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La rationalité individuelle en question

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 93-96)

Si la rationalité, dans l’analyse de la volatilité artificielle, est d’abord définie, comme chez Friedman, à partir de la connaissance de la valeur fondamentale, la prise en compte des interactions entre les agents conduit à modifier cette définition première et à l’infléchir dans un sens keynésien.

Logique individuelle et logique collective Comme dans l’analyse fried-manienne, c’est à partir de la prise de décision en fonction de l’estimation de la valeur fondamentale que l’analyse du parasitage du marché caractérise la rationalité des comportements sur le marché financier. La différence entre ra-tionalité et irrara-tionalité tient à une asymétrie d’information entre les agents : si les agents perturbateurs ne sont pas rationnels, c’est en tant que leurs décisions d’achats ou de ventes ne s’appuient pas sur l’information relative aux déter-minants fondamentaux de la valeur de l’action ; à l’inverse, les professionnels

“sérieux” tirent leur rationalité de ce que cette information leur est accessible et qu’ils l’utilisent à cette fin. Comme pour Friedman, avoir un comportement rationnel au sens de De Longet al.consiste ainsi a priorià connaître parfaite-ment les déterminants fondaparfaite-mentaux de la valeur des entreprises, et à agir selon cette connaissance. L’individu rationnel est un individu (bien) informé ; tout individu irrationnel ne peut être que non (ou mal) informé. De manière encore plus lapidaire : tout informé est rationnel, tout irrationnel n’est pas informé ; et louée soit l’efficacité informationnelle des marchés.

Pourtant, l’argument central de ces modèles est autre : les investisseurs ra-tionnels fondent leurs décisions d’investissement non seulement sur la base de leur connaissance des déterminants fondamentaux de la valeur des entreprises, maisaussi, partiellement, à partir de l’opinion qu’ils ont sur le comportement futur des opérateurs qui parasitent le marché. En effet, puisque les opinions de ces parasites peuvent affecter les cours de bourse des actifs, les investisseurs rationnels ne peuvent en faire abstraction. Aussi, ces opinions étranges, bien qu’injustifiées au regard des déterminants fondamentaux de la valeur des ac-tions, représentent pour les investisseurs rationnels un élément au moins aussi important que l’information relative à la valeur fondamentale. C’est pourquoi De Longet al.écrivent que, dans un tel marché où opèrent les bons (informés) et les non informés (les méchants), “la plupart des comportements des investis-seurs professionnels peuvent être analysés au moins autant, sinon plus, comme une réponse à l’action des parasites, plutôt que comme un échange sur la base des déterminants fondamentaux de la valeur des titres”15. La conséquence de cet état de fait devient immédiate : les cours de bourse des actions peuvent varier sous l’effet des seules interactions entre investisseurs rationnels et opéra-teurs parasites, sans qu’aucune cause exogène au marché boursier puisse être isolée.

En cela, cette analyse retrouve l’idée bien connue de Keynes selon laquelle l’investisseur qui souhaite intervenir efficacement sur le marché boursier doit

15De Longet al.[1990a], p. 735.

nécessairement prendre en compte les informations susceptibles d’influer sur l’opinion du marché :

“[les investisseurs professionnels] se soucient beaucoup moins de faire à long terme des prévisions serrées du rendement escompté d’un investissement au cours de son existence que de deviner peu de temps avant le grand public les changements futurs de la base conventionnelle d’évaluation. Ils se préoccupent, non de la valeur véritable d’un investissement pour un homme qui l’acquiert afin de le mettre en portefeuille, mais de la valeur que le marché, sous l’in-fluence de la psychologie de masse, lui attribuera trois mois ou un an plus tard”16.

En cela, il s’agit d’une conception de la rationalité très différente de celle pro-posée par Friedman pour qui seuls les éléments fondamentaux importent. Ici, la rationalité des investisseurs rationnels ne repose plus seulement sur la connais-sance de données extérieures au fonctionnement du marché, mais procède au contraire d’une logique collective puisque les investisseurs rationnels agissent en anticipant les comportements futurs des non-rationnels. La rationalité des uns n’est donc pas indépendante de l’irrationalité supposée des autres. Dans ce contexte, la notion de rationalité individuelle ne peut se définir en dehors du comportement du marché, c’est-à-dire de ce que Keynes évoquait par la notion de psychologie de masse.

Rationalité, rentabilité et bien-être collectif L’idée d’une rationalité individuelle indépendante des phénomènes collectifs est d’autant plus affaiblie dans ces modèles que les opérateurs parasites peuvent obtenir des performances boursières supérieures à celles des investisseurs rationnels. C’est donc que, dans certains cas, la rationalité paie moins bien que l’irrationalité, la connaissance que l’ignorance, la vertu que le vice. C’est la notion même de rationalité qui devient problématique si l’on suppose, comme le fait Friedman, qu’un compor-tement rationnel doit nécessairement être payé en retour par un gain boursier.

Il devient rentable d’être irrationnel, non vertueux, parasite du marché. Mais alors n’est-il pas rationnel d’être un parasite ? Et de quelle rationalité s’agit-il ? Sans aller jusqu’à perdre toute référence à la notion de valeur fondamentale d’une entreprise, on peut déjà, à tout le moins, tenir compte de l’action non vertueuse de ces parasites pour essayer d’en tirer un profit quelconque. Ainsi, si agir sur la base des déterminants fondamentaux de la valeur d’une entre-prise, en achetant quand les parasites sont baissiers et en vendant quand ils sont haussiers n’est pas, comme nous l’avons vu, une activité nécessairement rentable parce que trop risquée, il peut être avantageux de chercher à tirer parti de ces opinions erronées. Dans ce cas, il ne s’agit plus seulement d’antici-per les comportements futurs de ces agents pour se prémunir contre une d’antici-perte éventuelle, mais bien davantage de les exploiter en amplifiant la tendance sup-posée irrationnelle du marché. C’est par exemple le cas lorsque les investisseurs

16Keynes [1936], p. 167.

rationnels sont en présence de suiveurs puis d’amplificateurs de tendance bour-sière, appeléspositive feedback traderspar De Longet al.17“qui achètent quand les prix augmentent et vendent quand les prix diminuent”. Comme les parasites bruiteurs, ces suiveurs de tendance ne tiennent pas compte des fondamentaux.

Mais, à la différence des bruiteurs, leur action future peut être anticipée par les investisseurs rationnels puisqu’il suffit d’observer les tendances du marché pour la prévoir.

De Longet al.montrent qu’en présence de tels agents sur un marché, même l’action des investisseurs rationnels peut être déstabilisatrice. En effet, lors-qu’ils sont confrontés aux suiveurs de tendance, le comportement optimal des investissseurs rationnels n’est plus de s’opposer aux mouvements du marché mais, au contraire, conduit à les renforcer. Supposons, par exemple, qu’en date t= 0, les investisseurs rationnels estiment de manière fondée que les parasites interviendront à l’achat en datet= 1. Les investisseurs rationnels, parce qu’ils anticipent ces mouvements d’achats, vont alors acheter eux-mêmes davantage de titres, pour bénéficier de la hausse future des cours, lorsqu’ils les revendront à la date suivante. Cette décision des investisseurs rationnels a pour effet d’aug-menter le cours de bourse en date t = 0 et de le faire passer au-dessus de la valeur fondamentale de l’action. En date t = 1, les agents amplificateurs de tendance réagissent à l’augmentation du cours de la datet= 0en augmentant encore davantage leurs achats, de sorte que le cours de la datet= 1se retrouve plus élevé qu’il ne l’aurait été sans l’intervention des investisseurs rationnels.

Dans ce cadre, les échanges initiaux des investisseurs rationnels, “parce qu’ils déclenchent les achats des autres investisseurs”, contribuent à éloigner les cours de bourse des valeurs fondamentales.

L’élément déterminant dans cette analyse est la mise en évidence de ce que l’échec de l’action stabilisatrice des investisseurs rationnels n’est pas la trop faible ampleur de leur arbitrage, mais “le sens même de leur arbitrage qui est à l’opposé de ce qu’il faudrait pour ramener les cours de bourse au niveau des va-leurs fondamentales”. Par conséquent, en présence d’opérateurs qui n’hésitent pas à “prendre le train en marche” quitte à amplifier le mouvement boursier, la rationalité consiste à aller dans le sens contraire du bien-être collectif, parce qu’en “suscitant l’intérêt des autres investisseurs” (pour obtenir un gain bour-sier), les investisseurs rationnels “amplifient la bulle plus qu’ils ne l’aident à se dissoudre”18. Ici, comme chez Keynes : “L’expérience n’indique pas clairement que la politique de placement socialement avantageuse coïncide avec celle qui rapporte le plus”19.

Autrement dit, pour parvenir aux résultats qui sont les siens, l’analyse théo-rique expliquant les mouvements boursiers par le parasitage de la valeur fon-damentale conduit à remettre en cause la logique friedmanienne des compor-tements économiques, fondée sur le seul critère du positionnement individuel sur la valeur fondamentale, et à adopter une conception keynésienne de la

ra-17Dans le deuxième article : voir De Longet al.[1990b], p. 379.

18Shleifer et Summers [1990], p. 28.

19Keynes [1936], p. 169.

tionalité, qui instrumente une conception autre de la rationalité. Il convient toutefois de montrer en quoi cette approche s’inscrit dans un projet sensible-ment différent de celui proposé par Keynes.

Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 93-96)