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Le choix d’une modélisation probabiliste

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 42-47)

Une troisième difficulté de mise en œuvre des tests d’efficacité information-nelle vient d’une autre hypothèse conjointe : celle de l’imbrication entre notion d’efficacité informationnelle et spécification d’un modèle probabiliste particu-lier pour la dynamique boursière11. Trois modèles de comportement des cours de bourse ont été, chacun, fréquemment identifiés à l’hypothèse d’efficacité in-formationnelle : le modèle de marche au hasard introduit par Bachelier en 1900, le modèle de martingale introduit par Samuelson en 1965 et complété en 1973, et le modèle du jeu équitable introduit par Fama en 197012. Ces modèles se pré-sentent intuitivement à l’analyse historique et financière comme des restrictions particulières sur le comportement des cours de bourse : la dynamique boursière est décrite directement sans considération particulière sur les dividendes et le taux d’actualisation.

Au contraire de cette manière de voir les spécifications probabilistes, nous montrons ici que le choix d’un tel type de modèle revient en réalité à choisir un type de comportement des dividendes et des taux d’actualisation anticipés, c’est-à-dire que ces modèles probabilistes sont en fait reliés aux hypothèses sur la formule d’évaluation d’une action donnant sa valeur fondamentale. On peut donc considérer que les spécifications probabilistes représentent une tentative destinée à surmonter, mais sans y parvenir, le problème de l’hypothèse jointe.

Nous montrons cela sur les trois modèles mentionnés.

Le modèle de marche au hasard Le modèle de marche au hasard impose que les variations périodiques des rentabilités (les logarithmes des cours, ou∆st dans la notation de la formule d’évaluation log-linéaire) ne soient pas autocor-rélées dans le temps, et soient donc totalement imprévisibles (en dehors de la partie déterministe g). Les résultats positifs des premiers tests de marche au hasard expliquent d’ailleurs l’assimilation historique de ce modèle spécifique à l’hypothèse d’efficacité informationnelle elle-même13. Comme toute implication testable de l’hypothèse d’efficacité informationnelle nécessite des restrictions sur le comportement du taux d’actualisation et des dividendes, le modèle de marche au hasard en impose lui aussi, et est donc nécessairement moins général que l’hypothèse d’efficacité informationnelle elle-même.

11Sur ce conditionnement de l’hypothèse d’efficacité informationnelle par un modèle pro-babiliste particulier, voir le bilan sur un siècle publié par Walter [1996]. Sur la possibilité de conditionnement d’une analyse historique par des conceptions probabilistes, voir Grenier [1995].

12Les textes de référence sont respectivement Bachelier [1900], Samuelson [1965] et Fama [1970].

13Voir Walter [1996].

Le modèle de marche au hasard peut-être formellement déduit de la formule d’évaluation rationnelle en imposant deux restrictions sur les variables qui la composent : l’hypothèse d’un bruit blanc pour la croissance du dividende, et la constance du taux d’actualisation. Formellement, l’hypothèse du bruit blanc s’écritDt+1/Dt=εt+1, soit en logarithmesdt+1=dt+ηt+1 avecηt= lnεtoù lesηt sont indépendamment et identiquement distribués (en abrégé i.i.d.) de moyenneIE(ηt) =gnon nulle, soitηt=g+ut, où lesutsont i.i.d. de moyenne nulle. Avec ces deux hypothèses, on montre que

st=s0+gt+σWt (2.14)

Wtest un mouvement brownien standard, c’est-à-direW0= 0,IE (W1) = 0 etIE

W12 = 1.

La raison pour laquelle ces restrictions sont nécessaires pour engendrer le modèle de marche au hasard est assez intuitive et résulte de la considération directe de la formule d’évaluation rationnelle (2.13). La partie droite de cette formule comprend deux variables, le taux de progression du dividende et le taux d’actualisation. Toute fluctuation cyclique repérable (et donc prévisible) de l’une de ces variables introduirait une cyclicité repérable identique (et donc une prévisibilité) induite dans le cours de bourse (la partie gauche de la for-mule d’évaluation), prévisibilité qui contredirait le modèle de marche au ha-sard, puisque ce dernier conduit à postuler que les variations du cours de bourse doivent être imprévisibles. Comme la constance du taux d’actualisation élimine toute source de cyclicité provenant de variations transitoires dans la manière dont les dividendes sont actualisés, l’hypothèse de marche au hasard des divi-dendes assure ainsi que la croissance du dividende est un bruit blanc, et qu’elle est donc effectivement imprévisible. Imprévisibilité qui se transmet alors au cours de bourse.

Le modèle de la marche aléatoire est donc testable, mais au prix d’hypo-thèses capitales, la constance du taux d’actualisation et l’absense de prévisi-bilité des dividendes. Il n’est donc pas très surprenant qu’il soit aujourd’hui rejeté par la grande majorité des tests en séries chronologiques et, au contraire, presque paradoxal qu’il ait si longtemps paru conforme au comportement réel des cours de bourse. Ce sont ces restrictions qui rendent particulièment hasar-deuse l’assimilation d’un rejet empirique du modèle de la marche aléatoire à un rejet de l’hypothèse d’efficacité informationnelle, comprise comme l’identité de la valeur fondamentale rationnellement anticipée et du cours de bourse cou-rant. Dans le manuel d’économétrie de Campbell, Lo et MacKinlay, le modèle de marche au hasard est décomposé en trois sous-modèles, selon que les innova-tions sur la variation du cours sont supposées, par ordre de généralité croissant : a) indépendantes et identiquement distribuées (i.i.d.), b) indépendantes mais non pas identiquement distribuées, c’est-à-dire présentant éventuellement une variance variable (hétéroscédasticité), c) simplement non corrélées. Leur défini-tion du modèle de martingale inclut les marches aléatoires dont les innovadéfini-tions ont les propriétés (b) et (c)14. Cette définition diffère du modèle de martingale

14Campbellet al.[1997], chapitre 2.

selon Samuelson (voir ci-dessous), qui distingue le modèle de la marche aléa-toire du modèle de martingale sur la base du comportement des dividendes, et non sur celle des propriétés des innovations sur le cours de bourse.

Le modèle de martingale Le modèle de martingale repose sur l’hypothèse que le processus des rentabilités boursières déflatées par un taux d’actualisation constant (c’est-à-dire les rentabilités logarithmiques diminuées d’une constante) est un jeu équitable. Cela revient à définir la rentabilité dite anormale εtpar un écart au taux d’actualisation (constant)rt=g+εtavec

IEt(rt+1−g) = 0 (2.15) Quoique imposant l’hypothèse d’un taux d’actualisation constant, ce modèle est plus général que le modèle de marche au hasard puisqu’il ne suppose pas que les dividendes soient régis par un processus à aléas indépendants et stationnaires.

On peut tester empiriquement le modèle de martingale dans lequel les ren-tabilités boursières réalisées doivent suivre un processus de bruit blanc. Mais ce modèle ne restreint pas le comportement des dividendes, et une prévisibilité partielle du cours de bourse est théoriquement concevable. En effet, en rempla-çantrt+1−µparεt+1dans l’équation (2.13) et en réarrangeant, on obtient la relation

IEt(∆pt+1−g) = (1−ρ) k=0

ρkIEt(∆dt+2+k−g) (2.16) L’équation précédente précise la relation qui doit exister entre la variation du gain en capital anticipé et celle des fluctuations anticipées des dividendes, pour assurer que la performance boursière globale ex ante soit toujours égale à µ.

Lorsque les dividendes ne sont pas prévisibles (c’est-à-dire lorsqueIEt(∆dt+1 g) = 0), alors

k=0ρkIEt(∆dt+2+k−g) = 0, de sorte que l’on retrouve le modèle de marche au hasard (la variation du cours de bourse est un bruit blanc).

Le choix d’un modèle qui recourt à une martingale conduit donc à observer le comportement des rentabilitésrtréalisées, en testant leur indépendance dans le temps. Jusqu’à la fin des années 1970, les tests effectués ont semblé valider cette indépendance. Mais en raison de l’hypothèse de constance du taux d’ac-tualisation sur laquelle repose ce modèle de martingale, on peut dire que cette validation empirique représente également un paradoxe. Fama l’avait d’ailleurs bien pressenti dans son article de 1970 :

« Il n’est donc pas surprenant que les tests empiriques de marche au hasard [Fama évoque ici le modèle de martingale], qui sont en fait des tests de la propriété de jeu équitable, se révèlent plus fa-vorables au modèle que l’hypothèse additionnelle (et superflue du point de vue de l’efficacité informationnelle des marchés) de pure indépendance. Mais il est peut-être tout aussi surprenant que l’hy-pothèse d’indépendance dans le temps des rentabilités soit, comme nous allons le voir, si peu invalidée par les faits15. »

15Fama [1970], p. 387.

Le modèle du jeu équitable L’article de Fama de 1970 est souvent consi-déré comme un point de rupture dans la littérature sur les tests d’efficacité informationnelle, en raison de sa définition théorique de l’efficacité information-nelle d’un marché, qui se démarque alors radicalement du modèle hégémonique de marche au hasard.

Fama propose en effet de définir l’efficacité informationnelle d’un mar-ché comme l’hypothèse selon laquelle le processus de l’écart de la rentabilité boursière réelle à la rentabilité théorique requise par les investisseurs en fonc-tion d’un modèle d’évaluafonc-tion m est un jeu équitable. En notant IEmt (rt+1) la rentabilité espérée par les investisseurs en fonction du modèlem, etεt+1= rt+1IEmt (rt+1)cet écart de rentabilité par rapport à la convention d’évaluation m, l’efficacité informationnelle d’un marché est définie par Fama comme

IEmtt+1) = 0 (2.17)

c’est-à-dire que, pour Fama, un marché informationnellement efficace est un marché à espérance nulle de rentabilité anormale.

Cette compréhension de 1970 (avec la précision de 1976 sur le modèle m) peut être qualifiée de « modèle du jeu équitable », dans la mesure où l’on comprend cette expression comme : « modèle dans lequel on fait l’hypothèse que le processus des rentabilités anormales est un jeu équitable ». Le modèle du jeu équitable est très différent du modèle de marche au hasard, en tant qu’il dérive directement de l’hypothèse d’anticipations rationnelles appliquée aux rentabilités anormales (c’est-à-dire, littéralement, aux innovations sur les rentabilités), et n’impose donc aucune restriction, ni sur le comportement des dividendes ni sur celui des rentabilités espéréesIEmt (rt+1).

Le problème de l’hypothèse conjointe se pose donc ici sous un autre angle : en n’imposant aucune restriction auxiliaire, le modèle est complètement tauto-logique (quel que soitx, on aIE(xIE(x)) = 0 et cela ne définit en rien une propriété financière quelconque). On peut déduire des taux d’actualisation ré-sultants de l’hypothèse d’efficacité informationnelle et des dividendes observés en utilisant l’équation (2.13), mais on ne peut les confronter à un modèle de for-mation des taux d’actualisation d’équilibre pour tester l’hypothèse elle-même.

Cela vaut également pour les rentabilités réalisées ou les cours de bourse, sur lesquels l’équation (2.17) n’impose aucune restriction. Fama a d’ailleurs parti-culièrement insisté sur le fait que les rentabilitésex postpouvaient fort bien être autocorrélées, contrairement aux prédictions du modèle de marche au hasard.

En bref, l’équation (2.17) est compatible avec n’importe quelle dynamique des cours de bourse.

Le caractère non réfutable de cette formulation de l’hypothèse d’efficacité informationnelle est bien résumé par LeRoy dans sa synthèse de 1989 : « D’après la définition de Fama, tout marché financier est efficace au sens informationnel, et aucun test ne peut trancher la question de l’efficacité informationnelle d’un marché16. » C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, dans la controverse qui l’op-pose à Fama, LeRoy ne s’arrête pas à cette constatation critique, mais rappelle

16LeRoy [1989], p. 1593.

aussi que le modèle de martingale de Samuelson constitue une représentation formelle de l’hypothèse d’efficacité informationnelle à la fois plus spécifique que le modèle du jeu équitable et moins restrictive que le modèle de la marche aléatoire. En un mot, ce serait la représentation du juste milieu.

Positionnement des trois spécifications Devant ces trois modèles concur-rents, l’économètre cherchant à valider l’hypothèse d’efficacité informationnelle du point de vue de la valeur fondamentale des actions, c’est-à-dire à objectiver statistiquement l’existence d’une valeur fondamentale, se trouve quelque peu désorienté. Il lui faut en effet choisir face à une alternative dont on peut préciser les termes : ou bien un modèle sous-déterminé de l’efficacité informationnelle (le modèle du jeu équitable), impossible à valider ou à invalider empiriquement en raison de la nécessité de le compléter par un modèle d’évaluation ; ou bien deux modèles surdéterminés (le modèle de la marche aléatoire et le modèle de la martingale), qui présupposent une rentabilité espérée constante.

L’écart considérable entre le modèle du jeu équitable (l’efficacité informa-tionnelle au sens strict) et le modèle de martingale a d’ailleurs souvent été mal identifié. La confusion traditionnellement entretenue entre les deux modèles est bien résumée par LeRoy :

« En pratique, les tests empiriques d’efficacité informationnelle sont en général des tests du modèle de martingale. Le présent article doit avoir largement démontré que la transition entre l’idée intuitive d’efficacité informationnelle des marchés et le modèle de martingale est loin d’être directe. Il est surprenant de constater combien peu d’économistes financiers se sont départis de la pratique omnipré-sente dans la littérature financière consistant à identifier l’efficacité informationnelle d’un marché à un modèle particulier d’équilibre sur les marchés financiers17. »

Le modèle du jeu équitable résulte de l’hypothèse de rationalité des antici-pations, selon laquelle les écarts de rentabilité au taux d’actualisation espérée ne sont pas prévisibles. Comme les taux d’actualisation ne sont pas obser-vables et que le modèle est silencieux sur la formation des rentabilités espérées (d’équilibre), il n’impose aucune restriction testable sur le comportement des variables. C’est le caractère tautologique de l’identification du modèle du jeu équitable à l’hypothèse d’efficacité informationnelle des marchés, défendue par Fama, qui a conduit LeRoy à lui préférer le modèle de martingale. Ce dernier restreint le comportement du taux d’actualisation, et peut donc être testé (il prévoit l’indépendance sérielle des rentabilités réalisées, mais au prix de l’hy-pothèse forte de la constance du taux d’actualisation). Enfin, dans le modèle de marche au hasard, on suppose, en adjonction à l’hypothèse de constance du taux d’actualisation, que les dividendes sont totalement imprévisibles (en dehors de leur dérive déterministe), ce qui a pour conséquence non seulement

17LeRoy [1989], p. 1613.

que les rentabilités réalisées globalesrt, mais aussi que les variations du cours de bourse∆st, ne sont pas prévisibles.

On peut représenter hiérarchiquement les trois modèles comme suit : Anticipations Modèle dujeu équitable : Fama, 1970.

rationnelles Conséquence empirique :

On ne peut pas tester l’indépendance sérielle des rentabilités excédentaires.

Taux Modèle demartingale : Samuelson, 1965.

d’actualisation Conséquence empirique :

constants On peut tester l’indépendance sérielle des rentabilités réalisées.

Dividendes Modèle demarche au hasard: Bachelier, 1900.

imprévisibles Conséquence empirique :

On peut tester l’indépendance sérielle de la variation du cours.

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 42-47)