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Dans le document CRITIQUE DE LA VALEUR FONDAMENTALE (Page 81-84)

Aussi a-t-on vu se développer au cours de ces vingt dernières années un grand nombre d’études théoriques qui ont proposé d’autres explications aux phénomènes de bulles traditionnelles. Ces analyses abandonnent certaines hy-pothèses sur lesquelles avaient été établis les modèles des bulles rationnelles, en particulier les hypothèses de rationalité de comportements et celles qui concernent les informations dont disposent les individus pour former leurs an-ticipations. La plupart de ces analyses apparaissent finalement comme autant d’interprétations du chapitre 12 de laThéorie générale de Keynes. Différentes interprétations des analyses keynésiennes consacrées à la spéculation paraissent en effet possibles. On peut ainsi passer de la vision d’une foule d’ignorants menés par leurs humeurs, à celle dans laquelle un certain nombre d’agents ra-tionnels se trouvent confrontés à une masse d’individus qui obéissent à leurs instincts animaux, et enfin à l’image d’un ensemble d’individus parfaitement rationnels. Il est ainsi possible d’ordonner autour de ces différentes configura-tions une grande partie des analyses récentes qui, dans la lignée des analyses keynésiennes, remettent en cause la thèse de l’efficacité informationnelle des marchés financiers et du rôle stabilisateur de la spéculation.

Dans la première de ces analyses, les individus sont supposés être une foule d’ignorants menés par leurs humeurs et leurs instincts animaux (pour reprendre des termes utilisés par Keynes dans son analyse des marchés financiers). On peut citer par exemple dans ce courant de pensée les analyses de Shiller consa-crées à la volatilité excessive des prix sur les marchés financiers, interprétée comme la conséquence de « mouvements de mode » qui traversent les mar-chés financiers34. D’autres analyses, construites autour de la notion defads35, trouvent également leur place ici.

Les modèles dans lesquels on fait l’hypothèse qu’une catégorie d’opérateurs parasite le marché (noise traders), modèles qui sont apparus à la fin des années 1980, semblent représentatifs d’une deuxième catégorie d’analyses qui opposent deux types d’opérateurs de marché, ceux qui sont supposés intervenir de ma-nière dite rationnelle, et ceux qui « croient par erreur qu’ils détiennent des informations particulières sur le prix futur d’actifs risqués36. Voir également Black [1986], Shleifer et Summers [1990]. » (alors qu’il n’en est rien), et qui parasitent donc le marché par leurs ordres d’achat ou de vente, qui perturbent le bon fonctionnement du marché, en introduisant un bruit de fond sur le si-gnal des prix cotés. Nous verrons plus en détail au chapitre suivant de quelle manière il est possible de considérer comme keynésienne ou non keynésienne cette perspective intellectuelle.

Une troisième catégorie s’articule autour de l’interprétation des analyses keynésiennes élaborée à partir des concepts de mimétisme et de notions de

dif-34Voir les références Shiller [1981, 1984, 1988, 1990a, 1990b, 1991, 2000].

35Voir une revue de synthèse dans Camerer [1989].

36De Longet al.[1990]

fusion et de contagion des croyances des individus37. Différents modèles utilisés en physique et en biologie ont été repris afin de rendre compte des phénomènes de contagion et de diffusion d’opinions sur les marchés financiers, en particulier les modèles d’urnes de Polya et le modèle d’Ising bien connu des physiciens38. Beaucoup de ces modèles ont abouti à des conclusions difficilement compa-tibles avec la vision stabilisatrice de la spéculation de Friedman défendue par Samuelson (le chapitre 5 prolonge ces premiers constats).

Aussi, pour conclure, nous voudrions souligner deux points. Tout d’abord, le renversement assez étonnant que l’on a pu observer avec les modèles de bulles rationnelles est, selon nous, tout à fait caractéristique du concept d’au-toréalisation et déborde très largement le cadre de ces modèles. Il caractérise en réalité de manière beaucoup plus générale cette notion et les deux types d’utilisation que l’on peut en faire. En effet, on peut en premier lieu utiliser le concept d’autoréalisation des croyances ou des prévisions pour faire apparaître une indétermination dans certains schémas théoriques et les critiquer alors de manière interne en soulignant qu’ils perdent dans ce cas toute capacité pré-dictive. Toutefois une seconde utilisation de ce concept d’autoréalisation est possible : on peut rendre compte de phénomènes et d’évolutions qui paraissent inexplicables autrement, comme les évolutions de l’économie engendrées par les anticipations arbitraires des agents qui s’autoréalisent.

C’est précisément ce double jeu de la notion d’autoréalisation que l’on a pu observer avec les modèles de bulles rationnelles. En effet, la multiplicité de solutions apparaissant dans certains modèles d’anticipations rationnelles était initialement considérée comme une difficulté (ou, pour reprendre l’expression de Flood et Garber, un artefact) qu’il fallait résoudre en identifiant un critère permettant de sélectionner un unique équilibre, l’hypothèse d’anticipations ra-tionnelles laissant le modèle indéterminé. Une telle indétermination était in-terprétée comme le signe d’une faiblesse du cadre théorique général reposant sur les trois hypothèses d’équilibre, de comportement rationnel et d’anticipa-tions rationnelles. Or, avec les modèles de bulles rationnelles, ce qui était pensé comme une difficulté apparut à l’inverse comme un argument supplémentaire en faveur de ce cadre théorique :l’indétermination, loin de représenter le signe d’une faiblesse théorique, constituait au contraire la marque de sa puissance. Les modèles de bulles rationnelles permettaient en effet de rendre compte et d’ana-lyser des phénomènes et des évolutions économiques qui jusqu’alors avaient été négligés et ne trouvaient pas d’explication dans le cadre des hypothèses usuelles de l’économie. Avec la multiplicité de solutions, les modèles étaient incapables de fournir la moindre prévision, mais ils gagnaient en pertinence analytique ce qu’ils perdraient en pouvoir prédictif.

Ainsi, même si l’on peut douter de la validité des modèles de bulles ration-nelles pour rendre compte de toutes les évolutions des cours sur les marchés boursiers, on peut cependant considérer qu’ils ont contribué à remettre en

ques-37Orléan [1986, 1988].

38Voir les références Arthur et al. [1983], Arthur [1988, 1990], Weidlich et Haag [1983], Orléan [1990a, 1990b, 1991], Orléan et Robin [1991], Kirman [1988, 1991].

tion un certain nombre de thèses concernant ces marchés. Ils nous ont rappelé le rôle déterminant que jouent les croyances et les représentations des intervenants dans les évolutions des marchés, même s’il faut probablement voir également dans ce regain d’intérêt une conséquence plus ou moins directe des remous et des évolutions brutales à la hausse comme à la baisse qui ont marqué les places financières depuis les années 1980. Et c’est là, selon nous, le principal mérite des modèles de bulles rationnelles.

Chapitre 4

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