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La faiblesse des ressources économiques des lieux de la bediyya

Dans la première partie, nous avons avancé qu’une part conséquente des revenus de la Mauritanie provenait des aides extérieures. Le commerce, les rentes de la pêche et la vente du minerai de fer sont d’autres ressources pour les Mauritaniens. En revanche, la production et la commercialisation de cette production constitue moins une source d’enrichissement. Dans l’Est de la Mauritanie, cette tendance est encore plus nette. Les seules potentialités dont disposent les localités de cette région sont l’agriculture et l’élevage, mais elles ne sont pas suffisantes pour appréhender les lieux de la bediyya sous l'angle du territoire-ressource.

Des cultivateurs dépendants

Dans la bediyya, l’agriculture se présente sous deux formes. Dans la plupart des localités prises en compte dans notre étude sont associées la culture des jardins, zribe, situés à proximité d’une batha, irrigués par l’eau d’un puits et la culture de champs,

lehlithe, situés en amont d’un barrage et mis en culture quand l’eau de pluie retenue

commence à se retirer. C’est l’agriculture de décrue derrière barrage. Les jardins sont à proximité de la localité et les champs souvent distants de un ou plusieurs kilomètres. Les deux sont découpés en parcelles distribuées entre les habitants de la localité. Les parcelles appartiennent souvent à des Beidhan, mais ce sont presque toujours les haratin qui les cultivent. Les champs donnent des haricots et du mil et les jardins, des oignons, des salades, des tomates, mais ces récoltes ne fournissent qu’un appoint à l’alimentation des localités et un revenu complémentaire pour ceux qui cultivent. Par ailleurs, champs et jardins nécessitent des aménagements que les seuls cultivateurs ne peuvent financer. Les revenus tirés de l’agriculture ne peuvent constituer l’essentiel des ressources des habitants de la localité.

Les adwaba

La seconde forme est celle des adwaba. Dans ces localités habitées exclusivement par les haratin, l’agriculture est la principale activité de production. Elle est accompagnée de l’élevage de quelques bovins, d’ovins et de caprins qui ne nécessitent pas de transhumances. Les adwaba sont plus nombreux dans le Sud de la wilaya et notamment dans la moughataa de Kobenni où les précipitations sont plus élevées, mais nous nous sommes essentiellement intéressés à ceux situés autour d’Ayoun et dans la commune de Hassi Ehel Ahmed Bichna. Parmi les localités prises en compte lors de notre enquête le long de la route goudronnée, une seule est un debay (singulier d’adwaba). Il s’agit de Havrat Adressa.

Les groupes qui se rattachent à ces adwaba sont pour la plupart dépendants d’un groupe tribal de Beidhan. Malgré leur statut d’affranchis, les haratin demeurent liés à leurs anciens maîtres. Leur émancipation spatiale ne correspond pas toujours à leur émancipation sociale. Les habitants de la wilaya attribuent chaque debay à une fraction particulière. Sawena est considéré comme lié aux Abdul Wahab. La toponymie révèle également cette dépendance. Le nom de certains adwaba comportent le terme “debay”

précédé ou suivi d’un nom de localité ou du nom d’une fraction. Debay N’Savenny est un debay qui dépend du village de N’Savenny et Debay Ehel Amar Taleb dépend de la fraction des Amar Taleb. Le lien de subordination est plus net dans le discours des supposés maîtres. Ils considèrent ces localités comme “leur debay”et les habitants comme “leurs haratin”. Il semble en fait que ce sont surtout le barrage et la partie cultivée qui sont revendiquées par les anciens maîtres.

Sur le plan économique, les adwaba sont en mesure de couvrir une grande partie de leurs besoins, mais pas la totalité. Les revenus de leur production ne les mettent pas à l’abri de la sujétion. D’une part, lors des distributions d’aides alimentaires, les habitants des adwaba sont dépendants de ceux qui les recensent et qui contrôlent la répartition des denrées. Ces derniers sont souvent leurs anciens maîtres. D’autre part, les investissements pour installer une pompe à pied, à main ou éolienne ou pour construire et réparer un barrage sont trop lourds pour être assumés par les seuls habitants. Il leur faut recourir à une autre aide. En l’absence de soutien de la part de leurs proches, la solution passe souvent par les anciens maîtres.

Dans l’Est mauritanien, l’agriculture ne constitue pas une source de richesse suffisante pour assurer l’autonomie des agriculteurs. Même lorsqu’ils se regroupent dans des villages et pour cultiver les mêmes champs, ils ne peuvent se passer d’un soutien en dehors du village. Ce soutien n’est pas un échange marchand entre leur production et des biens de consommation, mais plutôt un échange entre allégeance et protection. Par ailleurs, les agriculteurs sont placés dans des rapports de subordination avec ceux qui possèdent la terre ou avec ceux qui les soutiennent. Certes, l’agriculture procure des revenus à certains, mais elle ne constitue pas un enjeu majeur du pouvoir politique. La possession de terres cultivables et leur mise en valeur n’est pas la condition de l’accès au pouvoir. Elle n’est pas un moyen de production à s’accaparer pour s’enrichir. Alors pourquoi les Beidhan revendiquent-ils toujours la propriétés des surfaces cultivées ? Nous émettons l’hypothèse qu’ils s’agit de contrôler ceux qui produisent plutôt que la production. Protéger et/ou contrôler ceux qui produisent permet de s’accaparer le soutien d’une grande partie de la population et ainsi de pouvoir prétendre à l'accès au pouvoir politique.

L'élevage, une pratique sociale autant qu'économique

L’élevage présente la même configuration dans le sens qu'il rapporte plus en termes de reconnaissance sociale qu’en termes de recettes, mais à l’inverse de l’agriculture, il occupe une place plus prestigieuse dans l’imaginaire de la culture maure. Par ailleurs les éleveurs ne constituent pas une catégorie aisément identifiable. Ce ne sont pas exclusivement des haratin car les Mauritaniens, de près ou de loin, “sont tous des éleveurs”224. Soit ils possèdent, ou ont possédé, des animaux, soit ils s’en occupent directement. Nous avons vu dans le chapitre 6 l’importance sociale et culturelle de l’élevage. Toutefois, nous devons ici mieux cerner son rôle économique. Durant la sécheresse du début des années 1970, une grande partie du cheptel a disparu et de nombreux éleveurs ont été ruinés. Les riches commerçants et fonctionnaires ont alors profité de la chute des prix du bétail pour constituer leur troupeau225. Ils sont devenus

propriétaires des animaux et salarient des bergers, pas uniquement des haratin, pour s’en occuper. Parmi ces grands propriétaires, certains tirent des revenus de l’élevage, mais pour beaucoup il s’agit d’une activité complémentaire. Ils sont riches donc éleveurs et non riches parce qu’éleveurs. Il existe aussi des éleveurs qui sont propriétaires de leur troupeau et qui vivent presque uniquement de cette activité. Malgré toute la noblesse d’un bédouin parcourant les pâturages, perché en haut de son chameau, l’activité de l’élevage est aujourd’hui réservée aux groupes les plus éloignés du pouvoir politique. Ces éleveurs et les bergers sont les deux catégories sociales qui ne vivent presque que de l’élevage.

Les seconds sont souvent des salariés, même si une partie de leur salaire leur est payé en nature. Cependant, ce salaire n’est pas qu’une partie de la valeur ajoutée issue de l’élevage en tant que production. Ce ne sont pas que les revenus de cette activité qui permettent aux propriétaires de les rémunérer. Le salaire versé est en grande partie issu des revenus des activités commerciales, politiques, et salariées exercées ailleurs que dans la bediyya. Le berger ne vit pas de l’élevage, mais des autres activités de ceux qui possèdent les troupeaux. Dans une localité dont la vocation première est l’élevage selon le recensement de 1988, la plupart des résidents exercent une activité liée à l’élevage.

224 Discours du ministre de développement rural et de l’environnement, Ayoun, avril 2003.

225 Pierre Bonte et Abdel Wedoud Ould Cheikh, Production marchande et production pastorale dans la

société maure, Contempory nomadic and pastoral people Africa and latin America studies, in Third Word societies, Washington, 1983, n° 17, p 31-56.

Pourtant ce n’est pas lui qui génère les revenus, mais les liens du lieu-noyau avec les lieux de convergence.

La tribu qui nomadise au Nord de Vaugouz possède un cheptel réputé important qui constitue un capital conséquent226. Néanmoins, elle ne peut se contenter d’élever des animaux autour de son campement. Elle a besoin de se connecter à des lieux de convergence. Ainsi, quelques-uns de ses membres se sont installés à Vaugouz où ils pratiquent un peu le commerce. Un autre gérait une boutique à Ayoun puis est parti à Nouakchott. Cette connexion par le commerce demeure insuffisante. Lorsqu’ils recherchent de meilleurs pâturages, ils doivent négocier avec ceux qui contrôlent ces pâturages. Ils doivent ainsi demander l’hospitalité aux Oulad Chbeichib et se placer sous leur coupe. D’autre part, ils ont parfois besoin de financements pour entretenir ou construire des puits cimentés. Ces financements ne sont disponibles que par l’accès à un lieu de convergence. Or aucun d’entre eux ne possède de maison à Ayoun. Lorsqu’ils s’y rendent, ils n’y passent souvent que la journée car ils n’y ont pas de pied-à-terre. Isolés, ils sont en position de faiblesse malgré la richesse de leur cheptel.

Qu’elles aient une vocation pastorale ou agricole, les localités ne peuvent vivre exclusivement de ces activités. Les revenus qu’elles procurent par la commercialisation des produits ne suffisent à couvrir leurs besoins. La richesse d’un groupe tribal dépend moins de son territoire-ressource et de sa capacité à produire et à commercialiser à partir de son noyau que dans sa capacité à se procurer des revenus dans les villes.

L'attraction économique de la capitale

En ne tenant pas compte des éleveurs qui s’occupent directement de leurs animaux, nous constatons que beaucoup ne résident pas en permanence dans les localités de la

bediyya. Ce sont pourtant ces résidents intermittents, s’occupant de leurs animaux à

distance, qui contribuent, de par l'activité qu'ils exercent en ville, à l’aménagement de leur localité.

226 Il est extrêmement difficile de connaître la quantité exacte d’animaux possédés par un éleveur, notre

La bediyya durant shteu et seif

Pendant la période de l’hivernage, la quasi-totalité des habitations des localités situées dans la bediyya est occupée. En revanche, à partir de la rentrée scolaire d’octobre, qui correspond au début de la saison froide, shteu, la bediyya commence à se dépeupler. Le phénomène est sensible en ce qui concerne les 41 localités recensées le long de la route goudronnée. Pour chacune d’entre elles nous avons estimé la proportion des habitations occupées durant la saison froide et la saison sèche, seif.

Pendant la saison froide, pour 13 des 41 localités, le taux d’occupation des habitations est inférieur ou égal à 50% et pour 23, soit plus de la moitié, ce taux est inférieur ou égal à 75%. Pendant la saison sèche, ce sont 23 localités qui sont à moitié vides et 5 sont totalement désertées. Sur l’ensemble, le taux d’occupation est de 67% en saison froide et de 53% en saison sèche. Les localités prises ici en compte ne sont peut-être pas représentatives de toutes les localités de la wilaya. Toutefois, la tendance semble suffisamment nette pour affirmer que les localités se vident d’une grande partie de leurs habitants une fois l’hivernage terminé. Durant la saison froide mais surtout durant la période sèche, les conditions de vie dans la bediyya deviennent plus dures. Les animaux donnent moins de lait, la végétation disparaît progressivement et l’eau se raréfie. Ceux qui restent sont donc en général ceux qui ont besoin de rester. Ce sont les agriculteurs et ceux qui s’occupent quotidiennement des animaux. Ce sont aussi des petits commerçants ou des fonctionnaires. Les autres exercent une activité en ville. Pour au moins un tiers des habitations, donc des ménages puisque chaque habitation correspond en général à un ménage, les revenus proviennent de la ville.

En février 2003, le village de Vaugouz comptait 45 hangars. Seuls 28 étaient occupés. 11 ménages résidaient à Ayoun et 6 à Nouakchott. Cette proportion correspond à la moyenne observée sur les 41 localités. Les enquêtes menées dans ce village révèlent un autre facteur incitant à s’installer en ville. Dans de nombreuses situations, l’homme pourrait aller travailler à Ayoun et le reste de la famille continuer d’habiter à Vaugouz. Pourtant, toute la famille migre parfois. Cela est lié à la scolarisation des filles au collège et au lycée. Dans la moughataa d’Ayoun, seul le chef-lieu dispose de ces institutions scolaires. Les familles dont les filles y suivent leur scolarité quittent leur village. Les garçons sont plus facilement confiés à des proches résidant à Ayoun, mais les filles ne peuvent être laissées “seules”. La résidence en ville du ménage n’est donc

pas seulement liée à l’exercice d’une activité professionnelle, mais seuls ceux qui restent dans la bediyya en permanence y exercent leur activité.

Le retour économique au terroir

La nécessité pour les habitants de la bediyya de trouver du travail ailleurs que dans leur localité s'est traduit depuis la sécheresse du début des années 1970 par une migration massive vers la capitale. Aujourd’hui malgré le chômage, Nouakchott est toujours aussi attractive. L’intérieur du pays ne permet pas de procurer des revenus suffisants. C’est en partie en réaction à ce phénomène que, depuis son arrivée au pouvoir, le président de la république a mis en place le “retour au terroir”. Le terroir n’est pas ici compris une référence identitaire mais comme un site de production. Cette opération annuelle se déroule en fin de saison sèche et en début d’hivernage. Elle consiste à acheminer des chômeurs résidant à la capitale vers l’intérieur du pays pour les faire travailler dans les champs. L’objectif affiché est de donner du travail et d’inciter au retour pour résoudre le problème du chômage à Nouakchott, mais le retour demeure saisonnier. En 2003, le gouvernement annonçait avoir transporté 15000 personnes en mobilisant 129 camions pour les seules régions de l’Est227. L’importante publicité faite autour de cette opération nous laisse penser que l’objectif est au moins autant politique qu’économique. Elle cherche à lutter contre la trop forte attractivité de la capitale, mais nos enquêtes montrent que sitôt l’hivernage terminé, les villes redeviennent des centres économiques dans ce sens qu’elles sont le moyen privilégié pour trouver du travail. L’ampleur et la régularité de l’opération ne confirment-elles pas qu’une grande partie de ceux qui habitent la bediyya rejoignent ensuite la ville pour s’y procurer un revenu ?

Nature et utilisation des revenus du centre

Une fois posé qu’une part des revenus, variable selon les localités mais toujours indispensable, provient d’ailleurs et notamment des villes, nous devons chercher à savoir quels sont ces revenus et à quoi ils servent. Revenons pour cela à nos puits. Le forage d’un puits cimenté coûte au minimum 200 000 ouguiya, la monnaie mauritanienne, alors que le salaire mensuel d’un berger ne dépasse pas 10 000 et que

celui d’un enseignant avoisine 20 000. Le mode de financement d’un tel aménagement nous renseigne sur les origines des revenus de ceux qui le prennent en charge.

Prenons l'enquête sur les puits et les neuf puits en ciments de la batha de Vaugouz (ils étaient sept en février 2003). Hormis le premier, qui date de la colonisation et qui est l’œuvre de l’administration française, chacun des huit autres a été foré à l’initiative d’une famille qui habite le village (ou l’habitait au moment du forage) et qui y est présente durant l’hivernage. Cette famille en est reconnue comme propriétaire. Ces huit puits sont postérieurs à 1990. Hors hivernage, seuls les propriétaires de trois d'entre eux sont présents à Vaugouz. Quatre habitent Ayoun et un à Nouakchott, mais seuls deux exercent leur activité à Vaugouz ou dans la bediyya avoisinante. Pour certains, ce sont les enfants qui contribuent aux revenus de la famille. Les autres exercent à Ayoun, pour deux d’entres eux, à Nouakchott pour un seul et à l’étranger, un aux État-Unis et deux aux Emirats Arabes Unis. Ils exercent en général dans la fonction publique. Ceux qui sont à même de financer un aménagement hydraulique sont donc reliés à une ville où ils travaillent. Nous ne pouvons affirmer que cet exemple soit parfaitement représentatif, mais les puits qui y ont été forés sont les aménagements les plus simples et les moins coûteux. Dans les localités équipées de sondages profonds de plus de 50 mètres ou de châteaux d’eau avec réseau d’adduction, les besoins sont plus élevés et nous pouvons supposer que les liens financiers avec les villes ne peuvent y être inférieurs. C'est donc dans la relation à la ville que nous devons chercher suivant quelles modalités les financements parviennent au bord du puits.

L’argent des programmes de développement : des revenus dépendant

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