• Aucun résultat trouvé

La limitation de l’effet des arbitrages

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 87-92)

L’analyse du découplage prix-valeur par le bruit s’oppose à Friedman en insistant sur les contraintes qui limitent l’arbitrage des professionnels : leur non-indifférence au risque. Ainsi, d’après Shleifer et Summers, “l’hypothèse d’efficacité informationnelle des marchés ne peut être obtenue que dans la si-tuation extrême d’un arbitrage parfait et non risqué, sisi-tuation fort improbable en pratique”7 et un horizon de gestion plutôt court (même lorsqu’il est théo-riquement long, comme dans le cas des compagnies d’assurance). L’hypothèse

7Shleifer et Summers [1990], p. 20.

selon laquelle les investisseurs ont un horizon de décision court a notamment été développée par Shleifer et Vishny en 1997. Il apparaît que cette hypothèse est essentielle pour limiter l’arbitrage, dans le cas où les actifs ont des substi-tuts parfaits. Quand les actifs n’ont pas de substisubsti-tuts parfaits, l’arbitrage est de toutes les manières limité, même si les agents ont une durée de vie infinie8. La conséquence en est que “leur volonté de prendre des positions contre les bruiteurs des marchés est limitée”9. Deux conclusions peuvent en être tirées : la première porte sur l’écart entre cours de bourse et valeur fondamentale qui, en dépit de l’action stabilisatrice des professionnels sérieux, peut être signifi-catif ; la seconde concerne les performances comparées des agents, le paradoxe étant que les agents perturbateurs peuvent, sous certaines conditions, obtenir des performances meilleures que celles des non-perturbateurs.

Le cadre descriptif du modèle de De Long Le modèle du marché dé-veloppé par De Long et al.est un modèle bipériodique (deux périodes, soient trois dates :t= 0,t = 1, t= 2). De Long et al.considèrent trois dates de co-tations successives d’une action sur un marché, correspondant à deux échanges successifs en dates t = 0 et t = 1, la date t= 2 étant la date de fin du mar-ché, où la valeur dite fondamentale de l’action devient connue. À chaque date t = 0 et t = 1, des opérateurs arrivent sur le marché et achètent et vendent l’action considérée (c’est la notion de générations successives d’opérateurs, ou générations d’entrants sur le marché). On fait l’hypothèse que les ressources financières des opérateurs ne sont pas déterminées par le modèle (elles sont exogènes). Le fonctionnement du marché est le suivant. En date t = 0, les opérateurs achètent l’action, qu’ils conservent jusqu’en datet= 2où ils la re-vendent. À cette date, la valeur dite fondamentale de l’action est connue et sert de base à la liquidation du titre. Les opérateurs doivent donc, en date t = 0, prendre une décision d’investissement en se fondant sur une anticipation du prix futur de l’actif en date t= 2. Or c’est précisément sur cette anticipation du prix futur de l’actif que les deux catégories d’opérateurs se différencient.

Chaque génération d’opérateurs est composée de deux types d’intervenants : d’un côté, les professionnels sensés (investisseurs rationnels) qui sont supposés anticiper correctement la valeur fondamentale de l’action, celle qui sera révé-lée en date t = 2; de l’autre, les opérateurs non professionnels (les parasites, les trouble-fête) qui interviennent hors de propos parce que, toujours selon De Long et al., “ils croient, à tort, être plus capables d’anticiper correctement le prix futur de l’action”10. Black définit les opérations de ce type (noise tra-ding) de la manière suivante : “L’échange a lieu sur la base d’un bruit (d’une rumeur) comme si c’était de l’information”11. Autrement dit, les profession-nels ont une idée juste de la valeur fondamentale de l’action, au contraire des non-professionnels qui l’ignorent, et prennent leurs décisions sur la base de

8 Shleifer et Vishny [1997].

9 De Longet al.[1990a], p. 705.

10Nous suivons ici le texte de De Longet al.[1990a].

11Black [1986], p. 531.

jugements aléatoires qui, selon Shleifer et Summers, “ne sont pas pleinement justifiés par les déterminants fondamentaux de la valeur de l’entreprise”12. Ce sont ces croyances, ces opinions versatiles, que De Long et al. étudient afin d’évaluer leur impact sur les choix des investisseurs rationnels.

L’apparition d’une volatilité artificielle Le risque d’une action étant dé-fini classiquement par sa volatilité, De Long et al. distinguent deux types de volatilité, susceptibles de limiter l’arbitrage des professionnels sensés.

Le premier type de volatilité est la volatilité appeléefundamental risk, cor-respondant à la fluctuation des facteurs fondamentaux déterminant la valeur de l’entreprise, résumés dans le dividende distribué : toute variation des divi-dendes se traduit immédiatement par une variation sur la valeur fondamentale, et donc sur le cours de bourse. Ce type de risque et ses conséquences sur le cours de bourse des actions en présence d’agents perturbateurs ont été étudiés par Figlewski, Shiller, Campbell et Kyle. Ces travaux montrent que l’incertitude qui pèse sur les dividendes futurs des actions impose des limites importantes à l’action stabilisatrice des investisseurs bien informés, même quand ceux-ci ont une durée de vie infinie13. Si donc un investisseur détient une action dont la valeur fondamentale diminue entre la date de son achat et celle de sa vente, il subira une perte en capital, mais l’on voit bien que cette moins-value n’est pas liée à une quelconque déconnexion du cours par rapport à la valeur fondamen-tale. En effet, le risque intrinsèque existe même si l’on suppose que les cours de bourse sont toujours égaux aux valeurs fondamentales. C’est cette moins-value possible, ce risque de fluctuation du cours, que caractérise la volatilité dite fondamentale (propre), ou encore intrinsèque, des actions. Ce premier type de risque n’est cependant évoqué par De Longet al. que pour mieux comprendre la spécificité du second et ce en quoi il diffère du premier. C’est la raison pour laquelle leur modèle ne comporte aucun risque de cette sorte : la valeur fonda-mentale est supposée constante et connue des investisseurs rationnels.

Le second type de volatilité est la volatilité appelée noise trader risk, et correspond, non à la fluctuation des dividendes attendus, comme dans le cas de la volatilité intrinsèque, mais à celle du cours futur de l’action. Plus précisé-ment, cette volatilité provient de l’impossibilité de prévoir avec certitude, même pour un professionnel averti, le cours futur de l’action, en raison du caractère changeant des opinions des trouble-fête. Supposons que ces non professionnels, par définition mal informés sur les facteurs fondamentaux, soient, pour l’une ou l’autre raison, pessimistes ; ils vont alors vendre l’action, ce qui aura pour effet de faire baisser son cours de bourse, sans référence à la valeur fondamentale. Les professionnels avertis, étant donné qu’ils connaissent les fondamentaux de la va-leur de l’entreprise, sont capables de repérer la sous-évaluation de l’action qui en résulte. Si l’on suit le raisonnement adopté par Friedman, les professionnels peuvent alors arbitrer le marché en achetant l’action, et ainsi, tout en réalisant

12Shleifer et Summers [1990], p. 19.

13Voir Figlewski [1979], Shiller [1984] et Campbell et Kyle [1993].

un gain dû au réajustement du cours sur sa valeur, rétablir du même coup l’égalité entre cours de bourse et valeur fondamentale. Mais ce comportement repose sur une conjecture forte : supposer que le prix de l’action sera nécessai-rement ramené, à la période suivante, au niveau de sa valeur fondamentale. Or c’est sur la conjecture inverse qu’est construit le modèle de De Longet al.C’est précisément parce que les professionnels ne peuvent être certains que le cours de bourse retrouvera son niveau théorique (celui de la valeur fondamentale), qu’ils autolimitent leur arbitrage contre les opinions des non-professionnels pa-rasites. Autrement dit, les professionnels n’achèteront pas nécessairement une action qu’ils estiment sous-évaluée, parce qu’ils savent qu’il est possible qu’à la période suivante, les autres opérateurs deviennent encore plus pessimistes et provoquent une nouvelle chute des cours. Comme les professionnels avertis ne sont pas indifférents au risque, et qu’ils doivent nécessairement liquider leur position à la date t= 2, ils tiennent compte de ce que rien n’interdita priori la possibilité d’une aggravation de l’inefficacité informationnelle du marché, c’est-à-dire de ce que rien n’empêche la sous-évaluation de persister.

Le premier résultat du modèle de De Longet al.est donc le suivant : même si l’action des investisseurs rationnels est stabilisatrice, l’incertitude qui carac-térise les opinions versatiles des autres opérateurs limite l’arbitrage des pro-fessionnels sérieux, les empêchant ainsi par leur action sur le marché de bien ramener le prix de l’action au niveau de sa valeur fondamentale. Dans cette configuration de marché, le point important résulte de ce que ce type de risque existe même en l’absence de tout risque propre aux fondamentaux. Comme le soulignent De Longet al., dans ce modèle, “la spéculation des bruiteurs est la seule source de fluctuation des cours, alors que, d’un point de vue économique, il n’y a aucun risque particulier justifiant cette fluctuation”14. Cette volati-lité artificielle n’est donc fondée que sur l’imprévisibivolati-lité du comportement des non-professionnels ; c’est donc un risquecomportementalque l’on peut qualifier d’endogène au marché financier, en ce sens qu’il résulte de son fonctionnement même. Ainsi, concluent De Longet al., “les non-professionnels créent leur propre espace de référence : l’incertitude qui affecte leurs opinions futures rend risqué tout achat d’action qui ne comportait pas,a priori, de risque”, et limite l’arbi-trage des investisseurs rationnels, ce qui valideex postles anticipations initiales des non-professionnels. Le caractère autoréalisateur de l’équilibre obtenu peut alors, sous certaines conditions, se révéler profitable aux non-professionnels.

L’accroissement du poids des perturbateurs C’est ce que met en évi-dence le second résultat du modèle, relatif aux performances boursières obte-nues par les agents. L’incertitude relative aux comportements futurs des agents perturbateurs crée, on l’a vu, un risque de fluctuation des cours, c’est-à-dire un risque que l’écart entre cours de bourse et valeur fondamentale s’accen-tue encore davantage. C’est précisément cela qu’est la volatilité artificielle, ou volatilité due à des causes factices de variations (pour reprendre la

termino-14De Longet al.[1990a], p. 712.

logie introduite par Bachelier en 1900). Or plus les erreurs des perturbateurs sont importantes et imprévisibles, plus grand est le niveau de volatilité (de risque) que les professionnels sérieux doivent prendre pour exploiter ces er-reurs et pour ramener ainsi les cours de bourse au niveau des fondamentaux.

Si les investisseurs rationnels limitent leur arbitrage à hauteur du risque qu’ils peuvent supporter, alors l’écart entre cours de bourse et valeur fondamentale qui subsiste à la période suivante croît proportionnellement au risque encouru.

Par conséquent, plus leurs anticipations sont erronées et imprévisibles, plus les opérateurs qui parasitent le marché, lorsqu’ils liquident leur position, peuvent espérer tirer parti de cette divergence entre cours de bourse et valeur fondamen-tale, et obtenir ainsi des performances boursières supérieures à celles obtenues par les investisseurs rationnels. Supposons par exemple que les parasites, sur la base d’une lecture erronée des déterminants fondamentaux de la valeur d’une entreprise, soient démesurément optimistes et poussent à la hausse le cours de l’action correspondante (si tant est qu’ils s’intéressent à ces fondamentaux...).

Les investisseurs rationnels, percevant cette surévaluation des cours, ne seront pas pour autant vendeurs, car ils peuvent légitimement craindre que l’action soit encore davantage surévaluée au moment où ils devront la racheter. Donc il n’y aura pas d’arbitrage sur le marché. Et, en l’absence d’arbitrage de la part des professionnels, la surévaluation persistera à la période suivante. Les agents perturbateurs pourront alors revendre l’action à un cours supérieur à la valeur fondamentale et réaliser ainsi un gain boursier sans fondement économique. Les parasites se nourrissent de leur influence et peuvent ainsi se perpétuer, d’autant plus qu’ils engraissent plus vite : leur poids sur le marché augmente à mesure de leurs gains.

La prise en compte des conséquences de la volatilité artificielle sur les per-formances boursières des agents conduit à relativiser l’argument de Friedman selon lequel les parasites doivent nécessairement se retrouver éjectés du mar-ché. Pour De Long et al., “l’argument trivial de la sélection naturelle par le marché de Friedman est incomplet, dans la mesure où la richesse (et donc le poids) des parasites peut augmenter plus rapidement que celle des investisseurs rationnels ; il n’est donc pas possible d’affirmer que les perturbateurs perdent de l’argent et que, de ce fait, leur poids sur le marché est négligeable”.

Ce résultat ne vaut cependant que sous certaines hypothèses. Il faut en particulier supposer que les perturbateurs croient – même si c’est à tort – à la justesse de leurs anticipations, ce qui les conduit à sous-estimer leur propre risque et à subir potentiellement des pertes en capital. On peut également objec-ter que, puisque les professionnels sérieux connaissent par hypothèse la valeur fondamentale de l’action, un agent parasite ne pourra réaliser un gain boursier que lors d’une transaction effectuée avec un autre parasite, aucun professionnel ne voulant acheter ou vendre sur la base de ces niveaux de cours. Le gain bour-sier se ferait alors au détriment du second parasite, ce qui signifie que, si l’on considère l’ensemble des parasites, il ne peut donc pas y avoir de gain possible.

Mais dans la mesure où le modèle de De Long et al. ne définit que deux pé-riodes, la question de savoir si les perturbateurs du marché, en tant que groupe

social, peuvent durablement survivre, ne se pose pas. Finalement, l’important pour De Longet al.n’est pas tant de montrer que les trouble-fête obtiendront nécessairement des performances boursières supérieures aux professionnels sé-rieux, que de montrer la possibilité d’une telle situation : les perturbateurs qui, sur la base d’une information erronée, créent de toutes pièces de la volatilité ar-tificielle, peuvent se retrouver favorisés par l’existence même de cette volatilité, c’est-à-dire par les perturbations qu’ils ont eux-mêmes introduites. Si les opé-rateurs qui parasitent le marché peuvent obtenir des performances boursières supérieures à celles obtenues par les investisseurs rationnels, c’est seulement

“parce qu’ils supportent la majeure partie du risque qu’ils ont eux-mêmes créé”, au sens précis où un taux de performance est homogène à un taux de variance (de risque), et donc que tout risque se transforme en performance boursière potentielle. Leur obtention éventuelle de performances boursières plus élevées provient par conséquent “de leur propre influence déstabilisatrice, et non parce qu’ils remplissent le rôle socialement utile de supporter un risque économique intrinsèque”.

Paradoxalement, c’est donc en raison de leur caractère erroné que les opi-nions des perturbateurs sont (auto)validées à l’équilibre du marché, et cela précisément parce qu’elles découragent l’arbitrage des investisseurs rationnels.

Contrairement à l’analyse friedmanienne, des situations durablement inefficaces au sens informationnel peuvent se produire, de sorte que le cours d’équilibre des actions ne reflète plus seulement la valeur fondamentale de l’entreprise, mais inclut aussi les opinions de ceux qui viennent parasiter cette valeur. On peut alors analyser les conséquences de ce résultat sur la conception même du marché financier.

La représentation du marché financier dans cette

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 87-92)