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L'appropriation d'un lieu dans la bediyya est une condition de reconnaissance sociale et d'existence politique

S’approprier un lieu dans la bediyya ou s’associer à cette appropriation pour être reconnu socialement par ceux qui se rattachent à ce lieu renvoie aux représentations sociales de la réussite. Être considéré comme celui qui a réussi est relatif aux valeurs

partagées par le groupe tribal et dans la bediyya mauritanienne ces valeurs sont liées, entre autres, à l'élevage. Disposer d'animaux suppose un point d'eau qui est également la condition de l'existence matérielle du site du lieu-noyau. En ce sens l'appropriation est une condition de la réussite sociale.

Les animaux et le puits, conditions de la réussite sociale et source d'appropriation du lieu-noyau.

La métaphore du puits pour désigner le lieu-noyau de la bediyya prend ici tout son sens car l’appropriation d’un lieu se traduit généralement par le forage d’un puits qui permet l’abreuvement des animaux. D'après l'enquête sur la route goudronnée, 42% d’entre elles ont été créées en partie pour répondre à la recherche d’un site permettant l’élevage. Le lieu-noyau est un lieu d’élevage. Cela ne signifie pas que telle est sa finalité, mais la possession d’animaux est également une image qui renvoie à la réussite. La réussite n’est pas le fruit de l’élevage en tant qu’activité économique censée rapporter de l’argent, mais elle se traduit par la possibilité financière d’exercer cette activité. L’élevage nécessite en effet des revenus conséquents et reste un moyen d’épargne très répandu. L’accumulation de l’argent se traduit rarement par plusieurs zéros sur un compte en banque. La pression sociale exercée sur celui qui possède pour qu’il redistribue est telle que l’argent ne peut rester longtemps dans la même “poche” tant qu’il est facilement accessible. Aller chercher sa vache, ou plus difficile encore, sa chamelle, pour ensuite trouver un acheteur à qui la vendre est plus compliqué et plus long que d’aller retirer son solde à la banque. C’est pourquoi, en dépit des risques de sécheresse, la possession d’animaux demeure un investissement relativement sûr. Néanmoins, l’intérêt pour l’élevage ne relève pas seulement d’un intérêt économique car d’autres investissements comme l’immobilier pratiqué dans les villes sont bien plus rentables.

Culturellement, les animaux ont une place primordiale dans la société maure. Chez les Rgaybât, la redistribution des biens à l’intérieur de la tribu passait par le troupeau200. Celui qui avait un grand nombre de têtes en prêtait à celui qui les avait toutes perdues du fait de la sécheresse, de la maladie ou des Ghezou. Aujourd’hui, le prêt d’animaux

200 Sophie Caratini, A propos des Rgaybât du Sahara occidental, l'organisation tribale en question, In

est toujours une pratique courante. Il permet à un éleveur pauvre de disposer de plusieurs têtes. Il permet aussi à un citadin qui n’en a que quelques unes de les faire garder par un parent en les lui prêtant.

Symboliquement, l’élevage est une démonstration de richesse. D’une part, il faut avoir les moyens d’acheter des animaux et d’autre part il faut pouvoir les entretenir et payer le berger. La saison de l’hivernage met bien en valeur cet aspect symbolique. C'est la saison des pluies qui voit la bediyya reverdir et les animaux redonner du lait. C'est aussi les vacances scolaires, si bien que tous les résidents de Nouakchott reviennent. Les villages se repeuplent et s'animent. L'hivernage est aussi un temps social important. Il est le temps des mariages et celui qui réunit tous les membres de la tribu. Il permet de mesurer la réussite de chacun en fonction de ce qu'il ramène. Celui qui a des animaux est autonome en lait et peut en distribuer aux proches. Il peut organiser des “invitations” chez lui et offrir le méchoui. Celui qui a une localité dans la bediyya a donc l'avantage de pouvoir montrer sa réussite.

L’autonomie affichée à travers l’élevage est recherchée et enviée, mais elle symbolise aussi pour les autres habitants et tribus de la bediyya une réussite “probe”. Celui qui réussit et qui reste en ville avec son argent n’est pas considéré de la même manière. C’est ce que résume un élu de la commune d’Ayoun, “sans animaux, tu n’es rien“. L’élevage traduit la continuité de l’intégration au groupe. Trouver un berger n’est pas qu’une affaire d’argent, il s’agit également de confiance, or ce lien entre le propriétaire et le berger ne peut s’acquérir sans une bonne intégration sociale. Par l’élevage, celui qui a réussi montre qu’il n’a pas oublié les siens.

S’approprier c’est nommer

L’appropriation d’un lieu commence par un balisage matériel, visible dans le paysage. Il peut s’agir de planter sa tente ou de commencer à construire un hangar. Sur la route, à 17 kilomètres d’Ayoun, un hangar a été construit en 2003. En 2004, il n’était toujours pas habité. Ce n’est pas une habitation, c’est un marquage de l’espace. L’installation s’accompagne ensuite du choix d’un nom à attribuer au site. Une fois nommé, il devient un lieu pour ceux qui l’habitent et ceux qui l’évoquent.

Tableau 3 : Nombre de localités selon le type de toponyme Lieu saint ou historique Formation naturelle (colline, vallon) Point d'eau (barrage, oued, puits) Nom du fondateur Nom poétique (Bellevue, Beauséjour) Indéterminé Total 16 13 11 11 11 30 84 Sources : enquêtes

Dans la commune d’Agjert, sur 84 localités prises en compte, 12 ont une dénomination qui contient le nom du fondateur ou de sa famille. À ces noms de localités utilisés par l’administration, s’ajoutent les noms usuels. Pour ces derniers, nous ne pouvons proposer de données chiffrées. En ce qui concerne les localités de notre enquête le long de la route goudronnée, plus du quart est “surnommé” d’un nom de personnalité. Dar Es-Selem devient Ehel Joghdane et El-Helle devient El-Helle Oulad Chbeichib. Le lieu est alors assimilé au groupe qui se l’approprie. Il est reconnu comme approprié. Il existe.

Toutefois, la reconnaissance n’est pas mécanique. Donner son nom à un site n’en fait pas nécessairement un lieu reconnu. Aussi, en plus de l’aménagement des habitations, la plupart de ceux qui s’approprient un lieu, posent une pancarte indiquant sa présence. Ce ne sont pas les services publics qui se chargent des indications le long des routes mais les habitants. Chacun fabrique sa pancarte et y inscrit le nom de la localité et la distance qui la sépare du chef-lieu de région. Certains, éloignés de la route, mentionnent la distance qui les sépare de celle-ci. En général, la pancarte ne sert pas d’indication routière mais de balisage de l’espace au point que certaines localités sont réduites à un kilométrage. Beder devient par exemple “Pk 18”. Poser sa pancarte permet de formaliser son existence sociale en rendant visible aux autres groupes tribaux l’appropriation du lieu. Il ne s'agit donc pas seulement d'acquérir la reconnaissance à l'intérieur de son propre groupe. L'appropriation s'inscrit dans les rapports qu'entretiennent les groupes entre eux. En ce sens, s'approprier un lieu signifie marquer sa présence dans le paysage, non pas seulement dans le paysage concret mais dans le paysage de la scène politique.

L'appropriation d'un lieu s'inscrit dans le paysage politique

Chez les nomades de la péninsule arabique, le conflit entre deux tribus se traduisait par le déménagement de l’une, or la création des frontières a bloqué ce processus. Le déménagement n’est plus possible201. En Mauritanie, le problème peut être envisagé sous le même angle. Certains découpages administratifs limitent cette mobilité. Les conflits doivent être résolus sur un espace fini. L’accès à la terre en devient plus problématique. C’est dans cette perspective que nous plaçons le phénomène de la multiplication des localités dans la wilaya. Pour la seule commune de Hassi Ehel Ahmed Bichna, sur les 52 localités recensées par l’ONS en 2000, 18 avaient été recensées en 1988 et seulement 2 en 1977 (Cf. fig. 3).

Le choix de cette hypothèse tient dans l’interprétation possible du conflit qui a opposé les deux tribus les plus présentes à Ayoun, les Oulad Nacer et les Laghlal. Le conflit a atteint son point culminant lors des élections municipales de 1994. Les affrontements qui s’en sont suivis ont fait plusieurs morts. L’une des sources de tensions entre les deux tribus se situe dans la commune de Hassi Ehel Ahmed Bichna. Au début des années 1980, l’espace de cette commune, dont les limites n’ont été fixées qu’en 1987, était partagé entre les Tenwajiou, les Oulad Nacer, les Laghlal et les Peuls. Les Laghlal étaient déjà présents durant la colonisation. Ils étaient recensés dans le cercle de Nioro du Sahel. Au début du 20ème siècle, leur chef Abdellahi Ould Limam y aurait creusé un puits à Habra. Les Oulad Nacer et les Tenwajiou y sont également implantés, notamment dans plusieurs adwaba qui leur sont rattachés. Lors des sécheresses (début des années 1970 et début des années 1980), d’autres Laghlal recensés à Tamchaket du temps de la colonisation sont descendus du Nord. En 1983, les problèmes d’eau ont amené les Laghlal à creuser des puits dans des sites inexploités. Ces sites constituent aujourd’hui douze localités. Les Oulad Nacer ont contesté le forage de chaque puits en revendiquant la terre. Sur ces douze localités, sept ont posé moins de problèmes car ils se situaient sur des terres reconnues comme appartenant aux Laghlal du Sud. En revanche, les cinq autres ont provoqué des conflits violents. Ce sont les plus septentrionaux et les plus proches des localités des Oulad Nacer. Aujourd’hui, elles sont toutes les cinq appropriées par des Laghlal, ce qui permet aux Laghlal d’être la tribu la plus représentée de la commune.

Ce conflit a été interprété comme un recul des Oulad Nacer. L’appropriation de lieux a permis à un groupe d’affirmer sa présence sur un espace et puis de s’approprier un espace jusque là reconnu comme appartenant à un autre groupe. Cette politique du fait accompli s’apparente à celles des tribus nomades de la péninsule arabique qui, pour s’opposer à une autre tribu, commençaient par s’installer sur leur territoire. Cette action était interprétée comme une démonstration de force202. Il est possible que cet exemple, qui a marqué les esprits dans la région, ait introduit de nouvelles stratégies politiques. L'appropriation de lieux dans la bediyya serait devenue une arme politique, constituant une explication à la multiplication des localités.

La plupart des appropriations sont en effet la prise de possession et l’aménagement d’un site jusque là inoccupé pour y créer le lieu-noyau d'un groupe tribal. Certains sites avaient déjà un nom, celui d’un oued, d’une forêt ou d’une dune et d’autres n’existaient pas encore dans la toponymie. Ces derniers n’existaient donc pas en tant que lieu. Dans une région où il n’y avait qu’une dizaine de villages il y a soixante ans, le nombre de localités recensées s'est considérablement accru. En ce qui concerne la zone étudiée, elles étaient 29 en 1977, 35 en 1988 et 85 en 2000. Même si nous verrons dans la troisième partie que l'apparition nouvelle d'une localité dans un recensement relève parfois d'événements un peu plus complexes, la plupart sont autant de nouveaux lieux appropriés par un groupe dont le contrôle est l'enjeu de stratégies de réussite individuelle et de rivalités entre groupe dans la maîtrise de l'action politique qui s'inscrit dans la dynamique politique mauritanienne.

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