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Spécificités et enjeux du travail social avec les étrangers

LA PRISE EN CHARGE DES MNA, UN RÉVÉLATEUR DE PARADOXES

4.3. Spécificités et enjeux du travail social avec les étrangers

collectivités territoriales ou des opérateurs. C’est-à-dire qu’il y a pour ces acteurs la nécessité d’adapter les orientations politiques à travers des interventions qui se déclinent en fonction des réalités et spécificités du terrain et des pratiques professionnelles. D’où les tensions que nous avons pu mettre en lumière tout au long de cet écrit et dont les associations nous ont largement fait part, mais également les responsables des départements. Selon ces auteurs, il y a lieu de faire rupture avec le rationalisme excessif des politiques publiques qui laissent à penser qu’elles s’élaborent en connaissance de cause. Vision qui n’est pas partagée par les associations, comme nous l’avons vu dans notre deuxième partie, lesquelles s’efforcent de faire reconnaitre leur expertise et légitimité à avoir voix au chapitre c’est-à-dire à être considérées à part entière dans la construction des politiques publiques.

4.3. Spécificités et enjeux du travail social avec les étrangers

Nous avons vu à travers notre diagnostic que les professionnels étaient déstabilisés dans leurs missions éducatives pour travailler avec les MNA. Le cadre de leur intervention tiraillé entre des politiques de maitrise des flux migratoires et de protection de l’enfance, les besoins spécifiques de ces jeunes et les représentations des professionnels expliquent en partie les difficultés de ces derniers à s’adapter à ce public et aux commandes institutionnelles et légales.

Au-delà de ce premier niveau d’analyse, cette problématique nous éclaire également et plus largement sur les représentations de la société à l’égard des étrangers et à la manière dont le travail social n’a pas été suffisamment en capacité d’intégrer dans sa pratique les différences culturelles des migrants, de passage ou venus s’installer durablement sur le territoire national.

En effet, suffit-il d’enlever le mot étranger à leur dénomination comme l’a récemment décidé le garde des Sceaux français en mars 2016, pour que l’étrangeté des MNA dans l’inconscient collectif disparaisse ? Cette étrangeté parasite les acteurs dans leur

appréhension des MNA. La question de l’étrangeté est d’autant plus importante que la France n’a pas fait ce travail de prise en compte et d’acceptation des différences culturelles déjà existantes dans notre société, fruit d’une immigration déjà ancienne. Elle n’a pas accepté cette réalité. De ce fait, cela rend encore plus difficile la reconnaissance des MNA comme des enfants à protéger naturellement. C’est la conséquence d’une histoire coloniale qui n’a pas été métabolisée, l’héritage d’une France des années 1950, comme le montrent N. Bancal, S. Lemaire et P. Blanchard dans leur dernier ouvrage.

Pour ces auteurs, cet héritage colonial est évoqué en termes de fracture dans la société française contemporaine 99, visibles à travers l’échec des politiques d’intégration, l’absence de mixité sociale, le repli communautaire, la ghettoïsation des banlieues, les débats sur la laïcité et l’islam.

Dans un tel contexte, l’accueil des MNA vient percuter la société française dans ces questions non traitées. Malgré ces évolutions démographiques, les représentations semblent figées. Ce hiatus est convoqué plus fortement en présence de personnes physiques nommées comme étrangères.

Si la question de l’étrangeté met tant à mal, c’est peut-être par ce qu’elle vient faire écho à l’étranger qui est en nous. Daniel Sybony 100 et Julia Kristeva 101 ont ainsi développé l’idée que la présence de l’étranger vient nous renvoyer au fait que nous ne sommes pas maitres chez nous et que la frontière entre le même et l’autre est poreuse. L’autre c’était nous avant, dont nous pensons nous être affranchis. Quand il réapparait (cet autre, l’étranger, par la présence du migrant), la peur d’être envahi par le trouble et d’y perdre son identité émerge avec force.

La protection de l’enfance a-t-elle su prendre suffisamment en compte les évolutions de la société française, avec des individus, des familles venues d’ailleurs, aux cultures, références, croyances, modes de vie différents ? Influencés par le modèle républicain, les

99 BANCAL Nicolas, LEMAIRE Sandrine et BLANCHARD Pascal, La Fracture coloniale. La Société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2016

100 SIBONY Daniel, Le Racisme, une haine identitaire, Paris, Points-Essais, 1988, réed. 2001

101 KRISTEVA Julia, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988

acteurs de la protection de l’enfance n’ont-ils pas sous-estimé l’importance de la prise en compte de ces différences culturelles qui pour autant constituent une partie de l’identité des personnes issues de l’immigration ?

En effet, en raison de valeurs qui lui sont propres, contrairement au modèle anglo-saxon basé sur le melting-pot, notre nation refuse de valoriser les différences ethno-raciales.

Les politiques d’intégration françaises ont eu pour objectif d’assimiler ces différences avec l’idée première que c’est la condition de citoyen et de sujet de droit qui permet l’inclusion de l’immigré dans la communauté nationale. De ce processus, devait émerger une identité nationale, ciment de cohésion sociale par le biais des institutions telle que l’école, les associations, les syndicats. Mais ce modèle a montré ses limites, générant des inégalités sociales et un repli communautaire. De nouveaux modèles sont alors apparus émanant de décisions européennes avec la mise en œuvre d’une politique de lutte contre la discrimination (Loi Aubry 2001 102) puis avec des dispositifs en faveur de la diversité culturelle, à partir de 2004.

L’apparition de ce problème sur la scène nationale marque un changement dans l’appréhension des politiques de l’égalité. Jusqu’alors le modèle républicain français se défaussait de toute responsabilité dans la production d’inégalités. Ses valeurs et principes sont érigés comme garants de l’émancipation de tous les citoyens dans leur définition abstraite. Il faudra donc opérer un pas de côté pour rendre possible l’idée d’un modèle politique inégalitaire, non pas uniquement en raison des ressources inégalement réparties entre les citoyens mais du fait de failles propres aux structures. Au travers des discriminations, il s’agit – a priori – de traiter à bras le corps la question des inégalités liées aux préjugés et mécanismes racistes ayant des conséquences en termes de traitement des publics. Ce modèle de lutte contre les discriminations, élaboré par l’Europe, vient remettre en cause le modèle républicain français « au sein duquel les discriminations sont impensables 103 », puisque par essence, l’État républicain est un

102 La loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations reprend les principes énoncés dans les directives européennes de 2000.

103 NOEL Olivier, « Développement du pouvoir d’agir et enjeux d’une lutte pour la reconnaissance du problème public des discriminations ‘par le bas’ », 15 janvier 2013, disponible sur

état de droit qui de ce fait revendique le principe d’égalité (formelle), inscrit dans la Constitution à travers la Déclaration des droits de l’homme et interdit les discriminations. Le débat, la remise en question, n’ont donc pas voix au chapitre dans un tel système.

Il y a donc injonction à « vivre ensemble » dans une vision du monde qui s’impose à tous, fondée sur les valeurs de la République, qu’il n’est pas permis de questionner, où les aspérités sont lissées, les nuances écrasées, les disputes évitées. Un système qui nie les différences et donc leur inclusion dans la sphère publique, un système qui sous couvert de valeurs prétendues universelles, en devient excluant, un système qui relativise les discriminations en accusant les personnes qui les dénoncent de « victimisation »,

« suggérant le silence à celles et ceux qui ont l’aplomb de ne pas s’accommoder de leur situation 104».

Paradoxalement, les politiques d’immigration n’ont cessé de se durcir, tant au niveau des conditions d’entrée sur le territoire français, de la délivrance des titres de séjour que de l’éviction des sans-papiers. L’immigration n’est en effet envisagée dans les politiques publiques qu’en fonction de la conjonction économique, d’un point de vue utilitariste. Il s’agit donc de limiter que ce soit pour les migrants adultes ou mineurs, leur accueil et prise en charge systématiques afin de lutter contre la menace du fameux « appel d’air », brandi notamment de manière réitérée par Nicolas Sarkozy lors de sa présidence.