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L’État matrice du pouvoir politique

Pour définir l'État mauritanien, nous avons rejeté l'analyse de ses institutions. En revanche, pour présenter la matrice qu'il constitue, l'étude de la structure institutionnelle de la République Islamique de Mauritanie nous semble nécessaire. Sa mise en place remonte jusqu’avant la constitution de l’État lors de l’indépendance. Elle peut même trouver des racines dans la période pré-coloniale. Les émirats dans ce qu'ils présentent de caractéristiques de la logique étatique, constituent une base de cette matrice.

119 Pierre-Robert Baduel, La Mauritanie dans l'ordre international, Politique Africaine, 1994, n°55 p 11-

Des émirats à l’administration coloniale, les premières trames de la matrice

A la période des coutumes a succédé une période de pénétration pacifique puis violente du Trab el-Beidhan par les Français du 19ème au début du 20ème siècle. Après avoir conquis le territoire, conquête qui a duré jusqu’en en 1932 pour la partie la plus septentrionale, les Français l’ont administré. Un aspect de cette administration a été le découpage de l’espace et le choix de relais dans la population colonisée. Dans l’Adrar, en 1909, la colonisation s’est inscrite sans trop de difficulté dans ce cadre. Elle a utilisé le contrôle de l’émirat pour fixer des frontières administratives, même si celles-ci ne correspondaient pas toujours aux représentations antérieures de son territoire120. Ces frontières ont ajouté une contrainte au jeu politique des Maures car les tribus se sont trouvées rattachées aux entités administratives des cercles. Leurs membres recensés dans ces circonscriptions étaient censés ne pas pouvoir les quitter sans autorisation121.

Ainsi, durant cette période coloniale, la matrice étatique s’est enrichie d’un découpage territorial plus marqué.

Dans le Hodh, région privilégiée par notre étude, aucun émirat ne s’est durablement établi122. Au cours du 19ème et du début du 20ème siècle, se sont succédé les tribus guerrières des Oulad M’Barek, des Mechdhouf puis des Oulad Nacer. Les relations de ces tribus avec les puissances étrangères ont été moins institutionnalisées par des traités123. L'Est mauritanien était plutôt lié avec des organisations politiques du Soudan d'alors plutôt qu'en liens avec les émirats124. Au début de la période coloniale, les Français n'avaient pas rattaché le Hodh à la Mauritanie mais au Soudan et au cercle de Nioro du Sahel alors que les émirats étaient déjà tous devenus des cercles. Ce n'est qu'en 1944 que le gouverneur Laigret a rattaché le Hodh à la Mauritanie. D'après les rapports de l'administration coloniale, l'un des objectif était de regrouper tous les nomades dans une même entité.

Face à l’absence d’organisation émirale, les Français ont instauré les chefs généraux. Les tribus ont été considérées comme des unités administratives dont le chef était

120 Pierre Bonte, Territorialité et politique : des Emirats aux régions. L'exemple de l'Adrar, op. cit. 121 Jean-Louis Payen, Le recensement de l'impôt. In Edmond Bernus, Pierre Boilley, Jean Clauzel (dir et

al), Nomades et commandants. Paris : Karthalla, 1993, p 120-126.

122 D’après un entretien avec Mohammed Ould Bouleyba, il est possible qu’il ait existé l'émirat des Oulad

M’Barek.

nommé par la gemaa en accord avec le gouverneur général. Les membres de la gemaa étaient également agréés par ce dernier125. Les chefs généraux étaient subordonnés au gouverneur et devaient transmettre ses ordres. Les chefs de fraction veillaient à la police générale ainsi qu’à la perception des impôts. Les premiers éléments de l’administration se sont donc mis en place même dans une région et chez des tribus qui ne relevaient d’aucun émirats.

Durant la période coloniale un autre élément de la matrice s’est mis en place : l’école. Dans le pays des Maures (deux écoles étaient déjà ouvertes à Kaedi et Boghé), la première ouverte fut la medersa de Boutilimit en 1914. Les deux suivantes furent celle de Kiffa et de Timbedra en 1939126. Obligation était faite aux chefs d’y envoyer leurs fils mais ces derniers ont longtemps boycotté l’école et envoyé à la place des fils d’esclaves. Néanmoins, l’école a formé les futurs cadres mauritaniens. Elle est devenue, un passage recommandé, si ce n’est obligé, dans les circuits d’accès aux postes politiques du pays devenu indépendant.

A la veille de l’indépendance, l’impôt est généralisé, les découpages et les hiérarchies administratives et politiques plus institutionnalisés et l’accès au pouvoir politique est en partie balisé par l’école. Autant de contraintes qui constituent l’embryon de la matrice étatique mauritanienne. Cependant les frontières mauritaniennes n'étaient pas stabilisées et, depuis, elles ont été souvent contestées. Dans les années soixante-dix ce sont les limites septentrionales qui ont été menacées par la guerre du Sahara. À l’Est, certains tracés de la frontière avec le Mali posent toujours problème et la frontière avec le Sénégal qui se confond avec le fleuve du même nom a sérieusement été malmenée en 1989.

L’État, une matrice bornée et centralisée

Au lendemain de l'Indépendance, la nouvelle République n'a pas modifié le découpage administratif ni sa hiérarchisation. L'État a seulement créé de nouveaux arrondissements à l'intérieur des circonscriptions existantes, affinant ainsi le maillage administratif. En 1968, la loi de régionalisation a procédé à une légère refonte de l’organisation

124 Olivier Lemasson, Adel-Bagrou, belvédère sur l'Afrique de l'Ouest à l'horizon mauritanien. Mémoire

de Maîtrise, Géographie, Rouen, 1997, p 19-32.

administrative de l’État, mais sans remettre en cause cette dernière. L'essentiel des pouvoirs restait concentré au sommet de l'État, les circonscriptions administratives demeurant soumises à son autorité. Ce découpage administratif était adossé au PPM, le Parti du Peuple Mauritanien, El-hezb ech-chaab, devenu le parti unique du régime de Moktar Ould Daddah en 1964 et succédant au multipartisme. La structuration du parti, principal vecteur pour accéder au postes décisionnels, était calquée sur celle de l'administration, renforçant le caractère centralisé de la matrice étatique mauritanienne.

Les créations antérieures d’unités administratives

Dans la région qui nous concerne, “le village de Tintane, cercle du Hodh occidental, subdivision de Tamchaket, est érigé en poste de contrôle administratif” par décret le 27 janvier 1965. Deux ans plus tard, par le décret du 23 décembre 1967, le même village est érigé en subdivision. Depuis le décret du 22 septembre 1960, le territoire mauritanien était découpé en cercles, subdivisions et postes administratifs. La création de nouvelles entités correspondait à un affinage du maillage territorial. L’État entendait par là améliorer son contrôle de l’espace. Les responsables de ces unités étaient nommés par l’exécutif. Pour les villes, l’administration française avait déjà créé les communes mixtes de Atar, Kaedi et Rosso en 1953 et celle de Boghé en 1955. Les communes urbaines ont ensuite été adoptées par le conseil des notables en 1958 et la constitution de 1961 institua les communes rurales et les communes pilotes. Dans les communes mixtes, le maire était nommé par le pouvoir central.

Un pouvoir toujours concentré : loi de régionalisation de 1968

Le 31 décembre 1970, un décret érige l’arrondissement de Kobenni, deuxième région, en département. En 1968, les postes de contrôle administratif ont laissé place aux arrondissements, les subdivisions aux départements et les cercles aux régions. Cette redéfinition fait suite à deux lois du 30 juillet 1968 : celle portant organisation générale de l’administration territoriale et celle portant organisation des régions et du district de Nouakchott. Ce nouveau découpage suit, en grande partie, l’ancien. Les sept régions ont remplacé les sept cercles et les communes urbaines demeurent les communes urbaines. Au niveau des cellules administratives de base, une distinction est faite entre les milieux

nomade et sédentaire. Dans le premier, les cellules sont des campements et dans le second des villages.

De la cellule de base à l’arrondissement, les circonscriptions n’ont pas de personnalité juridique. En revanche, la région en est dotée. Elle gère son budget. Elle est à la fois “une circonscription administrative de l’État et une collectivité territoriale décentralisée” (article 1er). Le terme “décentralisée” est légitimé par la création d’une assemblée régionale. Celle-ci approuve le budget et peut donner son avis chaque fois que cet avis est requis par la loi ou l’autorité de tutelle, mais son caractère décentralisé s’arrête là. Elle est composée de conseillers régionaux qui sont nommés par décret sur une liste présentée par le “parti du peuple mauritanien” (article 7). L’autorité de tutelle peut annuler toutes ses décisions. C’est le gouverneur de région nommé par décret qui administre la circonscription. Il est le représentant de l’autorité de tutelle et c’est “le Président de la République [qui] exerce la tutelle des régions” (article 37). Suite au coup d’État de 1978, une légère modification est introduite, les régions ne sont plus dénommées par un numéro, mais pas un nom propre qui reprend celui des anciens cercles. La région du Hodh El-Gharbi remplace la deuxième région.

Différenciation entre circonscriptions urbaines et rurales

Le département n’est pas uniquement composé d’arrondissements. Il se divise en arrondissements et en communes urbaines. Celles-ci sont hors des arrondissements. Elles sont, comme les régions, à la fois une circonscription administrative et une collectivité territoriale décentralisée. La ville est donc à part. Elle est soustraite au territoire. Il en va de même pour la capitale. Elle devient une région autonome dénommée “district” même si elle garde les prérogatives des communes urbaines. Ainsi, elle se démarque à la fois du découpage en régions et des autres communes urbaines. La phase que nous avons décrite, appelée décentralisation, n’a pas remis profondément en cause les fondements centralistes de la République. De même, la plupart des acteurs politiques ont calqué leur action sur modèle. L'organisation des partis politiques est en général calquée sur cette centralisation et cette hiérarchisation.

Les organisations politiques au temps des partis uniques

Dans les années soixante, les dirigeants mauritaniens ont imposé un parti unique, le PPM, qui proposait les candidats pour les postes décisionnels de l'administration étatique et qui définissait l'orientation politique du pays. Le parti unique constituait le passage obligé des circuits de l'action politique. Son rôle était prépondérant. Il proposait la politique à mener et le gouvernement l’appliquait. La compétition entre tribus se déroulaient à l’intérieur du parti127. Pour obtenir un poste dans le gouvernement, il était préférable d’être adhérent. À Ayoun El-Atrouss, les rivalités entre les tribus des Oulad Nacer et des Oulad M’Barek et, parmi les Oulad Nacer, entre les partisans de Hassan Ould Saleh et Mohammed Mokhtar Ould Bacar, fils du chef général Ethman Ould Bacar, se manifestaient dans la rivalité pour contrôler la section régionale du PPM. Après le renversement de Moktar Ould Daddah en 1978, le PPM a été remplacé par la mise en place des structures d’éducation de masse (SEM). Ces structures avaient pour objectif d’encadrer la population jusqu’au niveau de la famille et étaient directement contrôlées par le Comité Militaire de Salut National qui dirigeait alors le pays. Les SEM participaient non seulement à l’action politique mais également à l’action administrative car elles permettaient au CMSN (Comité Militaire de Salut National) de mieux s’assurer de l’application de ses décisions auprès de la population. Après l’arrivée du président actuel au pouvoir en 1984, les SEM ont disparu et à partir des années 1990, le multipartisme a été instauré. Cependant, un seul parti tient les rennes de l’État, le Parti Républicain Social et Démocratique (PRDS). Même si d’autres ont obtenu des sièges lors de scrutins communaux, seuls les membres du PRDS ou des partis qui le soutiennent accèdent aux postes à haute responsabilité. Dans les communes rurales, être nommé sur la liste du parti constitue en général une garantie d’élection. Autrement dit, pour devenir dirigeant de son village, il faut adhérer au parti. Sans être un parti unique, le PRDS joue donc à la fois le rôle de représentation et le rôle de légitimation entre l’État et la population. Il est un élément essentiel des règles du jeu politique128. Aussi, par-delà les ruptures politiques, nous pouvons considérer que le modèle du parti unique a fortement influencé et influence toujours la vie politique mauritanienne. Les trois

127 Philippe Marchesin, op. cit.

128 Zekeria Ould Ahmed Salem, La démocratisation en Mauritanie, une «illusio» postcoloniale ? Politique

formes prises par ce modèle ont toutes des caractéristiques communes. Elles sont fortement hiérarchisées et leurs actions sont impulsées depuis le sommet vers la base.

Le Parti du Peuple Mauritanien

Le PPM était constitué, au sommet, d’un bureau politique et d’un conseil national. Il se réunissait également régulièrement en congrès. Ensuite, dans chaque région existait une fédération du parti et dans chaque département une section. L’échelon local était constitué de comités. D’après un ancien responsable ayounois du parti, chaque village de plus de cent habitants avait un comité. Les autres se regroupaient. “Chaque groupement qui se fixe pendant neuf mois sur douze, même s’il est nomade a un comité”. Ayoun, le chef-lieu de région, comptait onze comités. Les comités étaient composés de cinq membres. Les informations concernant les structures locales du parti, leur composition, leur activité, leur nombre et leur localisation n’ont été obtenues que par entretiens. Nous n’avons pu accéder à aucun document écrit.129 À partir de nos entretiens, il s’avère vraisemblable que le PPM n’était pas une structure fédéraliste. Les décisions du congrès n’étaient pas l’émanation des décisions prises par les comités. Les comités étaient plutôt les représentants du parti.

Les structures d’éducation de masse

Les seules structures qui étaient officiellement reconnues du temps du Comité Militaire de Salut National étaient les structures d’éducation de masse. D’autres partis existaient mais ils étaient alors clandestins. Par leur organisation, les SEM se rapprochaient du PPM. D’après la délibération n°007 24 juillet 1982 du Comité Militaire de Salut National remplaçant et abrogeant celle du 11 novembre 1981, les SEM “font partie intégrante de la permanence du comité militaire” (article 5). Au niveau national, elles étaient dirigées par la commission exécutive dont le président était le secrétaire permanent du comité militaire. Au niveau régional, le président de la commission régionale était le commandant de la région militaire. Les autres membres étaient élus par la commission départementale dont le président était le préfet. À l’échelon inférieur

129 Il y a plusieurs explications possibles à cela : leur destruction lors des différents changements de

régime, le faible attachement à la conservation des archives de ce type ou le refus de nous les communiquer.

furent instituées des zones, mountaqa. Les zones regroupaient plusieurs quartiers, hayat, qui étaient constitués d’une dizaine de cellules comptant autant de familles.

Si les membres des bureaux de chaque structure étaient, d’après cette délibération, élus par le bureau de la structure de l’échelon inférieur, laissant penser à une organisation fédéraliste, les présidents étaient nommés par l’administration ou étaient eux-mêmes membres de cette administration. Il ne s’agissait donc pas de circonscriptions autonomes. Les bureaux de zone étaient chargés de diffuser et d’expliquer les instructions des instances supérieures et de suivre l’exécution des programmes destinés à la zone. De même, la commission régionale était chargée de faire appliquer les politiques nationales. Les SEM demeuraient une structure centraliste. Leur fonction étaient d’éduquer les “masses” pour favoriser le développement économique, pour faciliter “l’exercice effectif et responsable de la vie politique du pays” (article 2). Il s’agissait aussi d’un encadrement de la population face au “vide politique préjudiciable” dans lequel se trouvait le pays. Cette fonction d’encadrement était également ressentie par la population. Les présidents de bureaux étaient considérés comme des relais de l’administration. De plus, durant la sécheresse du début des années 1980, les SEM ont été chargées de la distribution des aides internationales. Cette mission, comme pour les maires des communes quelques années plus tard, nécessitait de recenser la population. Ce recensement, pouvait parfois correspondre à un encadrement plus serré ou à la surveillance des opposants au régime. De nombreux Ayounois étaient à cette époque emprisonnés et, par plusieurs grèves, les lycéens de la ville avaient montré leur opposition au chef de l’État Mohamed Khouna Ould Haïdallah. Ainsi resituée dans son contexte (les premières années du comité militaire issu du coup d’état de 1978) leur création peut être interprétée comme un élément contribuant au maintien au pouvoir de ce comité. Ce dernier devait s’imposer par le contrôle de la population et du territoire. Son action partait du sommet vers la base. Dans plusieurs zones du Hodh El-Gharbi, le choix des présidents de bureau semblait s’attacher à évincer les notables les plus influents ou les plus réfractaires. Les présidents n’avaient pas toujours un statut social élevé dans leur tribu. Dans le prolongement du PPM, les SEM constituèrent une organisation centralisée et centraliste. Leur existence ne dépendait que des décisions du centre.

Les organisations politiques de “l’ère démocratique“

Dans les années 1990, le multipartisme a correspondu à la multiplication des scrutins électoraux. Les élections sont devenues les principaux objectifs des partis. En conséquence, l'organisation interne du PRDS comme celle des partis de l'opposition s’est adaptée au découpage des circonscriptions électorales. À la wilaya correspond la fédération et l'élection des sénateurs, à la moughataa la section et l'élection des députés et à la commune la sous-section et l'élection du conseil municipal. À la différence de tous les partis de l'opposition, le PRDS peut présenter des listes aux scrutins municipaux dans toutes les communes rurales. Le choix des têtes de listes candidates et toutes les nominations de secrétaire de section ou de sous-section sont validés en dernier recours par le comité central.

La plupart des partis de l'opposition sont structurés sur ce modèle. Même s’ils sont dans l’opposition, ils ne se sont jamais totalement opposés aux fondements de l’État. Leur objectif étant surtout d’accéder au pouvoir politique. Les circuits de l'action politique que sont les partis s’inscrivent donc dans une logique étatique. Toutefois, la présentation que nous en avons faite s’est principalement attardée sur leur aspect institutionnel. Cet aspect, lié à l’existence de l’État, met plus facilement en valeur la logique étatique qui centralise le pouvoir politique.

Cette matrice, qui relève pour beaucoup des institutions et des acteurs reconnus par ces institutions, balise des circuits de l'action politique comme de l'action administrative. En structurant le pouvoir politique, elle permet de véhiculer la logique étatique, mais elle demeure surtout un support et ce sont les Mauritaniens qui animent ces circuits et qui s'organisent notamment autour de groupes tribaux.

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