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Hypothèses sur les manifestations du pouvoir politique

À partir de cette conception de l’État et des tribus, nous pouvons envisager comment les Mauritaniens agissent dans la sphère du pouvoir politique. Pour ce faire nous nous appuyons sur les auteurs qui ont en partie étudié les articulations entre les groupes tribaux et les structures étatiques (Jean-Louis Payen pour la période coloniale133, Pierre

131 op. cit, 201-209.

132 Mariella Villasante-de Beauvais, Parenté et politique en Mauritanie. Essai d'anthropologie historique.

L'Harmattan, Paris, 1998, 288 p. Alain Antil, op. cit.

Bonte et Abdel Wedoud Ould Cheikh que nous avons déjà cités et plus récemment Zekeria Ould Ahmed Salem et Mariella Villasante-de Beauvais ainsi qu'Olivier Pliez en Libye134).

Les intermédiaires politiques, entre la base et le sommet

Nous distinguons la base, le sommet et les intermédiaires. Au sommet se trouvent ceux qui ont des fonctions de pouvoir et qui peuvent exercer leur autorité, le Président de la République, le Ministre, le Préfet ou le Directeur de la délégation régionale d’un ministère. À la base se trouvent ceux qui n’ont que le droit de vote et dépendent de l’appui financier de ceux qui sont plus proches du sommet. Cette distinction n’existe pas nettement dans la réalité puisque la base n’est pas constituée d’un ensemble homogène d’individus et au sommet, tous dépendent d’autres individus. Entre les deux, les intermédiaires sont ceux qui cherchent à accéder au sommet et à augmenter leur pouvoir sur la base. En fait, tous, de la base au sommet, sont potentiellement des intermédiaires.

L’accès au sommet correspond à l’action politique. Il permet l’accès aux ressources et ainsi, à un rôle de distributeur de ces ressources. Cette distribution peut s’inscrire dans l’action administrative. La base, pour accéder aux ressources soutient un intermédiaire. Fort de sa représentativité, l’intermédiaire peut demander au sommet une part du pouvoir politique. Ce pouvoir lui permet d’accéder aux ressources et de les distribuer à la base qui continue de le soutenir. Le sommet, pour conserver le pouvoir, donne un accès aux ressources à un intermédiaire en le nommant à un poste dans le gouvernement ou l'administration pour qu’il redistribue à la base. Celle-ci continue de le soutenir et ainsi de soutenir le sommet. L’intermédiaire cherche à la fois le soutien de la base et celui du sommet. Il doit sans cesse prouver au sommet sa représentativité et sans cesse montrer à la base qu’il peut redistribuer. La base et le sommet ont en effet la possibilité de changer d’intermédiaire. Cela rejoint en partie les relations entre les colonisateurs, les émirs et leurs tributaires décrite par Payen :

“Le chef de tribu exerçait une sorte d'auto-contrôle. Généralement quelque peu ambitieux, il souhaitait, tout en sauvegardant les intérêts de ses gens, accroître son importance en ayant le plus grand nombre

134 Olivier Pliez, Dynamiques urbaines et changements sociaux au Sahara. Le cas libyen. Thèse de 3ème

d'administrés possibles et maintenir de bonnes relations avec les autorités”135

À ce système s'ajoutent aujourd'hui les étrangers, bailleurs, coopérants, ONG et chercheurs. De même qu’ils contribuent à soutenir le sommet, ils sont sollicités par tous pour appuyer les stratégies d'accès aux projets de développements.

Plus récemment, deux auteurs ont travaillé sur la représentation dans le pouvoir politique des groupes sociaux mauritaniens. Selon Mariella Villasante-de Beauvais, ce sont surtout les élites traditionnelles des structures tribales, c'est-à-dire les leaders communément reconnus dans ces structures, qui jouent le rôle d'intermédiation politique136. De son côté Zekeria Ould Ahmed Salem ne nie pas la représentation de certains groupes dans l'État, mais réfute l'idée selon laquelle il y aurait “une sorte de modèle démocratique “consociationnel” qui veut que le souci de l'État soit d'assurer soit d'assurer une représentation “équitable” des diverses couches (…) de la population”137. Il insiste plutôt sur les stratégies individuelles de ces entrepreneurs et sur la capacité de l'État à donner l'impression qu'il choisit ses membres suivant cette représentation traditionnelle alors qu'il est en mesure de fabriquer ses propres intermédiaires. Ces deux avis divergents ne contredisent pas l'articulation entre sommet, base et intermédiaire, mais s'opposent sur les modalités d'accès à la position d'intermédiaire. Entre les deux, nous supposons que chaque groupe tribal, c'est-à-dire chaque groupe organisé suivant une logique tribale, cherche à accéder au sommet, mais que ces groupes ne sont jamais figés. Au contraire, leur composition varie suivant leur stratégie, celle de l'État et celle des intermédiaires.

Cette modélisation est, comme toute modélisation, réductrice. Toutefois, elle fournit le cadre explicatif à la dynamique politique qui touche de prés ou de loin la plupart des faits observés et présentés dans notre étude.

135 Jean-Louis Payen, op. cit, 120-126.

136 Mariella Villasante-de Beauvais, La puissance politique du nasab en Mauritanie contemporaine. À

propos du rôle d'intermédiaire politique de l'élite dirigeante des Ahl Sîdi Mahmûd de l''Assaba. In Pierre Bonte et Hélène Claudot-Hawad (dir), Elites du monde nomade touareg et maure, Aix-en-Provence : IREMAM Edisud, 2000, p 225-249.

137 Zekeria Ould Ahmed Salem, Sur la formation des élites politiques et la mobilité sociale en Mauritanie.

In Pierre Bonte et Hélène Claudot-Hawad (dir), Elites du monde nomade touareg et maure Aix-en- Provence : IREMAM Edisud, 2000, p 215-216.

Le sommet ne correspond pas nécessairement à un centre localisé

La matrice étatique est le cadre dans lequel s'inscrit cette dynamique politique. La dimension spatiale de cette matrice tient dans le maillage administratif et la hiérarchisation des centres de circonscription. Au sommet, il y a Nouakchott, le siège de l'État, puis les chefs-lieux de wilaya, de moughataa et de commune, tous au centre de circonscriptions bornées par des limites. Pour autant, nous ne pouvons assimiler le sommet à un centre spatialisé et la base à sa périphérie. La capitale est peut-être le centre de la matrice, mais cela suffit-il à en faire le centre du pouvoir politique mauritanien ?

L'espace de la matrice est un espace en apparence rigide. Cependant, dans les pays sahéliens peut-être plus qu'ailleurs, ces apparences ne font illusion que dans une vision sédentaire et étatique de l'espace, or cet espace résulte de l'articulation des logiques nomade et sédentaire. Une frontière relève de la logique étatique sédentaire, mais son efficience dépend de l'articulation des logiques et des conceptions de l'espace en jeu. Pour être efficientes, ces frontières doivent être autant matérialisées qu'intériorisées, matérielles qu'idéelles. Suivant la logique tribale, les limites entre groupes ne passent pas par le territoire. Autrement dit, il est possible que des frontières matérialisées soient contournées par des frontières sociales. Nous revenons là en partie à la distance structurale de Jean Gallais. L'espace n'est pas réduit à la distance euclidienne. Il peut, selon la proposition de Denis Retaillé être un “espace mobile“138, qui se caractérise notamment par sa “plasticité”. Selon l'auteur, pour survivre les nomades doivent être en mesure de dépasser les limites imposées. Ce dépassement peut correspondre à la modification de ces limites matérielles comme idéelles, c'est-à-dire à la modification du cadre spatial de référence, et les mutations du pouvoir peuvent entraîner “la transformation de l'ordre des lieux et plus parfois, jusqu'à leur disparition”139. Le cadre spatial de la matrice ne contraindrait ainsi pas toujours l'action politique. Au contraire, l'idée de l'espace mobile souligne que l'espace étant dans la société, les distances et les centres sont également dans cette société ou plutôt dans les pratiques, ici politiques. Le pouvoir ne dépend pas tant de la capacité de s'insérer dans un cadre spatial donné que dans la capacité à produire ce cadre. L'une des armes politiques peut être alors la

138 Denis Retaillé, L'espace mobile, Le territoire est mort, vive les territoires. IRD, 2005.

139 Denis Retaillé, Les nomades : territorialité sans territoire, urbanité sans ville. Intervention au colloque

transformation de cet ordre des lieux et par conséquent de l'efficience des limites. Selon l'hypothèse de l'espace mobile, les limites peuvent être modifiées sans que le tracé ne soit matériellement déplacé. Dans le même sens, le centre pourrait être déplacé en fonction des évolutions de la scène politique.

Le centre du pouvoir politique n'est donc pas nécessairement fixé. Peut-être n'a-t-il pas non plus de spatialité. Dans cette perspective, nous serons amener à remettre en cause l'application mauritanienne du modèle de centre et de périphérie au sens où l'entend Alain Reynaud140. Nous ne pouvons dissocier le centre et la périphérie car ce ne sont pas deux entités isolables, juxtaposées l'une à côté de l'autre. Le centre n'est pas nécessairement à rechercher dans la capitale ni la périphérie dans la bediyya. Nous utiliserons le terme “capitale” pour désigner l'espace matériel de Nouakchott, siège du centre de la matrice et “bediyya” pour ce qui ne correspond pas à la capitale ni à la ville. Ce rapport entre capitale et bediyya pose un autre problème majeur, celui de la définition de la ville dans un espace mobile. Est-elle un point de convergence, un point d'impulsion politique ou bien les deux ? Nous y reviendrons.

Cette notion d'espace mobile nous amène à formuler nos deux principaux questionnements. Dans un premier temps nous nous interrogerons sur la centralité politique en Mauritanie. Existe-t-il un centre politique localisé ? La capitale est-elle ce centre ? Dans un second temps, nous nous demanderons si la logique étatique a fixé l'espace au point d'ancrer les groupes tribaux dans le territoire. C'est en étudiant le pouvoir politique dans ses pratiques que nous pourrons trouver ce caractère mobile de l'espace.

Chapitre 3 : Le lieu et l'espace mobile à l’intersection des

logiques spatiales

A plusieurs reprises nous avons évoqué le territoire, mais sans vraiment expliciter son acception géographique. Nous avons aussi bien utilisé ce terme pour l’État que pour la tribu. Les anthropologues et les politologues mentionnent le territoire tribal ou le territoire de la tribu, or les réalités qu’ils recouvrent sont de nature différente. Les modalités de délimitation, d’appropriation et encore d’aménagement ne sont pas les mêmes. Le territoire de la logique étatique est un espace borné, approprié et aménagé exclusivement et exhaustivement, tandis que celui de la logique tribale se rapproche plutôt de la définition de Bernard Debarbieux d’un territoire “archipélagique” qui “regroupe un ensemble d'aires disjointes reliées par des éléments de réseaux non- territorialisés”141. Le premier est continu et d’un seul tenant, le second est discontinu et dispersé. Nous pourrions dire que l’espace étatique est à métrique topographique et l’espace tribal à métrique topologique142. Géographiquement parlant, l’un tend plutôt vers le territoire et l’autre vers le réseau, mais nous ne voulons pas traiter l’un puis l’autre. Nous cherchons à saisir notre sujet d’un seul tenant puisque les deux logiques existent sur une même surface et dans une même société. Nous faut-il trancher entre le territoire et le réseau ? Nous faut-il parler d’espace territorialisé ou bien de territoire réticulaire ? Un choix entre ces deux partis biaiserait notre recherche. Choisir le territoire orienterait notre approche vers la logique étatique. Le groupe tribal serait définie par les modalités de son adaptation à l’État. Le choix du territoire pourrait se traduire par l’étude d’un département et le groupe tribal serait envisagée par rapport à ce département. Cela nous amènerait à négliger toute une partie de notre sujet puisqu’il existe bien au-delà de cette circonscription. Inversement, avec le réseau c’est la logique tribale qui serait privilégiée.

Pour ne pas nous enfermer dans une des deux voies, qui se sont avérées pertinentes ailleurs143, nous reprendrons l'idée d'espace mobile dont nous supposons que la

141 Bernard Debarbieux, Territoire. In Lévy et Lussault (dir), Dictionnaire de géographie. Paris : Belin,

2003, p 911-912.

142 Jacques Lévy, op. cit.

143 Jean-Marc Offner et Denise Pumain (dir), Réseaux et territoires. Significations croisées. 1996, La

plasticité peut permettre de faire cohabiter l'espace étatique et l'espace nomade. Cependant, l'espace mobile n'est pas un objet de recherche mais plutôt une hypothèse de travail. Aussi, il nous faut choisir un objet observable à partir duquel nous pourrons répondre à nos questionnements et dans lequel nous pourrons saisir l'éventuelle mobilité de l'espace. Dans cette optique, Jacques Lévy qui évoque l’idée de cospatialité et de commutateur pour faire communiquer deux espaces à métrique différente144. Le lieu est un concept de la géographie qui peut être ce commutateur. Un même lieu peut s’intégrer à la fois dans le territoire et dans le réseau. À l’intersection des logiques tribale et étatique, il peut être ce commutateur.

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