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« L’information n’existe pas en soi, dans une extériorité à l’homme, comme peuvent exister certains objets de la réalité matérielle (un arbre, la pluie, le soleil) dont la signification, certes dépend du regard que l’homme pose sur ces objets, mais dont l’existence est indépendante de l’action humaine. L’information est pure énonciation. Elle construit du savoir, et comme tout savoir celui-ci dépend à la fois du champ de connaissance qu’il concerne, de la situation d’énonciation dans laquelle il s’insère et du dispositif dans lequel il est mis en œuvre » Patrick Charaudeau, 2005, 26

Il s’agit ici de vérifier, à travers les discours journalistiques de L’Equipe et dans une perspective diachronique, comment se construisent les représentations médiatiques des publics. L’expression « discours journalistiques » est prise au sens d’énoncés dont le mode de production et de structuration est à la fois complexe, évolutif et relativement stable, tout simplement parce qu’il renvoie à un groupe socialement institué1

, observable et qui par ailleurs se reconnaît à travers le mode de production de ces énoncés (Maingueneau, 1995). On notera en outre que ces « discours » sont garantis par l’institution -ici L’Equipe et au-delà la sphère médiatique- qui les produit. C’est dire que, comme toutes les formations discursives, les discours journalistiques ont une double dimension, linguistique et sociale.

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Ce groupe est également hétérogène et traversé par des hiérarchies visibles et moins visibles (liées aux origines sociales, à la formation, à la légitimité du domaine –politique, économie, société, sport…- qu’ils traitent, ainsi que le montre la sociologie du journalisme. Nous reviendrons plus longuement sur ce point dans le chapitre 3. Pour l’instant nous nous contenterons d’utiliser l’expression « discours journalistiques » au pluriel pour bien montrer cette diversité. Enfin, de façon plus pratique, nous inclurons les « correspondants locaux » et les photographes dans les journalistes, même s’ils n’en ont pas le statut, puisqu’ils contribuent à la production des discours journalistiques au sens défini supra. Les publics seront traités de la même façon tant qu’il s’agira de paroles rapportées par les journalistes et correspondants.

128 Ce positionnement aurait dû nous conduire à privilégier une approche en termes d’analyse de discours et donc à travailler dans un même mouvement énoncés et énonciations dans un référentiel personne, espace et temps définis (Maingueneau, 1995). Malheureusement, nous n’en maîtrisons pas suffisamment les techniques pour nous lancer fructueusement dans cet exercice, notre formation d’historien ne nous ayant guère aidé à les acquérir. C’est donc vers l’étude des énoncés, c’est-à-dire des contenus, que nous nous sommes tourné, tout en laissant quelques espaces à l’analyse de discours toutes les fois où elle sera pour nous « faisable ».

Il faut donc tout d’abord s’arrêter sur la notion de « contenu ». En effet celle-ci peut avoir un grand nombre de significations. Selon le Larousse2, le contenu est « ce qui est

exprimé dans un texte, un énoncé, sa teneur et sa signification ». Mais c’est aussi le « sens

d’un mot » (cf., par exemple, l’expression « chaque terme a un contenu précis »). Selon le CNRLT, l’analyse de contenu est une « méthode d'analyse de texte qui s'intéresse à sa

signification propre plutôt qu'à sa forme3 », ce qui revient à étudier ce (information,

message…) qui est véhiculé par le discours.

On distingue fréquemment deux types de contenus, tous deux plus ou moins empruntés à la psychologie freudienne et plus précisément à l’association freudienne, si l’on en croit les spécialistes (Negura, 2006) :

- Le contenu manifeste, au sens de ce qui est dit de manière explicite. Pour Freud (1916), il s’agit de ce qui « peut paraître confus ou absurde (…) parfois (ce qui) peut être plus cohérent sans pour autant perdre son caractère d'étrangeté

pour le rêveur4 ». Etudier le contenu manifeste revient alors à faire ressortir les

thèmes le plus souvent traités, les termes qui reviennent fréquemment, les prises de position claires argumentées ou non…

- Le contenu latent, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas exprimé de manière explicite. Selon Freud, « Les pensées latentes constituent la partie cachée du

rêve, que l'interprétation permet de révéler à partir des chaînes associatives5 ».

Analyser le contenu latent revient alors à s’interroger sur l’absence d’un thème, d’une argumentation (…) ainsi qu’à chercher à comprendre ce que cache cette 2 Source : http://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/contenu/18582 3 Source : http://www.cnrtl.fr/definition/contenu 4

Cette définition provient du Dictionnaire de la Psychiatrie, Editions du CILF : www.cilf.fr

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129 absence. Par exemple, et nous aurons l’occasion d’y revenir, pourquoi les femmes sont-elles durablement absentes ou quasiment absentes des photos et des articles de L’Equipe ? Pourquoi apparaissent-elles à un moment donné et sous quelles formes ? Mais alors, et si l’on force un peu le trait, on n’est plus très loin de l’analyse de discours puisque l’on peut aussi interroger les formes et les conditions -y compris sociales- de l’énonciation.

Ces deux niveaux d’analyse permettent de mieux comprendre la définition que donne Laurence Bardin de l’analyse de contenu « L’analyse de contenu apparaît être l’ensemble des techniques d’analyse des communications utilisant des procédures systématiques et objectives des descriptions du contenu des messages, visant à obtenir des indicateurs (quantitatifs ou non), permettant l’inférence de connaissances relatives aux

conditions de production/réception (variables inférées) de ces messages » (Bardin, 2007,

43). Ou encore celle d’Alex Mucchielli, pour qui analyser le contenu d’un document, c’est

« rechercher les informations qui s’y trouvent, dégager le sens ou les sens de ce qui y est présenté, formuler, classer tout ce que contient ce document ou cette communication »

(Mucchielli, 1991, 24).

Laurence Bardin explique dans le même ouvrage que la mise en pratique de l’analyse de contenu est un moyen de comprendre le corpus en l’abordant de manière quantitative ou qualitative. Dans le cas de la presse écrite cette réflexion sur la méthode employée est centrale. C’est d’ailleurs sur cette approche méthodologique de l’analyse de contenu que Jean de Bonville (2006) s’attarde. En effet, il expose les outils de ce qui constitue une approche quantitative : il est alors question, notamment, de calcul de fréquence des éléments identifiés comme pertinents. Mais il définit aussi une méthode qualitative, c’est-à-dire les valeurs données à des éléments linguistiques et à la construction de réseaux de sens.

Dans notre recherche, nous nous sommes orienté plutôt vers une analyse qualitative : d’une part, pour des raisons pratiques (la plupart des articles de notre corpus ainsi que les pages dans lesquelles ils s’inscrivent ne sont pas numérisés) ; d’autre part et surtout parce que nous souhaitons mettre en exergue les questions de contexte et les réseaux au sein desquels se positionnent les occurrences.

On peut en outre, sur la dimension qualitative, se référer à des auteurs relevant des sciences de l’information et de la communication qui se sont concentrés sur cette approche. Pierre Paillé et Alex Mucchielli notamment, dans L'analyse qualitative en sciences

humaines et sociales publié en 2003, cherchent à mettre en place une approche théorique

de l’analyse qualitative, ainsi qu’une méthode de problématisation et de traitement du corpus que l’on peut retrouver chez Jean de Bonville (2000). Cependant ils s’efforcent d’aller plus loin en s’intéressant particulièrement au traitement qualitatif des sources. Pour

130 cette approche méthodologique, ils distinguent trois modes d’analyse de contenu que nous utilisons dans notre travail :

- « L’analyse logico-esthétique » étudie la structure du discours en relation avec

ses effets de sens. C’est le cas de l’analyse stylistique du discours, que nous utiliserons dans le cadre de l’analyse du choix des occurrences (public, spectateurs, etc.).

- « L’analyse sémantique structurale », cherche à définir le champ des

significations d’un objet dans son contexte.

- « L’analyse logico-sémantique », s’en tient au contenu manifeste, ne considérant

que le signifié immédiat, accessible. Cette analyse porte sur les jugements formulés par le locuteur.

Pour paraphraser Edgar Morin, l’approche par une méthode qualitative permet de remplacer « une pensée qui sépare et qui réduit par une pensée qui distingue et qui relie » (Morin, 2000, 21). C’est donc une « quête de sens » (Paillé, 2011, 13) : « La donnée qualitative est en fait à ce point multidimensionnelle que seul l’esprit humain peut espérer

en extraire le plus de sens » (14). Pierre Paillé soulève un point important, en tout cas pour

nous, historien de formation : la recherche de sens provient du lien que l’on veut avoir (ou créer) avec les sources. C’est d’ailleurs ce que Marc Bloch évoque dans Apologie pour

l'histoire ou métier d'historien : « Le bon historien ressemble à l’ogre de la légende. Là où

il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier » (1949, 60). L’Ecole des Annales

cherche à s’ouvrir aux autres sciences humaines et donc à croiser les sources, les thèmes et les approches. Cela vient du fait que la quête de sens passe par la recherche d’une méthode moins systématique, et peut être plus « artisanale ». Par ce terme on veut dire que « […]

l’artisan est celui qui travaille avec des outils très peu mécanisés. Sur le plan de l’analyse qualitative, il s’agit du cas de figure de celui qui fait ses analyses à la main. Cela a pour effet, selon mon expérience, de ralentir les processus d’analyse. Et la lenteur permet une sensorialité plus fine, plus attentive. En même temps, le travail artisanal permet un contact

plus charnel avec les matériaux, et par conséquent des analyses bien incarnées » (Paillé,

2011, 14). Le croisement des sources, et surtout la recherche de l’élément spécifique, caractéristique, et qui peut apparaître au premier abord comme un détail, montre bien la manière dont l’historien cherche qualitativement la mise en valeur de son corpus, tout comme le proposent Pierre Paillé et Alex Mucchielli. En fin de compte, dans la mesure où elle revient à exploiter de manière méthodique et distanciée des documents afin de les faire parler, d’abord au pied de la lettre, puis au second degré, l’analyse de contenu rejoint les techniques historiographiques auxquelles l’historien est acculturé. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs pas hésité à y recourir explicitement.

L’optique de notre travail est interprétative. Ainsi, « Elle implique d’entrer dans une relation renouvelée avec l’objet d’étude, laquelle met en présence des univers incarnés

131 par des acteurs et des chercheurs au service d’une compréhension toujours en train de se faire » (Paillé, 2011,17). Elle doit nous permettre d’analyser les publics du football, avec comme objectif leur caractérisation à travers ce que L’Equipe dit ou ne dit pas d’eux dans trois périodes successives. Il est alors possible de mettre en avant une forme de classement voire de typologie des thèmes du discours en fonction de l’interprétation. Nous sommes dans une démarche compréhensive qui vise à former des grands thèmes, des grandes catégories, qui donnent un sens à notre corpus.

Cependant, le recours à l’analyse de contenu telle que définie supra n’est pas exclusif. Comme annoncé, nous utiliserons marginalement d’autres techniques en fonction des besoins, mais aussi de notre aptitude à les faire fonctionner, et tout d’abord l’analyse de discours dont l’usage (le nôtre) fait apparaître, au sein du discours « les traces de

contraintes, les oppositions et les résistances » (Tétu, 1989, 64). Cette approche sera utile

dans le présent chapitre, mais aussi et surtout dans le troisième, lorsqu’il s’agira de réfléchir au positionnement du journaliste vis-à-vis des représentations médiatiques des publics, les siennes, celles de son journal et celles des médias.

En tant que pratique et en tant que spectacle fortement médiatisés (cf. supra

chapitre 1), le football s’inscrit de manière dynamique dans un contexte sportif, social, économique et culturel évolutif et ce contexte est central pour comprendre la mise en scène des publics par les médias de manières différentes dans le temps. Or cette mise en scène qui s’accompagne toujours d’une qualification discursive des publics à travers des occurrences (« foule », « masse », « supporters », « ultras », « hooligans »…) est aussi un travail de construction des publics qui porte plus ou moins la marque de son époque.

De façon plus précise, nous aborderons ces questions en fonction de la périodisation précédemment définie, chaque période faisant apparaître des représentations dominantes des publics, mais aussi des représentations émergentes qui pourront éventuellement se développer dans un contexte différent :

- La première période (1946-fin des années 1950) définit, à travers une terminologie alors dominante, un public plutôt « toile de fond », élément du décor du spectacle footballistique.

- La seconde (années 1960-années1970), construit des spectateurs qui

commencent à prendre une part de plus en plus active et de plus en plus revendiquée au spectacle.

- Enfin, la troisième période (années 1980-2010), est celle de la montée en puissance, puis de l’hégémonie médiatique d’un supportérisme ostentatoire dont la typologie est fondée sur la mise en acte (ce qu’ils font) et sur la monstration de cette mise en acte.

132 L’objectif central est, rappelons-le, d’étudier comment se transforment les représentations médiatiques des publics. En prenant pour point de départ la période 1946-fin des années 1950, nous cherchons non seulement à mettre en place une typologie des publics susceptible de servir de point de repère pour les deux autres périodes, mais surtout à analyser comment les publics évoluent en relation avec la configuration médiatico-sportive sur un temps relativement long.

Nous retiendrons des critères récurrents afin de vérifier comment ils évoluent. Les premiers sont d’ordre sociologique : sexe, âge et, si possible, métier, catégorie socioprofessionnelle, origine géographique. L’objectif est de dégager des profils « sociologiques » des publics qui se déplacent plus ou moins régulièrement au stade à partir de ce qu’en dit L’Equipe. Les seconds sont relatifs aux raisons de leur présence dans les stades, toujours à partir de qu’en disent les journalistes. Le degré d’engagement permet d’affiner les profils des publics.

Outre ces deux types de variables, se dégage un autre élément important des représentations médiatiques : la question de la masse. En effet, les publics sont souvent présentés par L’Equipe comme une « masse », sans que cette notion soit réellement définie. Cela est d’autant plus gênant que, dans le cas précis du football, ce terme peut avoir plusieurs significations :

- le football est un sport de masse : le football peut être analysé comme une activité de masse, c’est-à-dire une activité pratiquée, connue, regardée in situ et

ex praesentia et commentée par un très grand nombre de personnes (Milza,

1990 ; Mignon, 1998 ; Fournier, 2010).

- le football est le « sport roi » des médias de masse au sens où il est un objet privilégié des médias de masse qui participe à leur construction (Ortoleva, 2008).

Il est donc indispensable de décider comment on va définir et surtout caractériser cette « masse ».

Enfin la dernière dimension qui nous permettra de construire une typologie des publics est celle des identités, ce terme apparaissant régulièrement dans les articles du quotidien sportif. Cette question, sans doute la plus délicate, est traitée par de nombreux

1. De 1946 à la fin des années 1950 : le