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Le groupe tribal dépasse l'opposition ville/bediyya

L'action collective de la tribu ne se traduit pas seulement par une expression collective. Elle nécessite des actions individuelles de ses membres. Les membres d'une tribu qui résident dans les centres politiques peuvent intervenir en faveur de leur tribu, mais pourquoi le font-ils ? En tant qu'entrepreneurs politiques, certains ont des intérêts personnels à faire valoir, mais tous n'agissent pas seulement suivant ces intérêts.

Distance et moyens de communication

Lorsque nous posons la question de savoir lequel du lieu-noyau ou du lieu de convergence impulse la dynamique politique, nous omettons de questionner la distance

qui sépare ces lieux. Le groupe tribal assure un continuum social entre les différents lieux qu'il occupe. Néanmoins, ce continuum nécessite une communication entre les membres pour franchir la distance qui sépare.

Le premier moyen de communiquer est de se déplacer pour se rencontrer. La route goudronnée et l'automobile permettent aujourd'hui de parcourir la distance entre Ayoun El-Atrouss et Nouakchott en une journée. Les membres d'un groupe qui habitent Nouakchott peuvent se rendre à Ayoun pour une réunion politique qui ne dure que quelques jours puis regagner la capitale. La route permet une certaine réactivité dans la prise de décision puisqu'elle peut rapidement mettre en contact ceux du lieu-noyau et ceux du lieu-convergence. Par ailleurs, la route augmente la circulation et donc la fréquence des visites. Ceux qui habitent les localités situées à proximité de la route goudronnée voient passer et s'arrêter de nombreux voyageurs qui sont tous porteurs d'informations. Les informations qui circulent à Ayoun sont ainsi colportées le soir même dans les villages des alentours qui sont quotidiennement desservis.

Le second élément qui a accéléré la communication est le téléphone portable. Il permet une circulation plus rapide des informations. Ce qui n'est pas communiqué par la radio ou la télévision, l'est par le téléphone. L'évolution des prix, la situation du cheptel ou les informations nécessaires aux prises de décisions politiques sont rapidement connues. La nouvelle de la nomination du nouveau directeur du parc national du Banc d'Arguin en août 2003 est ainsi parvenue à Ayoun en quelques heures. De plus, le téléphone permet de consulter et de prendre en compte l'avis des membres d'un groupe qui ne peuvent se déplacer. Il permet d'organiser plus rapidement une réunion ce qui renforce la capacité des groupes tribaux à influencer les actions politiques dans les différents lieux.

Toutefois, les tribus n'ont pas attendu l'automobile et le téléphone pour coordonner leurs actions malgré la dispersion et l'éloignement de leurs membres. Un exemple nous a été rapporté par un Laghlal des environs d'Ayoun. La tribu des Laghlal est plus dispersée que celle des Oulad Nacer. Elle est notamment présente dans l'Adrar alors que les Oulad Nacer se concentrent dans le Hodh El-Gharbi. Cette dispersion les empêche d'organiser des gemaa semblables à celles des Oulad Nacer qui réunissent toutes les fractions. Lors des élections de 1956, malgré cette dispersion, tous les Laghlal de Mauritanie se sont donnés la consigne pour voter contre Horma Ould Babana. Dans ce cas la distance est maîtrisée alors que les moyens de communication étaient moins rapides que ceux

d'aujourd'hui. Ce n'est donc pas dans les moyens de communication qu'il faut chercher la nature des relations sociales qui permettent de combler cette distance.

Des relations entre obligation et dépendance

Pour une partie des actions que mènent les ressortissants d'une localité de la bediyya à Nouakchott, nous nous appuyons sur notre enquête sur les puits complétés par des entretiens avec de ces ressortissants à la capitale. La variété des aides qu'ils apportent est large. Elles peuvent être quotidiennes ou ponctuelles. Il peut s'agir de service ou d'argent. La plupart des aménagements d'infrastructures dans les localités sont assurés par ces ressortissants. Nous reviendrons dessus dans le chapitre 8. Le minimum qui est attendu d'eux est une aide matérielle. Ils doivent envoyer régulièrement de l'argent à leurs proches. Ils sont également sollicités ponctuellement, pour des frais de santé, de justice ou pour acheter des médicaments et des aliments pour le bétail. En dehors des aides financières, ils servent de point d'appui à Nouakchott. Si un autre habitant de leur localité veut s'y rendre, ils l'accueillent, l'hébergent, l'orientent et lui cherchent un emploi. Par ailleurs, ils sont tenus de faire suivre et d'appuyer les dossiers concernant des demandes de financement. C'est grâce à ce relais que les groupes tribaux peuvent agir autant dans leur lieu-noyau que dans les lieux de convergence.

La plupart des citadins de Nouakchott originaires de la bediyya avec lesquels nous nous sommes entretenus y sont nés. Ils appartiennent avant tout à leur groupe tribal. Si leur éloignement leur procure une certaine latitude d'action par rapport à ceux de leur groupe qui habitent la bediyya, ils ne peuvent néanmoins pas se soustraire aux décisions et à l'action collective de ce groupe et ne peuvent refuser un service. Dans tous nos entretiens cette obligation est mentionnée. Aucun individu ne peut échapper à sa famille. La plupart du temps les services demandés ne peuvent se refuser car ils sont formulés en fonction des capacités financières du ressortissant à Nouakchott. Ce dernier ne peut refuser parce que ceux de la bediyya savent qu'il est en mesure de répondre à la sollicitation. Il aurait ainsi l'obligation d'assistance et les autres l'obligation d'adapter leurs requêtes à ses capacités. Toutefois, l'individu reste soumis à de fortes contraintes. Ces relations de dépendance trouvent des explications dans les travaux des anthropologues précédemment cités (Caratini, Bonte, Ould Cheikh) et notamment dans les relations de parenté. Les cadets sont dans la dépendance des aînés. Cela vaut pour

des frères, mais cela peut valoir également pour des fractions d'une même tribu. À l'intérieur d'une tribu, il y a des branches aînées et des branches cadettes. D'autre part, les oncles maternels doivent aider les enfants de leurs sœurs199. Ces relations de subordination ne sont pas catégoriques de même que les généalogies ne sont pas données mais construites. De plus, les groupes de parenté sont des groupes dynamiques. Aussi, un individu peut s'affranchir de ces relations. D'après nos entretiens, les jeunes suivent le plus souvent l'avis des anciens. Cependant, les jeunes qui ont acquis une position sociale élevée grâce à leur poste dans l'administration ou dans le commerce peuvent parfois s'imposer et obliger les anciens à se rallier à leur avis.

En dehors de ces rapports hérités à la naissance, les liens matrimoniaux ont également de l'influence. Celui qui épouse la femme d'un groupe tribal, s'allie à tout le groupe. Ainsi, à Vaugouz, deux familles se sont installées à l'écart du village (un kilomètre). Les deux hommes ne sont pas de la fraction des Oulad Chbeichib dont c'est le noyau mais ils ont épousé deux femmes de cette fraction. L'un d'eux a creusé un puits en ciment à Vaugouz et apporte régulièrement son soutien politique et financier à ses habitants. Haut fonctionnaire, il est devenu un de leurs appuis potentiels.

Ces obligations liées à l'appartenance à un groupe et aux relations de dépendance se traduisent par des “pressions”. Le terme a été utilisé dans plusieurs de nos entretiens. Il renvoie à toutes les actions menées par les membres d'un groupe sur un des leurs pour l'obliger à agir selon la volonté du groupe. Pour l'essentiel, ces pressions consistent à menacer d'une mise à l'écart. La personne visée n'est plus invitée à participer aux réunions. Elle subit des vexations quotidiennes dans les préséances qui portent atteinte à sa dignité. Cette mise à l'écart peut s'avérer préjudiciable. Sans le soutien de son groupe, un individu ne peut s'en sortir qu'en intégrant un autre groupe. Ces pressions sont utilisées pour obtenir des aides, mais elles peuvent également être utilisées pour contraindre un membre à accepter une nomination. Lorsqu'un groupe tribal propose un de ses membres comme ministre ou lorsque l'État fait une proposition à un de ses membres, l'individu peut difficilement refuser de suivre l'avis de son groupe tribal. Il constitue un élément dans sa stratégie collective. Plusieurs de nos interlocuteurs qui occupent des fonctions comme ambassadeurs ou responsables d'institutions étatiques n'ont pas accepté leur poste uniquement selon leur libre arbitre. Leur choix a été

fortement influencé par l'avis de leur groupe. Inversement, un groupe peut faire pression pour que l'un de ses membres refuse un poste jugé comme une reconnaissance insuffisante. Ces pressions pour les problèmes de nomination mettent en lumière un phénomène non négligeable. Celui qui occupe une fonction dans l'État n'est pas nécessairement celui qui détient le pouvoir au sein du groupe. Prenons l'exemple d'un haut responsable du pouvoir législatif originaire des environs d'Ayoun. Il est considéré comme l'un des personnages les plus influents de la tribu et de sa fraction. Cependant, il reste dépendant des décisions de son beau-père. C'est ce dernier qui, bien que n'ayant pas de poste dans l'administration, semble le plus influent. Ainsi, le lieu-noyau, par l'intermédiaire d'une chaîne de liens qui placent les membres du groupe tribal dans des rapports d'obligation, peut être considéré comme proche du centre ou même, peut constituer un centre d'impulsion politique. Néanmoins, cette proximité de la centralité ne peut exister sans la présence active des membres du groupe dans les lieux de convergence.

Les liens entre les deux lieux sont tels qu'il est difficile de dissocier la bediyya de la capitale. Ce lien, qui se manifeste par des relations permanentes, visites, compte-rendu, consultation ou appels téléphonique, fait que tout ce qui se décide à Nouakchott n'est pas étranger à la bediyya. Aussi, nous nous attacherons dans les trois chapitres suivants à étudier le caractère incontournable des lieux de la bediyya. Ce caractère ne fait pas pour autant du lieu-noyau le centre du pouvoir politique. Nous avons rendu compte de l'impossibilité de séparer la bediyya de la capitale comme deux entités politiquement autonomes. De même, nous ne pouvons déterminer lequel exerce son influence sur l'autre. Cela ajoute, par le processus de décentralisation institutionnelle, à la difficulté de localiser le centre du pouvoir politique. C'est pourquoi, la spatialité de la centralité ne sera pas recherchée dans un lieu particulier mais plutôt dans la relation entre les lieux.

Chapitre 6 : Les lieux de la bediyya, au cœur des stratégies

d'appropriation

L'existence des lieux-noyaux est nécessairement liée à celle d'un groupe tribal. Sans lieu-noyau, pas de groupe. Il en est le haut-lieu. C'est là l'une de ses raisons d'être. Il en constitue le cœur, à défaut du centre. Un individu qui souhaite être socialement reconnu par son groupe doit être présent dans ce lieu, s'y montrer et y investir. Ce caractère indispensable du lieu dans la reconnaissance sociale se combine avec le besoin d'être soutenu par ce groupe pour jouer le rôle d'intermédiaire avec le sommet du pouvoir politique. L'appropriation d'un lieu est donc un élément préalable à l'existence politique autant qu'à la reconnaissance sociale ce qui en fait un enjeu incontournable du pouvoir politique. Cet enjeu se traduit par des actions d'appropriation qui relèvent à la fois de stratégies individuelles d'intermédiaires qui veulent s'affirmer en tant que représentants de groupes tribaux et des stratégies collectives de ces derniers. Dans les deux cas, l'appropriation permet de rendre visible l'existence sociale d'un groupe et la réussite individuelle des intermédiaires. C'est ainsi que nous pouvons interpréter la multiplication des localités recensées et leur densification le long des axes goudronnés comme une course à la représentation (Cf. fig. 3). Les stratégies foncières qui en découlent mettent en concurrence différentes sources du droit et différentes règles, les lois étatiques et les droits coutumier et musulman. L'étude de ces stratégies permet alors de saisir l'articulation des logiques étatiques et tribales qui renvoient chacune à une source juridique et à une démarche particulière. Dans cette optique, nous essaierons de comprendre comment se positionnent les lieux-noyaux des groupes tribaux en concurrence selon qu'ils suivent une démarche étatique ou une démarche tribale.

L'appropriation d'un lieu dans la bediyya est une condition de

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