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Le spectacle théâtral, cinématographique, musical -et cela quel que soit le genre musical : classique, jazz, variété…- peut varier dans sa durée, dans ses formes, par exemple, du fait des échanges avec les publics, variables d’une représentation à une autre,

60 intégrer des imprévus artistiques ou non (panne de courant, malaise d’un comédien…). Mais il ne repose jamais -sauf dans les matchs d’improvisation théâtrale, et ce n’est pas un hasard- sur l’imprévisibilité. Ne me quitte pas (Jacques Brel) a toujours les mêmes paroles, sur la même musique, même si les arrangements peuvent être différents. Roméo et Juliette

de Shakespeare se termine toujours par la mort tragique des amoureux. D’ailleurs au théâtre (et a fortiori au cinéma, combinée à la réalisation et au montage), la mise en scène garantit cette stabilité. Elle consiste en un ensemble de dispositions plus ou moins prévues et coordonnées à l’avance visant à assurer le jeu des acteurs, leur rapport au texte, à l’espace scénique et aux objets placés sur la scène et enfin une cohésion globale.

La mise en scène n’est pas exclue du sport, bien qu’elle elle ne porte pas ce nom. En effet, les joueurs de football peuvent reproduire au cours d’un match des actions expliquées au tableau ou à la vidéo et maintes fois répétées à l’entraînement. Mais rien ne dit qu’ils y parviendront, ne serait-ce qu’en raison de la présence active des adversaires ou de l’arbitre, et/ou de l’incapacité collective ou individuelle58

à faire face à des situations de jeu par définition perpétuellement mouvantes. Enfin et surtout, le résultat (victoire/défaite, score, nom des buteurs…) n’est jamais garanti (sauf en cas de trucage, mais les publics ne le sauront jamais, ou alors l’apprendront trop tard). Cette imprévisibilité fait sens par rapport aux publics in situ ou ex-praesentia. Elle a d’ailleurs un prix au sens économique du terme, surtout en cas de retransmission en direct (cf. supra). Et les prix montent lorsque plusieurs chaînes de télévision se livrent à une surenchère pour remporter les droits de retransmission pour une compétition, parfois sur plusieurs années.

Le spectacle sportif se veut de moins en moins uniquement sportif et destiné aux seuls amateurs de sport. Il tend vers l’universalité et à offrir l’image idéalisée, harmonieuse, voire pacifiée, qu’une société souhaite se donner d’elle-même. En même temps, cette « bagatelle la plus sérieuse de monde » qu’évoque Christian Bromberger (2004) en pensant au football informe tout un chacun sur ce dont il a besoin pour réussir dans la vie, mais à la manière d’un drame théâtralisé. Par-delà les résultats, les scores, les actions de jeu, et au-delà des compétitions, il suggère aux spectateurs in et ex praesentia de discuter de la légitimité des victoires, des podiums, des médailles obtenues.

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Les médias et les publics mettent régulièrement en exergue les compétences, les qualités techniques et parfois esthétiques de tel ou tel joueur, son sens du jeu et aussi son talent. Son prix n’en sera que plus élevé sur le marché des transferts. L’exaltation des prouesses, l’héroïsation, quand ce n’est pas la starification ainsi que le rappel ad nauseam des exploits passés d’un joueur ou d’une équipe contribuent aussi à mêler attractivité et lucrativité.

61 Ainsi en dit-il long sur les modes de pensée et les mythes qui traversent notre société, et notamment sur ceux de la juste récompense, ou mieux encore de la juste concurrence entre égaux (Ehrenberg, 1991). Il occulte alors les inégalités sociales en mettant en scène de manière réitérée une hiérarchie fondée sur le mérite, le talent, la performance et non sur des (dis)positions sociales transmises par héritage. « Quand nous assistons à une compétition sportive, nous allons donc voir comment un ou des homme(s)

ordinaire(s), sans privilège de naissance, se distingue(nt) des autres » (Duret, 2012, 28).

Le sport devient un moyen d’élévation et d’émancipation individuelle et collective, car en tant que spectacle il est au service du lien social et pourquoi pas de la Cité. Dès lors, ne pouvons-nous pas l’assimiler à un « bien public » ou si l’on préfère un « bien collectif » aux sens idéologique (un bien pour tous, accessible à tous) et économique du terme59 ? Entre autres, cela permet de justifier les multiples interventions publiques locales et nationales (subventions directes et indirectes aux clubs professionnels et amateurs ainsi qu’aux compétitions, construction, rénovation et entretien des stades…). Voire de demander leur augmentation quantitative et qualitative.

Mais tous les chercheurs ne partagent pas cette manière de voir. Ainsi, dans un article de vulgarisation publié par Médiapart (2 avril 2013), Jean-Marie Brohm s’indigne que « La saturation de l’espace public par le spectacle sportif atteigne aujourd’hui des proportions démesurées. Contenu idéologique dominant, souvent exclusif même, des grands médias, des commentaires politiques, des ragots journalistiques, des conversations quotidiennes (y compris chez les intellectuels dits de gauche), le spectacle sportif apparaît comme une propagande ininterrompue pour la brutalité, l’abrutissement, la vulgarité, la régression intellectuelle et pour finir l’infantilisation des ‘foules solitaires’ pour

paraphraser l’ouvrage classique de David Riesman ». Ou encore, plus loin : « L’autre

mystification, encore plus scandaleuse, est celle qui laisse croire que le sport est un facteur de citoyenneté, de rapprochement, de concorde civile. Or, les affrontements sportifs, surtout en football, dopés par les enjeux financiers extravagants et exacerbés par les rivalités nationales ou régionales, débouchent de plus en plus fréquemment sur de graves actes de violences sur les terrains (injures racistes, agressions délibérées, blessures) et sur des débordements criminels dans les gradins et autour des stades. Il suffit de suivre attentivement la chronique des incidents, échauffourées, bagarres, provocations, émeutes

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Pour les économistes, dans leur langage inimitable, un bien public présente trois traits (Constantin, ed., 2002) : la non-rivalité (sa consommation par un agent économique n’a aucun effet sur la quantité disponible pour les autres agents), la non-exclusion (dès qu’il est produit, chacun peut en bénéficier) et enfin la non-divisibilité (sa couverture n’est pas assurée par le marché dans les limites de la demande solvable).

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liés au football pour comprendre qu’il ne s’agit plus d’un jeu, mais bel et bien d’une forme

de guerre civile ou de haine militante ».

Le débat est d’autant moins clos que le spectacle sportif sature -comme le souligne Jean-Marie Brohm- l’espace public et les espaces publics (stades, cafés, transports en commun…), mais aussi les espaces privés dont les domiciles, notamment en raison de sa très forte médiatisation multi-médias : affiches, livres, presse écrite, radio, télévision, Internet. C’est a fortiori le cas du spectacle footballistique, sans doute le plus médiatisé des spectacles sportifs compte tenu de l’universalité du football en tant que pratique et tant que spectacle (cf. supra)60.

C’est une bonne raison pour se pencher sur les représentations médiatiques, expression « valise » très largement utilisée qui montre le flou de la notion qu’elle exprime. Elle a donc besoin qu’on l’aide à fonctionner. Car c’est bien des représentations médiatiques comme moyen de construction médiatique des publics du football que nous entendons traiter : comment L’Equipe les constitue-t-elle en tant que publics (chapitre 2) ? Comment leur parole est-elle construite par ce quotidien sportif (chapitre 3) ?

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3..22 LLeessrreepprréésseennttaattiioonnss mmééddiiaattiiqquueess

En raison du flou qui entoure la notion de « représentations médiatiques » et des difficultés que l’on rencontre pour la définir, de nombreux chercheurs préfèrent ne pas y avoir recours, se contentant, d’évoquer les modalités du « traitement médiatique », du « traitement journalistique », de la « construction médiatique », ou bien « l’activité de compréhension collective du monde par les médias », ou encore la « construction discursive des médias » (Arquembourg, 2008) d’une information, d’un événement et en fin de compte, de n’importe quel objet dont les médias se saisissent. Par contre tous ceux qui se situent dans cette perspective rejettent la thèse -encore largement défendue par une majorité de journalistes- que les médias relatent ce qui est (le réel, la réalité sociale), le plus objectivement possible. Tous estiment, chacun avec ses mots et son cadre de référence, certains de façon radicale (Veron, 1981), d’autres plus nuancée (Charaudeau, 2005), qu’il convient, de distinguer les faits et les manières dont les médias en rendent

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L’universalité du football ne signifie pas que sa consommation est uniforme sur l’ensemble de la planète et qu’il suscite partout le même engouement et les mêmes émotions. Ni que toutes ses compétitions sont regardées et commentées avec le même intérêt. Il faudrait en fait travailler sur chaque continent, puis à l’intérieur de chaque continent, sur chaque pays. Et si possible en prenant en compte l’état du système médiatique et la place du football dans chaque société et dans chaque système médiatique national, les référents culturels des populations et les cultures sportives, les possibilités économiques des individus…

63 compte… quitte à s’opposer sur le statut du sujet qui appréhende : s’agit-il du « sujet-langagier », du sujet « être social » (celui des sociologues) ou d’un sujet qui articule les deux (Arquembourg, 2008, 16-18).

Le débat sur la définition et les usages de la notion de « représentations médiatiques » traverse depuis quelques années le Laboratoire d’Etudes et Recherches en Sciences Sociales (LERASS), Equipe d’Accueil de l’Université Paul Sabatier – Toulouse 3 à laquelle nous appartenons. Et il est loin d’être tranché. Deux équipes travaillent en partie sur et avec les représentations : d’une part, Psycom (psychologie sociale, sciences de l’information et de la communication, sciences du langage) ; mais il s’agit des représentations sociales, domaine de recherche important de la psychologie sociale française, voire européenne, revisité ici au prisme de leurs dimensions langagières ; d’autre part, Médiapolis, notre équipe de rattachement, exclusivement composée de chercheurs relevant des sciences de l’information et de la communication. Celles-ci ont consacré de nombreux séminaires et une réponse a été apportée… mais à laquelle toute l’équipe ne s’est pas ralliée. C’est de cette réponse dont on va ici brièvement rendre compte, puisque nous avons décidé de nous l’approprier. Il sera ensuite temps de mettre cette définition en perspective avec ce que l’on appelle souvent les « événements médiatiques », catégorie à laquelle appartiennent nombre d’« événements sportifs », et parmi lesquels les « événements footballistiques » ont une place importante. Si tant est que ceux qui sont présentés comme tels sont toujours des événements…

3.2.1 Définitions

On partira de la notion de « représentations » (3.2.1.1) pour proposer une définition des représentations médiatiques (3.2.1.2).

3.2.1.1 Des représentations…

De façon habituelle en sciences humaines et sociales, l’équipe Médiapolis a d’abord travaillé sur :

- l’étymologie du mot : partant du latin « repraesentatio », le CNRTL (cf. supra) définit la représentation comme l’« action de replacer devant les yeux de quelqu'un », « de mettre sous les yeux »61 . Par extension, il veut aussi dire « rendre présent », « présenter à nouveau ».

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64 - des définitions données par des outils socialement légitimes pour les produire : les dictionnaires62, les lexiques, les encyclopédies (…), d’autant que certaines sont reprises et commentées par les chercheurs eux-mêmes. De ce voyage à travers ces usuels, on retiendra principalement l’existence d’une pluralité de significations qui, sans obligatoirement s’exclure, ne se recoupent pas nécessairement : rendre présent quelque chose à l’esprit à l’aide d’une image :

* la représentation est donc en même temps un processus et un produit ;

* donner un spectacle en public -ce qui suppose une monstration, une mise en scène- ainsi que le spectacle lui-même ;

* reproduire des objets du monde naturel ou social par tout moyen approprié : peinture, sculpture, photographie, carte, graphe, concept (…) ;

* acte par lequel un sujet prend connaissance des objets qui font impression sur ses sens, certains ajoutant les objets qui ne sont perceptibles par les sens : il s’agit donc de représentations individuelles ;

* manières collectives de penser le monde (représentations

collectives) ; action de tenir son rang ;

* agir à la place de quelqu’un (individu ou collectif) pour le compte de quelqu’un par désignation.

Ensuite, L’Equipe s’est intéressée aux sciences humaines et sociales et plus spécialement aux sens construits par quelques disciplines (sociologie, psychologie géographie, sciences du langage, sciences de l’information et de la communication, droit et histoire63) ainsi qu’aux usages que chacune fait de la notion. Pour cela, dix-huit dictionnaires64, lexiques, encyclopédies spécialisés ont été sollicités (certains sont

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Par exemple, Le Robert - Dictionnaire historique de la langue Française, édition 1992 ; Le Dictionnaire de Furetière, Le Robert, édition de 1978.

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L’histoire, et spécialement celle des mentalités, a recours à la notion de « représentation ». Selon Alain Corbin (1992, 23) « le système des représentations ne fait pas qu'ordonner le système d'appréciation, il détermine les modalités de l'observation du monde, de la société et de soi ; en fonction de lui s'organise la description de la vie affective. C’est lui qui en dernier ressort régit les pratiques. Il serait à l'évidence absurde de concevoir une histoire des sensibilités, de la psychologie affective ou si l'on préfère des mentalités, qui ne serait pas d'abord celle des représentations ».

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Par exemple, Dictionnaire de Sociologie, Larousse, édition 1994 ; Dictionnaire de Sociologie, Robert/Le Seuil, édition 1999 ; Dictionnaire de Sociologie , Encyclopaedia Universalis/ Albin

65 étroitement disciplinaires, d’autres sont plus transversaux à plusieurs champs). Ce survol a permis de constater que :

- Les sens et les usages varient d’une discipline à l’autre, mais aussi au sein de chacune en fonction des courants, des époques, voire des effets de mode. Mais certains sens peuvent être plus ou moins stabilisés (par exemple, les représentations sociales en psychologie sociale).

- Les définitions interpellent la posture épistémologique des chercheurs. On prendra pour exemple le concept. Si on s’accorde souvent pour le définir comme une représentation intellectuelle d’une réalité naturelle ou sociale, certains considèrent qu’il est le reflet de la réalité, alors que d’autres estiment qu’il est une création, une interprétation qui, pour être pertinente, doit révéler les modalités de sa construction.

- Cette diversité est sans doute le résultat d’une effervescence intellectuelle, mais elle produit du flou. De sorte que la notion de « représentations » risque de devenir une « auberge espagnole » qui la rend peu heuristique et difficilement opératoire dans le cadre d’un travail empirique. En outre, l’adjonction des adjectifs qualificatifs « sociales » (psychologie sociale), « spatiales » (géographie), « collectives » (sociologie), « médiatiques » (entre autres, sciences de l’information et de la communication) est susceptible d’apporter des confusions supplémentaires, surtout quand elle n’exprime pas explicitement des approches plus ou moins largement reconnues par une ou plusieurs disciplines.