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Le lieu de “convergence”

L'autre lieu existe par la rencontre de groupes hétérogènes. Soit il la provoque, soit il en résulte, mais il n'existe pas sans elle. À la différence du lieu-noyau, il met en coprésence des individus qui n'appartiennent pas nécessairement au même groupe. Là convergent les acteurs de l'État, les autres groupes tribaux, les représentants de bailleurs étrangers, les membres d'ONG, etc. L'existence de ce lieu de convergence est liée au moment de la rencontre. Il est plus circonstancié dans le temps que le lieu-noyau.

Un lieu accessible

Les lieux qui répondent à cette définition sont très divers. La seule observation extérieure ne permet pas de les identifier. Il faut savoir ce qui s'y passe. Nous en avons retenu trois principaux : certaines boutiques, les maisons-adresses et les sièges administratifs, associatifs et politiques. D'autres apparaissent au cours de notre étude. Par ailleurs nous envisagerons aussi la ville, cas particulier qui constitue le plus vaste, en étendue, de ces lieux.

Les boutiques sont ouvertes soit, quotidiennement et donc se situent dans les villes, soit le jour du marché et se situent alors plutôt dans les villages. Le terme “boutique” est celui utilisé par les Mauritaniens en hassaniya, même si le panneau écrit en arabe reprend souvent le mot biqala (épicerie). La configuration de toutes les boutiques a des caractéristiques communes. Il y a en général un étalage mural situé derrière le comptoir. Devant celui-ci un second étalage accessible au client. Toujours accessible au client, le réfrigérateur, “frigo”. Le plus important est dans l'espace entre la ou les portes et le comptoir. On y trouve en général un banc et le service à thé. En fonction de l'ombre et du soleil, le banc et le service à thé sont déplacés tout au long de la journée et peuvent être disposés à l'extérieur. C'est ce qui permet à ce lieu de devenir un espace de convergence. Chacun peut venir s’y asseoir et discuter.

La maison-adresse se situe en brousse comme en ville. En brousse, elle est dans une localité, dans un lieu-noyau. Elle peut être une tente, un simple hangar ou une maison en ciment, mais elle se distingue souvent des autres habitations. C'est l'habitation du chef. Sa localisation est indépendante de la dimension de la localité, mais elle ne peut se situer dans un lieu qui n'est pas approprié par l'habitant. En ville, elle est plus indépendante de la localisation des membres de son groupe. Dans une ville comme Ayoun, il y a des regroupements de plusieurs membres d'un même groupe dans certains quartiers de sorte que nous pourrions par endroit parler de quartier tribal. Toutefois, tous les quartiers sont loin d'être tribaux. À Nouakchott, certains observateurs constatent le regroupement progressif des membres d'une même tribu, mais cela reste à confirmer. Par ailleurs, et c'est là une différence avec le lieu-noyau, l'adresse n'est pas nécessairement au cœur d'un éventuel quartier tribal. Son apparence extérieure est plus soignée, chacune rivalisant avec les autres. Elle comprend, en ville, une terrasse et un salon pour l'accueil.

Les sièges d'associations, de partis ou des administrations se situent exclusivement dans les villes. Ce sont en règle générale des bureaux. À Ayoun, le siège d'une ONG peut se situer dans une boutique ou chez le responsable. Dans la ville, il est souvent accessible, c'est-à-dire soit à proximité d'un centre, soit proche d'une voie goudronnée. Le centre peut être un marché, mais il est surtout l’espace où se concentrent les administrations, les ministères, les ambassades et tous les bâtiments abritant une représentation officielle étatique. Sa localisation ne dépend pas de celle des groupes de parenté et des lieux-

noyaux. Les murs ne sont pas la propriété (sauf pour certaines ONG, ou bureaux loués par des organismes de coopération) d'un individu, mais un bien public car ils sont la propriété de l'ONG ou de l'administration concernée. En revanche, elle peut dépendre de la localisation des autres sièges. À Nouakchott, nombre de sièges d'ONG sont situées à Tevragh Zeina, entre les ambassades et les ministères. À Ayoun, le quartier Lidara (administration) regroupe la wilaya, la moughataa, la mairie, la gendarmerie, l'État- major, la police, la direction régionale de l'hydraulique, les sièges de partis politiques, le siège d'un projet de la GTZ et de nombreuses ONG. Les autres projets importants sont sur le goudron et à proximité de l'hôpital. Ce lieu de convergence est relié à d'autres lieux de même nature, mais peu à l'espace qui l'entoure. Le voisinage a moins d'importance que l'accessibilité. Sur le plan cartographique, il est plus difficile à représenter. Il est rarement isolé et sa dimension est celle d'une seule habitation.

La ville est un cas particulier. Elle est un espace où se concentrent une grande partie de ces lieux de convergence. Par conséquent, elle en constitue un également. Comme nous l'avons établi au préalable, le lieu ne se définit pas par sa dimension spatiale. Nous pouvons donc garder le même concept de lieu-convergence à différentes échelles. Néanmoins, elle se distingue des différents exemples définis plus haut car elle peut rassembler la boutique, l'adresse et le siège.

Une substance circonstancielle

Ces lieux n'existent que lorsqu'il y a rencontre et les rencontres sont rarement fortuites. On ne vient pas discuter dans une boutique, une adresse ou un bureau sans savoir qui et quoi y chercher. Le lieu existe par l'intentionnalité des acteurs. Chacun de ces lieux joue des rôles différents, mais tous sont fondés sur la rencontre.

La boutique

La boutique n'est pas neutre, elle appartient à quelqu'un. Son nom est souvent associé à celui du propriétaire. Ceux qui y prennent le thé sont souvent des proches et des habitués. Elle est le cadre de plusieurs types de rencontre. D'abord celui des retrouvailles entre amis, entre parents ou entre ressortissants d'une même localité. Elle devient un lien entre le village et la ville. Celui qui veut envoyer un message ou un colis au village peut le confier à la boutique qui transmettra par bouche à oreille (ou

téléphone arabe) ou par la voiture qui assure la liaison régulière avec le village. Inversement, celui qui arrive de la brousse passe par la boutique pour retrouver ses proches. Ensuite elle est le cadre de la prise de contact. Associée dans le langage des habitants à un nom de personne ou de famille et même à une localité (la boutique des gens de tel bled), elle sert de tête de pont à cette famille ou à cette localité. L'étranger qui n'est ni de la localité, ni de la famille est souvent orienté vers la boutique lorsqu'il cherche un de ses membres. Certaines jouent aussi le rôle de “garage”. Ce terme désigne l'endroit d'où partent les taxis-brousse. Ainsi, pour se rendre à telle localité, il faut trouver la boutique correspondante. Enfin, elle peut être le cadre de débats et de négociations. Les partisans d'un même candidat ont leur boutique où ils échangent idées et informations. Certaines boutiques sont considérées comme des passages incontournables pour se tenir au courant des tractations politiques en cours.

La maison-adresse

Elle recouvre des fonctions similaires. Le terme “adresse” est utilisé en français par les cadres mauritaniens et également par les sociologues mauritaniens Dah Ould Khtour et Cheikh Saad Bouh Kamara. L'adresse est la fenêtre publique d'un individu, de sa famille ou de son groupe. Elle est le marquage dans l'espace et dans le paysage de son existence sociale. Comme la boutique, elle est le cadre de retrouvailles. Elle permet de rassembler les membres d'un même groupe. Elle peut être parfois le siège de la gemaa. Cela donne alors de l'importance à son propriétaire. Elle est aussi le cadre d'accueil des ressortissants du groupe. Là, ils trouvent assistance matérielle, aide administrative ou emploi. Enfin, elle est le lieu de pouvoir par excellence. D'une part, sa configuration permet l'accueil d'étrangers pour le thé ou pour le repas. Le propriétaire y fait des “invitations”. L'invitation est une fête avec repas, griots et danse. Elles ont lieu lors des mariages, mais aussi en l'honneur d'un hôte de marque. Quand une délégation officielle se déplace ou quand les candidats aux élections viennent pour leur campagne, celui qui fait la meilleure invitation affirme sa position. S'il dépense beaucoup d'argent, il montre à ses hôtes combien il leur est dévoué et s'il parvient à faire venir des hôtes prestigieux, il montre aux habitants l'étendue de ses relations. Dans les deux cas il peut s'affirmer comme élément incontournable. L'adresse constitue ainsi un élément de la spatialité du rapport entre le sommet et la base du pouvoir politique tel que nous l'avons présenté dans le second chapitre. D'autre part elle est un lieu de négociation. Plus que la

boutique, elle offre la confidentialité, le calme et le temps indispensables. En règle générale, si une réunion a lieu dans telle maison, cela révèle le poids politique du propriétaire. Ce lieu est comparable à la medâfa syrienne. La medâfa au 19ème était le lieu de négociation et de “l'hospitalité coûteuse”. Aujourd'hui elle tend à devenir un lieu de sociabilité en ville164. Elle rejoint également le caractère de la maison dans les villes du Fezzan libyen165. La comparaison permet de poser l'hypothèse de l'adresse en ville comme vecteur d'alliances fondées sur d'autres bases que l'appartenance tribale ou régionale. L'adresse à la capitale peut correspondre au salon.

Le Bureau

Dans le bureau il y a d'une part les proches du titulaire des lieux. Dans l'antichambre, on y retrouve souvent des parents de ministres ou de directeurs. Ils y occupent un emploi ou viennent y solliciter un service. D'autre part s'y rencontrent des acteurs hétérogènes. Au siège de la coopération allemande d’Ayoun, viennent les Maires, les responsables d'organisations socioprofessionnelles pour négocier les projets. Le bureau ou le siège est, plus encore que la boutique ou l'adresse, un lieu de pouvoir. Chez le Wali, défilent les membres des tribus pour faire valoir leurs revendications, les bailleurs étrangers ou les responsables d'autres services administratifs. Il y a ceux qui patientent en faisant la queue et ceux qui sont reçus directement et encore ceux qui sont refoulés mais qui ne s'abaissent pas à attendre. Comme pour les réceptions d'hôtes de marque il y a un rapport dialectique à l'accès de ce lieu. Celui qui y est reçu aisément devient un intermédiaire important à qui il est judicieux de s'adresser pour accéder au cœur du pouvoir. Inversement, le Wali ne peut ignorer les membres influents de ses administrés. Il donne du pouvoir à ceux qu'il reçoit et reçoit ceux qui ont du pouvoir. Il en va ainsi pour la plupart de ces lieux. Il ne sont pas les lieux de pouvoir d'un groupe, ils sont des lieux de compétition pour le pouvoir.

Bureaux, adresses et boutiques sont liés aux lieux-noyaux par deux aspects. D'une part, ils en sont les interfaces. C'est par-là que l'étranger accède au cœur d'un groupe et de son noyau et c'est par-là que le membre de ce groupe passe pour accéder au reste de la société. D'autre part, ils sont des centres où se rejoignent les rhizomes rattachés à tous

164 Myriam Ababsa, La medâfa à Raqqa (Syrie) : mutation d'un lieu de sociabilité tribale en un attribut de

notabilité citadine. Géographie et culture, 2001, n°39, p 17-37.

les noyaux. Le rhizome est une racine horizontale, invisibles au premier coup d’œil, qui lie ceux du groupe qui agissent dans le noyau et ceux qui agissent ailleurs et notamment dans l'appareil d'État. Les convergences sont des nœuds autour desquels s'emmêlent tous ces rhizomes.

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