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Spéculation et représentation mentale

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 120-123)

L’analyse de l’activité de ceux que l’on appelle spéculateurs sur les mar-chés financiers constitue un élément capital pour quiconque s’interroge sur la dynamique boursière. La définition que nous retiendrons ici de la spéculation est celle proposée par Kaldor en 1939 : un ordre d’achat ou de vente d’une action est dit spéculatif lorsque la seule motivation de l’achat ou de la vente est l’espérance d’une variation du cours de bourse. La position spéculative est intrinsèquement une position de court terme : il s’agit de pouvoir tirer parti d’une évolution rapide des cours de bourse, à la hausse ou à la baisse.

Pour appréhender les éléments qui sont à l’œuvre dans ce type de déci-sion, une manière commode de procéder est de considérer les comportements effectifs des spéculateurs, tels qu’ils sont relatés par exemple dans les récits des opérateurs de salle de marché (les traders)1 ou bien à partir d’observations faites sur place, c’est-à-dire en examinant le comportement d’un opérateur en situation dans une salle des marchés. C’est dans cette perspective que s’ins-crit ce chapitre, parmi une série de travaux consacrés à l’étude des comporte-ments psychologiques face à l’argent (behavioral finance)2, recherches qui ont abouti à la conclusion selon laquelle, pour entreprendre une analyse efficace de la dynamique boursière, il était nécessaire d’intégrer les paramètres cogni-tifs et psychologiques des individus. Ainsi, il est devenu clair que l’existence de biais cognitifs récurrents (trop grande confiance en soi3, surréaction aux an-nonces financières4) ou bien encore l’usage par les opérateurs de représentations

1 Voir par exemple Bagehot [1873/1999], Godechot [2001], Graham [1991], Lefèvre [1923/1994], Schwager [1996], Soros [1996, 1998].

2 Thaler [1993].

3 Hirshleifer et Luo [2001], Hirshleifer et Subrahmanyam [1998].

4 De Bondt et Thaler [1985], Tordjman [1996].

mentales5 influencent aussi bien les décisions des opérateurs, que les conseils donnés par les analystes. Tout en validant ces interprétations, nous proposons une analyse complémentaire reposant sur l’existence de représentations men-tales différenciées que les opérateurs utilisent dans l’appréciation du cours de bourse.

L’observation empirique des décisions des spéculateurs fait apparaître que ceux-ci utilisent différentes sources d’informations (comme les annonces de don-nées macroéconomiques ou de résultats sur l’activité de l’entreprise, mais aussi les rumeurs, la notion d’humeur du marché, ou encore un traitement des séries de cours passés) pour se former leur opinion sur l’évolution espérée de la valeur de l’entreprise, sur l’opinion future du marché ou sur la réaction attendue de certaines catégories d’opérateurs. Ainsi, un opérateur peut prendre une posi-tion acheteuse à la suite de l’intervenposi-tion d’un dirigeant d’entreprise informant la communauté financière de la croissance des bénéfices. Mais il peut tout au-tant décider de vendre parce qu’il a appris qu’un fonds de pension venait de se désengager sur un titre. Il pourra aussi acheter en suivant des recommandations de type technique. En effet, l’analyse technique est une pratique très fréquente dans les salles de marché, qui consiste à anticiper la tendance future des prix à partir des séries de cours et des volumes passés6. Il existe ainsi une pluralité de règles qui opèrent dans la prise de décision de nature spéculative. Est-il possible de donner une explication économique à cette diversité comportementale, ou bien au contraire faut-il n’y voir qu’une conséquence sociale des parcours des individus, ce qu’un sociologue français qualifiait récemment de « bazar de la rationalité7» ? Nous essaierons ici de poser les bases d’une analyse cognitive de la diversité des règles de décision. Plus précisément, nous montrerons qu’il est possible de catégoriser ces différentes règles selon une articulation simple reposant sur la manière dont l’intervenantconçoitla formation à court terme du prix sur le marché. On précise à présent ce point.

Comme nous l’avons vu au chapitre 1, la règle d’évaluation d’une action la plus connue chez les économistes et les professionnels est la règle de la valeur dite fondamentale, dont on trouve déjà la description chez Smith et Stuart-Mill.

S’il suit cette règle, le spéculateur s’informera sur l’évolution de données réelles pouvant influencer l’activité future de l’entreprise afin d’estimer ce que sera sa valeur future. Il achète s’il estime que la valeur réelle de l’entreprise va croître et que cette augmentation se traduira par une hausse des cours, en sorte qu’il pourra revendre à un prix supérieur les titres qu’il aura préalablement acquis.

On peut caractériser le spéculateur fondamentaliste comme un individu qui croit que le prix à court terme sur le marché se forme à partir de la valeur réelle de la société, et qui s’informe sur l’évolution de cette valeur. Le terme de fondamentaliste (fundamentalist) a été popularisé en langue anglaise à la suite des travaux de Frankel et Froot de 1990 consacrés à la formation du taux de

5Les modèles mentaux de Shiller [1989, 2000].

6Pour une présentation de ces techniques, voir par exemple Pring [1985].

7Godechot [2000].

change, qui opposent lesfundamentalistsauxchartists8. Considérons à présent l’opérateur qui fonde son ordre sur l’opinion du marché. Il croit alors que le prix dépend de l’opinion, et non de la valeur fondamentale. Il s’informera dans ces conditions sur l’humeur du marché plutôt que sur l’évolution des données réelles de l’économie. Ces deux comportements donnent lieu à des interventions différentes sur le marché : l’opinion n’est pas nécessairement fonction de l’évo-lution de la valeur fondamentale. Mais chaque comportement présuppose que l’acteur adhère préalablement à une représentation mentale sur les modalités de formation du prix à court terme sur le marché boursier. La décision spécu-lative doit être entendue au regard de cettereprésentation mentaleadoptée par l’individu quand il est intervenu.

Nous montrons qu’il est possible de distinguer trois représentations men-tales de l’évolution à court terme du cours de bourse : une représentation de type fondamentaliste, où le cours de bourse d’une action est supposé être égal à sa valeur fondamentale ; une représentation de type stratégique (exprimant un jeu à plusieurs), où le cours de bourse est supposé dépendre des offres et des demandes des autres intervenants (des autres joueurs) ; et une représenta-tion de type convenreprésenta-tionnaliste dans laquelle le cours de bourse est supposé être fonction de l’opinion du marché, cette opinion étant définie comme une conven-tion. L’hétérogénéité des règles de décision spéculative apparaît ainsi comme conséquence de la diversité des représentations mentales des spéculateurs sur le fonctionnement à court terme du marché.

Pour appréhender au mieux les raisons qui ont conduit un intervenant à passer un certain ordre sur un titre, il importe d’analyser trois éléments : les caractéristiques particulières du marché et du titre au moment où l’individu a passé son ordre, la représentation mentale qu’il a adoptée pour rendre compte au mieux de la formation du cours, et le signal qu’il a choisi pour anticiper ce que sera le prix. Le critère de rationalité cognitive9 rend compte de cette articulation. Sur cette tripartition, nous construisons une typologie des règles spéculatives, reposant sur la cohérence entre décision individuelle, représenta-tion mentale du foncreprésenta-tionnement du marché, et signal informareprésenta-tionnel. Nous pro-posons aussi une taxinomie des modèles microéconomiques financiers consacrés à la question de la spéculation. Le choix des articles cités dans cette taxinomie ne saurait être exhaustif. Il s’agit d’articles qui ont été estimés intéressants pour illustrer chaque règle de décision spéculative. Nous reviendrons dans une première section sur les trois représentations mentales possibles pour rendre compte du fonctionnement à court terme du marché. Nous exposerons ensuite notre typologie des décisions spéculatives.

8Frankel et Froot [1990].

9Walliser [1989, 2000].

Trois idées directrices du fonctionnement de la

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