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Société pluraliste et lutte des classes

Dans le document Québec en mutation (Page 51-54)

Un incertain avenir

15. Société pluraliste et lutte des classes

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Les risques d'intolérance rendent plus impérieuse la nécessité de recher- cher les voies d'un socialisme qui respecte le pluralisme de la société québécoise contemporaine, qui s'en accommode et qui sache même y puiser les dynamismes qu'il contient. Sans doute, ce pluralisme ne sera-t-il pas facilement accepté dans les idées et dans les faits: il va à l'encontre de la tradition d'unanimité que nous venons d'évoquer. Il sera sans cesse menacé par la tentation de l'unité retrouvée, sous une autorité forte à qui on demandera de savoir diriger et discipliner. Ce pourrait même être au nom de l'indépen- dance qu'on voudra imposer une dictature de la pensée, qu'elle soit de droite ou de gauche. Une telle contrainte de la liberté serait néfaste à cette indépen- dance même qu'elle voudrait assurer aussi bien qu'au socialisme qu'elle voudrait implanter, car elle tuerait la créativité, l'imagination, le goût du risque intellectuel et de la recherche, dont le Québec ne dispose déjà pas en excès.

Mais alors, sur quoi s'appuie l'espoir d'une société québécoise pluraliste ? Principalement d'abord sur le fait que la société industrielle et post-industrielle moderne, par suite de l'énorme complexité économique, sociale et culturelle qui la caractérise, voit se côtoyer une multiplicité de groupes d'intérêts, de groupes de pression, d'idéologies plus ou moins contradictoires, de mouve- ments sociaux en opposition les uns aux autres. En conséquence, la société de demain risque d'être un lieu où les affrontements seront nombreux, les divergences profondes et marquées, les luttes constantes. Il ne semble pas qu'on puisse prévoir l'émergence prochaine d'une société harmonieuse et pacifique. Il est donc probable que le Québec, à l'image de la société post- industrielle nord-américaine à laquelle il appartient, verra se maintenir et même se multiplier les groupes divergents, les mouvements de tendances opposées, les partis aux idéologies diverses. La recherche de la vérité et du bonheur se poursuivra dans des modes de vie différents et selon des théologies et des philosophies d'origines et de tendances diverses. Des options politiques et sociales plus ou moins contradictoires et conflictuelles se concurrenceront les unes les autres pour obtenir la faveur de l'opinion publique.

À cela s'ajoute encore le fait que l'élévation du niveau de scolarisation générale de la population est de nature à provoquer plus de critique sociale, une plus grande différenciation des attitudes et de la pensée, plus de contes- tation et sans doute aussi plus d'attrait pour de nouveaux courants de pensée, de réflexion ou d'expression de soi. Ce ne sera plus seulement une petite élite qui se posera des questions et cherchera des réponses. Il y aura plus de gens à s'engager dans les débats idéologiques et philosophiques sur le monde, sur l'ordre et le désordre social, la destinée humaine, à se sentir attirés par de nouvelles philosophies et à porter une oreille attentive - peut-être seulement parce qu'on en aura le temps et qu'on sera plus sensible à la magie des mots - aux prophètes qui risqueront de se multiplier.

Je n'arrive pas à croire à une certaine analyse simplificatrice qui veut voir à tout prix une polarisation croissante de la société capitaliste en deux classes antagonistes. Il m'apparaît plutôt que, dans la société industrielle avancée, le système des classes sociales devient toujours plus complexe ; les distinctions se multiplient à l'intérieur de chaque classe avec la division accrue des tâches. En même temps, un déplacement progressif de la population ouvrière se produit, qui gonfle les secteurs des services, des communications, de l'admi- nistration, de la gérance, des relations publiques et des postes de direction à divers niveaux ou paliers de responsabilité.

La lutte des classes, mise en lumière par Karl Marx et les divers socia- listes, est à la fois un fait et une nécessité. C'est un fait abondamment illustré dans la plupart des conflits dont notre société est témoin. C'est aussi une nécessité, car c'est une arme essentielle pour briser l'exploitation de groupes moins favorisés par de plus puissants. Mais l'ensemble de la lutte des classes

dans la société moderne est un phénomène plus complexe - et je dirais aussi plus dynamique - que ne le laisse généralement entendre une analyse marxiste trop orthodoxe. C'est fausser la réalité que de vouloir la ramener à la seule opposition irréductible entre une classe exploitée et une classe exploitante - opposition qui aboutit paradoxalement à une vision très statique de l'histoire.

En réalité, on assiste à des luttes entre plusieurs classes sociales. Les alignements se modifient d'une période à l'autre, comme ils varient aussi suivant les objets en cause. La diversité des intérêts, la complexité des situa- tions historiques rendent toujours provisoires les alliances et fragiles les fronts communs. Entre les ouvriers urbains et la classe agricole, entre les étudiants et les ouvriers, entre les intellectuels et les autres classes sociales, les jonctions sont difficiles, toujours pleines d'incertitude et finalement peu stables. Ajou- tons qu'à l'intérieur de ce que l'on appelle la classe ouvrière, bien des diver- gences d'intérêts se manifestent selon les différents niveaux de qualification professionnelle, aussi bien qu'entre les secteurs de production et même entre les régions.

En outre, au-delà des classes sociales elles-mêmes, il existe une grande quantité de luttes entre divers groupes d'intérêts et de pressions. Ces luttes viennent recouper les oppositions de classes, avec lesquelles elles ne doivent pas être confondues. Ainsi, dans les conflits qui opposent les producteurs et les consommateurs, les locataires et les propriétaires, des membres d'une même classe sociale se trouvent en lutte les uns contre les autres autour d'intérêts divergents. La complexité de la vie sociale moderne entraîne la multiplication des paliers différents de réalité. Il en résulte que des personnes ou des groupes ayant des intérêts communs dans la poursuite de certains buts peuvent se retrouver dans des camps opposés pour la réalisation d'autres objectifs.

Plutôt que l'image d'une société en voie de polarisation autour de deux classes sociales antagonistes, celle d'une société toujours davantage pluraliste et agitée de conflits multiples me paraît correspondre de plus près à la réalité que nous connaissons et que nous vivons. Or, ce pluralisme me paraît aller de pair avec le progrès de l'indépendance nationale et d'un authentique socialis- me. En effet, un Québec ouvert à la discussion, accueillant aux idées nouvelles, capable de reconnaître et d'accepter la diversité des points de vue et la pluralité des valeurs a plus de chance d'être un milieu favorable à la créa- tion, à l'innovation, au libre jeu de l'imagination qu'un Québec uniforme, docilement soumis à une autorité envahissante et tracassière.

Dans le document Québec en mutation (Page 51-54)