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LA PRISE EN CHARGE DES MNA, UN RÉVÉLATEUR DE PARADOXES

4.4. La mise à l’épreuve de la professionnalité

Ces évolutions sociétales se sont également accompagnées de mutations dans le domaine des professions du social. Les travailleurs sociaux ont été contraints de se techniciser, en fonction des politiques publiques impactées par l’approche libérale

http://corpus.fabriquesdesociologie.net/developpement-du-pouvoir-dagir-et-enjeux-dune-lutte-pour-la-reconnaissance-du-probleme-public-des-discriminations-par-le-bas/

104 NDIAYE Pap, La Condition noire : essai sur une minorité française, Paris, Calmann-Lévy, 2008, p. 430

émergente des années 1980, souvent au détriment d’une dimension militante. Guidés par une logique d’efficacité, de performance, inhérente à cette évolution des politiques publiques de type New Public Management 105, les intervenants de l’action sociale sont entrés dans une ère de techniciens a-idéologiques ». Ils se sont retrouvés alors parfois en conflit entre les exigences institutionnelles et légales et les besoins du public. Mais comment ne pas envisager un positionnement politique dans sa pratique professionnelle avec les MNA ?

Pour J. Ladsous, la réponse est sans ambiguïté au niveau plus large de l’action publique :

« L’action sociale est politique […] Elle est politique parce qu’elle défend une certaine idée de l’homme, ainsi que des valeurs telles que l’altérité qui constituent le ciment des relations sociales 106. »

S’il nous est arrivé de rencontrer des travailleurs sociaux qui, malgré leur conviction et éthique professionnelle initiale, ont été progressivement conditionnés pour s’accommoder des exigences de performance et d’efficacité du management, d’autres continuent de s’interroger sur l’évolution des pratiques et du travail social et refusent de faire abstraction des enjeux de fond. Parce qu’ils se trouvent de plus en plus souvent en confrontation directe avec les forces de l’ordre (Police aux frontières) qui viennent chercher aux portes du foyer des MNA soudainement déclarés majeurs par le parquet, ces professionnels se questionnent par exemple sur leurs obligations et possibilités légales de s’opposer aux ordres policiers ou judiciaires dans le cadre de leur mission d’aide sociale.

Si le CESEDA prévoit bien qu’une « aide directe ou indirecte, [ayant] facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation ou le séjour irréguliers, d’un étranger en France » (art. L. 622-1) constitue une infraction, il n’en reste pas moins que ne peut donner lieu à

105 Le New Public Management fait référence à une politique mise en œuvre par le premier ministre britannique Tony Blair et son gouvernement dans les années 1990, permettant le financement de l’action publique par des investissements privés. Il s’agit là d’une conception libérale où le marché est considéré comme le meilleur régulateur

106 LADSOUS Jacques, « Une histoire politique du travail social », Vie Sociale, n° 4, avril 2014, pp. 61-67

des poursuites pénales l’aide accordée par une « personne physique ou morale, lorsque l’acte reproché était, face à un danger actuel ou imminent, nécessaire à la sauvegarde de la vie ou de l’intégrité physique de l’étranger, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ou s’il a donné lieu à une contrepartie directe ou indirecte » (art. L. 622- 4, 3°).

Ainsi, les travailleurs sociaux pourraient opposer aux forces de l’ordre leur devoir d’aide sur le plan alimentaire et de l’hébergement, non pas pour favoriser l’aide au séjour irrégulier mais pour garantir le droit à une vie décente. Ainsi, concernant les droits fondamentaux des personnes, à savoir ceux stipulés dans la Charte des droits fondamentaux, dans la Convention relative aux droits de l’enfant, dans le préambule de la Constitution française, la Commission éthique et déontologique du conseil supérieur du travail social n’a pas manqué de rappeler qu’ils étaient applicables quelle que soit la situation administrative de la personne.

Quelle piste alors envisager pour permettre au travailleur social dans sa pratique avec les personnes étrangères, et au-delà, au cadre institutionnel et politique de rester garant de l’éthique et de la déontologie auquel ce secteur est censé ne pas déroger ?

Comme le souligne Brigitte Bouquet et Marcel Jaeger 107, « Cela impose au travailleur social le défi d’une réflexion de fond sur les réalités complexes, l’affirmation des finalités de son rôle et de ses missions générales et, au-delà de la mise en œuvre d’actions individuelles et isolées, la recherche de pratiques plus collectives et partenariales permettant de meilleures réponses. »

Pour Agnès Leboeuf, qui a participé à un travail d’observation en 2006 dans une structure héraultaise accueillant des MNA, il s’agit de convoquer la notion de professionnalité, pour aborder ces tensions. Selon elle « la professionnalité renvoie à l’articulation entre éthique, valeur et pratique professionnelle 108. »

107 BOUQUET Brigitte et JAEGER Marcel, op. cit.

108 LEBOEUF Agnès, « Espace de professionnalité dans le travail social avec les mineurs étrangers. Espace de militantisme ? », pp. 1-10, disponible sur file:///C:/Users/admin/Downloads/Leboeuf_Anais.pdf

Reprenant l’ouvrage de François Aballéa qui propose aux professionnels de l’action sociale de se situer sur le plan « de la morale et de l’éthique 109 », et la distinction qu’opère Max Weber entre « morale de la conviction et la morale de la responsabilité », Agnès Leboeuf rappelle que pour le premier auteur, la professionnalité représente la capacité à passer de l’idéal au possible. Si la morale de la conviction demeure intransigeante, au plus près d’une exigence d’idéal, la morale de la responsabilité s’arrange avec la réalité et conduit à l’évaluation de la portée des actes professionnels.

Selon F. Aballéa, la professionnalité est composée de cinq niveaux d’action :

• La délimitation d’un objet qui définit le domaine d’intervention et précise les finalités de l’action ;

• Un système d’expertise ;

• Un système de références : un ensemble de valeurs et de normes partagées par les professionnels ;

• La reconnaissance sociale de l’expertise et du système de référence ;

• Un système de contrôle de l’expertise et du système de référence.

En revanche, pour Joël Azémar 110 , fondateur de l’association dans laquelle Agnès Leboeuf a mis en place son travail de recherche, la professionnalité revient à interroger la légitimité de l’action sociale, fondée sur des valeurs. Ainsi, parfois la légitimité ne coïncide pas toujours avec la légalité, la place l’usager, ses droits et son bien-être devant prévaloir sur le dispositif. Il s’agit donc pour cet auteur, qui prône « l’a-légalité », de placer l’usager, en tant que citoyen, au centre de l’élaboration des politiques publiques et de positionner le professionnel dans une dimension plus militante.

109 ABALLEA François, « La Professionnalité d’une notion à son usage », Revue Française de Service Social, n° 187, 1997, pp.7-17.

110 AZÉMAR Joël, « Jeunes en errance : vers une professionnalité de la rencontre », ISCRA Méditerranée, Notes et études, n° 3, 2000, 98 p.

Pour exemple, cette association a donc fait le choix de mettre les professionnels à disposition des MNA en instaurant des permanences d’accueil inconditionnel sans rendez-vous tous les matins, et non intrusifs, plutôt que d’attendre de ces jeunes, en perte de repères, de se conformer à des horaires fixes qui auraient pu les mettre en échec et fragiliser le développement d’une relation d’aide. Il s’agit pour ces professionnels de rompre avec la logique traditionnelle qui tend à imposer des contraintes fortes à des usagers, dans un contexte de rationalisation et de gestion de l’action sociale, ce afin de défendre une cause, une idée, autrement dit, si l’on s’en réfère au Petit Robert, à un engagement militant.

Or, de nos jours, et nous avons pu le constater tout au long de notre enquête, si certains professionnels sont impliqués dans le suivi individuel des MNA et déplorent l’inégalité de traitement qui leur est réservé, très peu s’engagent dans leur professionnalité vers des positionnements politiques que ce soit vis-à-vis de leur institution ou des organismes de tutelles.

L’isolement dans lequel la plupart des acteurs sont pris et la vision actuelle du travail social consistant plus, comme le souligne Jacques Ion et al. 111, à un « engagement distancié et un idéalisme pragmatique », ne favorisent pas les conditions d’émergence de pratiques professionnelles mues par le désir de transformer le cadre politique.

Seule la participation de ces acteurs, qu’ils soient dirigeants ou accompagnants, à des espaces d’échanges, de réflexion et d’élaboration transversales sur les pratiques et les dispositifs, peut permettre l’émergence d’un positionnement politique et d’un engagement militant. Mais ces collectifs ou réseaux spécifiques à l’accompagnement des MNA restent quasi inexistants à l’échelle locale. Seules les fédérations des secteurs sociaux sont, à l’heure actuelle, en capacité de se mobiliser pour rendre visibles les enjeux que nous avons exposés dans cet écrit à un niveau national. L’expertise du centre de ressources spécialisées dans la thématique des MNA et le laboratoire de recherches MIGRINTER sur les migrations internationales et l’observatoire de la protection de

111 FRANGUIADAKIS Spyros, ION Jacques et VIOT Pascal, Militer Aujourd’hui, Paris, Éditions Autrement, 2005

l’enfance peuvent s’avérer par ailleurs de sérieux points d’appui et de connaissances pour alimenter la réflexion de ces lobbies et leur mobilisation en direction des pouvoirs publics.

4.5. Perspectives ou comment sortir de la dualité protection / contrôle : vers un