, d'autres reviennent dans leur localité d'origine ou bien habitent dans les deux suivant les saisons. Ceux qui ne sont pas encore en retraite sont souvent les plus actifs politiquement dans ce sens où ils occupent des fonctions politiques à la capitale. Ainsi, les plus anciens ont tendance à résider dans la

bediyya, même si beaucoup ont un pied-à-terre à Nouakchott, de sorte que ne pas

décider sans l'avis des anciens implique de ne pas décider sans l'avis de ceux restés dans la bediyya.

Néanmoins, tenir compte d'un avis ne veut pas dire le suivre. Lors de nos entretiens, nous avons relevé des avis contradictoires. Certains pensent que la position du groupe résident dans la bediyya est prépondérante et d'autres estiment que ceux de Nouakchott disposent d'une certaine autonomie. Le chef des Tenwajiou de Mabrek qui a occupé des fonctions importantes à l'époque du parti unique de Ould Daddah considère les cadres actuels comme les “nouveaux notables”. Les anciens doivent accepter leurs ordres du

jour mais ils conservent leur influence parmi eux. Le sénateur de la moughataa de Kobenni, un “nouveau notable”, est notamment le petit frère de ce chef. Dans une autre fraction, certains estiment qu'il vaut mieux laisser ceux de la capitale choisir leur stratégie, notamment lors des scrutins relatifs à la circonscription de Nouakchott car ils en maîtrisent mieux le contexte politique.

Par ailleurs, les délais d'organisation de certaines réunions ne permettent pas la consultation systématique de ceux restés dans la bediyya. Ces réunions nouakchottoises se tiennent en général chez celui qui en a eu l'initiative ou chez le plus ancien du groupe présent. En une semaine, il peut réunir tous les membres conviés de la capitale. Les téléphones portables permettent alors de joindre ceux de la bediyya qui ne peuvent s'y rendre, mais lorsque des décisions sont prises sans ces consultations, elles sont présentées au reste du groupe. Celui-ci peut comme nous l'avons vu manifester sa désapprobation. Chez les Amar Taleb, les réunions de Nouakchott sont suivies par l'envoi d'une délégation dans leurs deux principaux villages, Hassi Ehel Ahmed Bichna et Agjert, qui doit rendre compte des décisions prises.

Cette relation entre les anciens de la bediyya et les plus jeunes de la ville rejoint les problèmes posés par l'impossibilité de dissocier la ville de la bediyya et de localiser un centre et une périphérie. Cela nous amène à approfondir la nature des liens tissés entre les différents ressortissants d'un même noyau, ceux qui habitent principalement la

bediyya et ceux qui habitent principalement la ville.

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