• Aucun résultat trouvé

Les sources du conservatisme québécois

Dans le document Québec en mutation (Page 30-34)

Le conservatisme québécois

9. Les sources du conservatisme québécois

Retour à la table des matières

On peut faire remonter le conservatisme québécois à trois sources princi- pales: les origines rurales, un certain catholicisme, l'insécurité individuelle et collective d'un groupe aliéné et isolé.

Le milieu rural du Canada français n'était pas de nature à créer une paysannerie révolutionnaire ou même simplement populiste. On a souvent insisté sur la différence entre l'habitant canadien et le paysan européen. Ici, pas de servage, pas de métayage. Même sous le régime seigneurial, l'habitant du Canada était propriétaire de son lopin de terre et de tout ce que celui-ci portait. Il n'était lui-même la propriété de personne, demeurant seul maître de son travail et du fruit de celui-ci. Il pouvait disposer de son bien comme il

l'entendait, le vendre, le transmettre à un de ses enfants, le partager entre plusieurs d'entre eux. C'est lui, l'habitant, qui pouvait avoir à l'occasion un ou quelques employés, des « hommes engagés » ou des hommes de ferme, au moment des grands travaux.

Bref, l'habitant était une sorte de petit capitaliste, propriétaire de ses moyens de production et employeur à l'occasion. Il opérait une entreprise de type artisanal à laquelle collaboraient les membres de sa famille. C'était à ce titre une entreprise communautaire. Mais elle était aussi individualiste: chaque entreprise familiale était autonome des autres qui l'entouraient, les distances et le climat concourant à isoler chacune des familles. Le sociologue Léon Gérin a bien décrit l'inaptitude de l'habitant canadien-français à toute action collec- tive, par suite de son individualisme irréductible.

Par ailleurs, l'habitant canadien-français n'a jamais été riche. Il a toujours vécu modestement des produits de sa ferme, n'ayant que très peu d'argent sonnant dans ses goussets. En outre, le niveau d'instruction était plutôt bas et il ne manifestait guère d'attrait pour l'instruction.

Dans ces conditions, il était peu porté à faire confiance à la nouveauté, se fiant davantage aux connaissances et techniques éprouvées par une longue tradition. Le conservatisme de l'habitant commençait d'abord sur sa ferme et dans sa vie, où il prenait la forme du traditionalisme et du ritualisme. Il débordait sur la société, qui lui apparaissait plus sûre et plus rassurante dans la mesure où elle ne s'engageait pas dans des transformations inquiétantes.

Le conservatisme du milieu rural a émigré dans les villes avec tous ceux qui ont quitté les fermes, de gré ou de force, et il survit dans la mentalité des ouvriers autant que de la bourgeoisie urbaine. La grande majorité des Canadiens français urbains sont encore très Près de leurs origines rurales, n'étant souvent que la première ou la seconde génération à habiter la ville. Les Québécois sont pour la plupart des citadins de nouvelle venue, qui gardent avec leur milieu d'origine des relations Suivies et constantes et qui restent marqués par la mentalité conservatrice et traditionaliste de leurs parents ou de leurs grands-parents et du village dont ils sont issus.

La seconde source du conservatisme québécois tient à un certain type de catholicisme qui a dominé l'histoire du Canada français depuis les origines de la Nouvelle-France jusqu'à nos jours. D'une manière générale, on peut dire que l’Église catholique des derniers siècles fut plutôt à la remorque des grands mouvements de pensée qu'elle ne les a provoqués ou dirigés. La Renaissance, les socialismes, le marxisme, l'évolutionnisme, le freudisme sont nés en de. hors d'elle et même parfois contre elle et elle les a longtemps boudés avant de finir par les accepter de plus ou moins bon gré. C'est comme si l'Église catholique ne s'était pas consolée de la fin du Moyen Age et du déclin de

l'hégémonie qu'elle avait exercée pendant plusieurs siècles. Elle a joué pen- dant près de dix siècles un rôle civilisateur et novateur. Mais depuis, elle n'a cessé d'adopter une attitude conservatrice et réactionnaire - je le dis à regret, étant croyant et membre de cette Église - devant tous les nouveaux courants de pensée dont les derniers siècles ont été si riches.

À l'intérieur même de l'Église catholique, certaines traditions ou certains pays ont pu être plus conservateurs que d'autres. Il se trouve malheureusement que l'Église francophone d'Amérique a hérité des courants de pensée les plus traditionalistes et les plus conservateurs. Elle est issue directement de l'esprit de la contre-réforme, c'est-à-dire de la réaction contre le schisme protestant et contre les nouvelles valeurs que celui-ci avait voulu affirmer. Le respect de l'autorité hiérarchique dans l'Église, la soumission docile à toute parole des évêques et du Pape, sans distinction de sujet ni de contexte, une certaine glorification de l'esprit d'obéissance découlaient directement de la réaction anti-protestante.

Au surplus, le prosélytisme qui a donné naissance à l’Église de la Nouvelle-France s'inspirait de ce que l'on a appelé « l'esprit des dévots », c'est-à-dire ce courant d'austère moralisme, de rigorisme et de rude piété qui a constitué en France au 17e siècle une sorte d'Église parallèle qui avait en com- mun avec le puritanisme protestant et le jansénisme de porter un regard de réprobation sur tout ce qui pouvait provoquer quelques satisfactions humai- nes: théâtre, danse, alcool, fêtes populaires mondaines, privées ou publiques. Par ailleurs, ce rigorisme ne s'accompagnait pas de l'esprit d'entreprise et du respect de la science qui ont fait jouer au puritanisme un rôle historique important dans le développement du capitalisme moderne, selon la thèse célèbre de Max Weber. Et à la différence du jansénisme, ce catholicisme affichait une obéissance inconditionnelle à l'autorité du Pape et du Vatican. Ainsi fut renforcé le papisme de l’Église québécoise, tandis que son moralis- me puisait à bonne source.

Soulignons également que l'Église de la Nouvelle-France s'est constituée en opposition au Gallicanisme du Gouvernement français. Cela explique que l'ultra-montanisme de l'Église québécoise ait toujours été accompagné d'une méfiance à l'endroit des hommes politiques et de l'État et que les évêques du Québec n'aient jamais manqué les occasions de limiter le pouvoir des gouver- nants politiques dans des domaines comme le bien-être social, l'éducation, la moralité publique et privée, le soin des lieux de culte. C'est aussi ce qui explique le peu d'enthousiasme qu'a toujours manifesté le clergé québécois à l'endroit des réformes démocratiques de gouvernement, réformes qui faisaient appel à des sources d'autorité bien suspectes: le peuple et ses représentants élus. Le sort réservé à l'Église de France au moment de la Révolution fran- çaise ne fit qu'accréditer les préjugés déjà bien ancrés à l'endroit de ces nouvelles formes de gouvernement, plus dangereuses encore, croyait-on, que

l'ancienne aristocratie qui avait au moins le mérite de pouvoir se justifier par l'ordre divin inscrit dans l'héritage de la naissance.

On peut aisément constater que l’Église québécoise a gardé un contact étroit avec ses origines. Elle a maintenu avec une étonnante constance les traits principaux qui la marquaient sous le régime français, qui ont fait son autorité et sa cohésion sous le régime anglais et qui lui ont permis de jouer le rôle historique que l'on sait pour assurer la survivance de la communauté canadienne-française en l'isolant du monde anglo-saxon, défini comme nécessairement dangereux, et en lui assurant le leadership autoritaire qui lui était nécessaire.

La troisième source du conservatisme canadien-français est de nature plus psycho-sociologique Je la décrirais simplement comme étant l'insécurité, économique, à la fois individuelle et collective, d'une minorité ethnique dont le niveau de vie dépend de facteurs qui lui sont totalement étrangers, dans la mesure où elle abandonne l'agriculture qui seule pouvait lui assurer une cer- taine indépendance économique. En Amérique du Nord, commerce et indus- trie sont synonymes de l'anglophonie, canadienne, britannique ou américaine. La communauté canadienne-française est donc, au sens strict du terme, une minorité ethnique aliénée, non seulement des moyens de production, mais aussi des moyens de diffusion de la production.

Un état de dépendance aussi totale de la part d'une communauté ethnique tout entière n'est pas un climat favorable à l'esprit d'innovation et d'entreprise. Il contribue plutôt à créer et maintenir une insécurité chronique. Celle-ci s'accompagne nécessairement du besoin de sauvegarder les avantages acquis et de ne pas compromettre ceux que l'on peut encore espérer. Ainsi, la crainte de voir les capitaux étrangers se retirer d'un Québec trop rebelle et trop indépendant d'esprit trouve dans la conscience canadienne-française des échos qui remontent loin. C'est cet argument des avantages acquis que le clergé et les chefs politiques invoquaient pour rallier la fidélité des Canadiens français à l'Empire britannique devant la menace américaine. Ce sont les mêmes arguments que l'on reprenait pour condamner un syndicalisme trop agressif jusqu'au milieu du 20e siècle. Aujourd'hui, c'est contre l'idée de l'indépen- dance du Québec que l'on a recours au même arsenal d'arguments. Et la preuve est depuis longtemps faite que cette forme de menace ou de chantage a une efficacité certaine.

Il se trouve qu'en plus de son aliénation, cette communauté ethnique doit porter le poids d'un grand isolement. Sa langue et sa culture la condamnent à la solitude, au .repli sur soi et à une originalité qui n'a rien de rassurant. Le poids de l'immense mer anglophone nord-américaine et canadienne ne peut que peser lourd sur la conscience du petit îlot canadien-français qui cherche à y survivre.

Ce sentiment de solitude a d'ailleurs été entretenu et cultivé par le clergé, qui en faisait un point d'appui de sa thèse de la survivance par le retrait dans un univers clos, étanche aux influences extérieures et riche de son autonomie culturelle. Le clergé ne pouvait d'ailleurs entretenir ce puissant particularisme qu'en présentant sous un jour menaçant le monde anglophone extérieur dont on prétendait s'isoler et se distinguer.

La logique de la doctrine particulariste du Québec francophone menait tout droit au principe qu'il fallait conserver dans leur intégrité les traditions du passé, le souvenir des origines, la vocation spécifique et originale confiée à un peuple dont le rôle en Amérique du Nord pouvait être comparé à une vocation qui n'était pas sans analogie avec celle du peuple d'Israël.

Autant par l'isolement dont il a longtemps souffert que par l'aliénation qu'ont été pour lui le régime anglais et plus encore la société capitaliste industrielle, le Canadien français a connu et connaît toujours une profonde insécurité. La seule manière de combattre celle-ci a été d'apprendre à ne pas compromettre les garanties déjà acquises et à en ajouter patiemment de nouvelles.

L'effet cumulé de ces trois sources de conservatisme explique la longue patience des Canadiens français et sans doute aussi leur survivance dans des conditions difficiles, voire défavorables. Au lieu de patience, certains préfére- raient sûrement parler de la longue apathie politique et socio-culturelle du Canada français, qui l'a empêché de se développer selon ses intérêts et selon ses dimensions normales.

Dans le document Québec en mutation (Page 30-34)