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Deux sortes informations financières, l’une bonne, l’autre mauvaise

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 171-174)

Si l’on définit la qualité de l’outil « marché financier » par sa capacité à transformer de l’information en prix, et si l’on interroge les causes possibles de la volatilité élevée, on est conduit à raisonner en termes d’information. C’est la voie qu’indique Orléan dès 1989 :

« Ce qui est alors mis en cause est la capacité présumée des mar-chés financiers à fournir à l’économie des signaux autorisant une gestion efficace, c’est-à-dire sans gaspillage, de ses ressources rares.

S’intéresser à cette question conduit à s’interroger sur la nature des informations qui sont véhiculées par les prix : s’agit-il d’informa-tions reflétant les perspectives de développement à long terme des activités concernées, d’informations tournées vers les évolutions de court ou très court terme, ou d’informations sans rapport avec les réalités productives sous-jacentes7? »

Cette citation fait apparaître que deux types d’informations sont utilisables dans l’évaluation du niveau des cours. Un premier type renvoie à la réalité économique des entreprises et de leur environnement propre, comme les comptes sociaux, les éléments d’analyse financière, les prévisions commerciales, mais aussi les indicateurs macroéconomiques du secteur dans lequel elles évoluent, le contexte social, etc., tous éléments synthétisés sous l’appellation d’information

« exogène », c’est-à-dire – on y revient – en provenance de l’extérieur du marché financier proprement dit. Le second type regroupe non plus les caractéristiques des entreprises et de leur activité commerciale, mais les aspects du marché financier dits « techniques », comme la position de place, le volume de titres échangés, les valeurs passées des cours de l’action. Ce sont là des informations

6Voir par exemple Campbell et Shiller [1987, 1988a, 1988b], Diba et Grossman [1988], Ha-milton et Whiteman [1985].

7Orléan [1989].

internes au marché, synthétisées sous l’appellation d’information « endogène », entendant par ce terme une information relative aux opérateurs eux-mêmes et aux conditions de leurs échanges.

Aussitôt, ce clivage informationnel se déploie dans un clivage qu’on pourrait dire sociologique – plus rigoureusement qui relève de la sociologie spontanée des agents et des commentateurs – et qui fait distinguer les populations des ana-lystes des marchés concernés : tandis que l’étude de l’information « exogène » relèverait des analystes financiers et des économistes, l’examen de l’information

« endogène » sur les comportements collectifs des acteurs des marchés serait le territoire très controversé des analystes techniques – supposés compétents –, voire celui des sociologues ou des ethnologues – supposés incompétents. On l’aura compris, notre stratégie empirique dans ce livre a consisté à subvertir cette double prénotion : d’une part en conjuguant des compétences de sociolo-gie et de technique du calcul financier ; et d’autre part en mettant à l’épreuve les différentes conceptions repérables de l’exogène et de l’endogène8.

En général, seule l’information exogène est vue comme « bonne », ou per-tinente quant à la valeur du titre : elle permet au jugement de se former une opinion raisonnée sur la valeur réelle de l’entreprise, dès que l’on admet que les hypothèses fondatrices du calcul sont indépendantes de la structure de l’in-formation qui lui est soumise. Dans cette vision, d’un côté sont les vertus de l’information exogène, et de l’autre les vices de l’information endogène : celle-ci ne peut pas être utilisée pour la formation de la valeur de l’entreprise. Mais, au-delà de cette mauvaise fortune bon cœur bien pratique, la même informa-tion est réputée corruptrice : elle contribuerait aux comportements spéculatifs des opérateurs boursiers qui s’intéressent plus aux choix des autres opérateurs qu’à la valeur propre de l’entreprise, un marché de réputation et non plus de fondamentaux, en somme. La structure du calcul, son implicite, se conjugue ici avec un préjugé moral pour montrer du doigt de l’expertise des opérateurs devenus moutonniers pris dans un mouvement circulaire. Et dès lors, dans les modèles mimétiques présentés dans les chapitres précédents, la volatilité

bour-8 On le voit, l’exploration des conditions de possibilité de la connaissance du phénomène financier entreprise du point de vue d’une épistémologie générale, pour autant qu’on prenne soin de distinguer les formes spontanées ou présupposées de son appréhension, ou encore les prénotions qu’il comporte (selon le vocabulaire de P. Bourdieu, de M. Weber ou d’É. Dur-kheim), conduit à une qualification sociologique précise de son objet. C’est une question de sociologie générale et non pas seulement de sociologie économique. Cette position était assu-mée, on l’a dit, par M. Mauss, F. Simiand, M. Halbwachs et P. Bourdieu dans la sociologie de langue française, et par M. Weber et O. Neurath dans celle de langue allemande. Aussitôt ce constat posé, d’autres auteurs viennent à l’esprit bien sûr, anciens ou récents : la sociologie dite économique, depuis quelque temps, s’est fortement développée en langue anglaise comme en langue française. Loin de conduire à une révision des fondements de l’interrogation socio-logique généraliste, ces recherches procurent une panoplie de résultats d’enquête de première utilité. Pour une analyse des conditions singulières du regain d’intérêt pour cette sociologie économique, voir Convert et Heilbron [2004]. Pour des états récents de ces recherches, voir notamment, et selon des orientations différentes : Godechot [2000], Bourdieu, Heilbron et Reynaud [2003], Knorr-Cetina et Preda [2005]. Parmi les travaux de sociologie et d’ethnogra-phie de l’incertitude et de la fluctuation des opérations sur les marchés financiers, voir tout particulièrement Abolafia [1996] et Hassoun [2005].

sière apparaît comme la conséquence d’une polarisation autoréférentielle des opinions.

Par suite, il importe donc d’un point de vue normatif que l’information exogène soit la plus fiable possible. Ainsi, il est connu depuis divers travaux conduits dans le sillage d’un article d’Akerlof (1970), que le prix de marché ne permet pas de gérer simultanément la rareté et la qualité, et que la notion d’efficacité d’un marché présuppose celle de la confiance dans la qualité de l’in-formation. Faute de cette qualité, les acteurs qui ont besoin de l’information sont déconcertés. Ce sont par exemple les réactions des professionnels à la suite de l’affaire des comptes biaisés d’Enron, que les spécialistes pouvaient interpré-ter en interpré-termes de crise de confiance induite par une défaillance informationnelle :

« La crise est grave parce qu’elle touche à la substance même du fonctionnement des marchés : la confiance en l’information finan-cière, seul moyen pour les investisseurs de saisir l’ensemble de l’acti-vité de la population des sociétés cotées pour les évaluer.Si le soup-çon se propageait, il n’y aurait plus de marché qui tienne, faute de cette “image fidèle”, leitmotiv des comptables depuis des lustres9. » Ici apparaît bien sûr l’impact d’une crise de confiance sur l’information finan-cière, mais aussi l’importance effective accordée à la notion comptable d’« image fidèle ». On observera que, depuis cette crise qui a conduit à la disparition du premier d’entre eux (Arthur Andersen), les principaux cabinets d’audit ont développé de nouveaux produits conçus pour améliorer la connaissance spécia-lisée de la valeur des entreprises. Dans cette perspective, la volatilité excessive d’une action correspond bien à ce qui tient lieu d’inexplicabledu point de vue de la valeur, et qui provient d’un manque d’information exogène sur les causes susceptibles de provoquer la variabilité du titre, autant de choses que les spé-cialistes de l’information espèrent réduire, voire supprimer.

Il s’agit là d’une appréhension normative du phénomène financier qui oriente la profession financière vers la revendication d’un principe de transparence tou-jours plus grande des résultats comptables et financiers, jusqu’à l’idéal inacces-sible de la suppression de la volatilité excessive que procurerait une connais-sance parfaite de la situation de l’entreprise, dont le prix de marché coté serait alors exactement égal à la juste valeur de la société. Le développement inter-national des nouvelles normes comptables (telle la norme IAS 39) ou la mise en place de recommandations sur la gouvernance d’entreprise participent de ce mouvement de recherche de l’amélioration des conditions intellectuelles d’accès à la valeur fondamentale des entreprises. Il importe ici de sortir d’une approche normative de ces questions, pour aller vers une enquête empirique et critique sur l’analyse des rapports entre la formation de telles normes et les conditions de possibilité du calcul financier10.

9J.P. Pierret, « Se garder de quelques jugements définitifs », dansLa revue du marché eu-ropéen,Natexis Capital, 29 juillet 2002, p. 5 ; les soulignés sont nôtres.

10Voir Brian [1994, 1996 et 2001].

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 171-174)