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Reiser et apprivoiser le passé

Dans le document Québec en mutation (Page 44-47)

Un incertain avenir

13. Reiser et apprivoiser le passé

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La réalisation des projets qui viennent d'être énumérés suppose la présence d'un certain nombre de conditions et de facteurs. Considérons-en quelques- uns.

Et tout d'abord, on a déjà fait plusieurs fois allusion au fait que les indépendances et plus encore le socialisme posent un problème de cohérence avec le passé, ancien et récent, du Québec. Il faudra donc à la fois se dégager

du passé, ou plus exactement d'un certain passé, l'apprivoiser et se libérer des contraintes et des limites qu'il nous a jusqu'ici imposées.

Il est certain en effet que le passé ne cesse de peser de son poids sur le présent et le futur. Il n'est pas seulement la mémoire collective, mais il est une des sources essentielles de l'identité nationale, de la connaissance de soi. Il s'infiltre dans les projets d'avenir auxquels il fournit des archétypes, des modèles exemplaires d'attraction ou de répulsion.

On peut tenter d'échapper au passé et de le nier. On finit toujours par le retrouver, ou peut-être est-ce lui qui nous reprend. Car, par des voies mysté- rieuses, il nous habite et adhère à notre existence quotidienne d'une manière beaucoup plus inconsciente que consciente. La psychanalyse a mis en lumière le pouvoir du passé dans nos vies individuelles. Sans faire d'analogie forcée, sans passer indûment du palier de la personne à celui de la société, on peut soutenir que le même phénomène se retrouve dans les collectivités. Celles-ci, comme les personnes, tirent de leur passé le présent et l'avenir.

L'action du passé s'est fait sentir au Québec plus qu'ailleurs. Pour le Québécois francophone, le passé ne fut pas seulement un maître, il fut aussi un lieu de refuge, où la fierté nationale était sauve et le respect de soi satisfait. Ne trouvant guère à se glorifier d'un présent qui n'apportait que peu de satisfaction et de prestige, le Canadien français se raccrochait à la gloire d'un empire passé dont les feux avaient lui autrefois de tous leurs éclats. Il se raidissait dans un attachement à une culture dont l'archaïsme était une des qualités, croyant pouvoir en tirer une certaine fierté. La langue qu'il parlait, les traditions qu'il maintenait, le mode de vie qu'il valorisait, les structures sociales qu'il privilégiait, tout se rapportait à un passé qui ne cessait d'être présent par la vie sans cesse renouvelée qu'il retrouvait dans les gestes quotidiens, les attitudes, les jugements et les espoirs.

La dévotion pour l'histoire et le respect pour l'historien ne sont sans doute pas propres au Québec. Mais on les retrouve chez nous d'une manière accentuée et ils y ont une signification qu'on ne trouve guère ailleurs. L'his- toire a été la tente d'oxygène qui nous permettait de respirer et de survivre, au grand étonnement de ceux qui nous condamnaient ou nous croyaient déjà morts.

Dans une période de changement rapide et radical comme celle qu'a connue le Québec ces dernières années, la signification du passé devient cependant plus ambiguë. Diverses attitudes apparaissent à son endroit, qui expriment toutes un certain malaise. On peut en effet observer un effort de détachement et en même temps des retours sentimentaux, un rejet brutal et des retrouvailles exagérées.

Ainsi, l'idéologie du changement, dont je parle dans un des essais publiés dans ce livre-ci, peut entraîner avec elle la négation radicale du passé. Tout ce qui est antérieur à aujourd'hui devient anachronique, dépassé, soit qu'on l'identifie à l'immobilisme qui a précédé l'éveil des dernières années, soit qu'on l'associe au colonialisme, à son esprit, ses structures et ses consé- quences.

Mais en même temps, on a pu voir s'élaborer un nouveau culte de l'histoi- re, ou plus exactement le culte d'une nouvelle histoire. On est allé chercher dans l'histoire du Québec ou du Canada de nouveaux personnages, de nouveaux symboles ; on a remplacé par d'autres les moments privilégiés. A Dollard des Ormeaux ont succédé Chénier, Nelson, Riel ; les patriotes de 1837 ont remplacé les martyrs canadiens. L'anti-cléricalisme du 19e siècle, autrefois condamné et dénoncé, devient une nouvelle source d'inspiration. De nouveaux personnages émergent avec qui on veut rétablir le lien et la communication. D'autres prennent un sens nouveau : on retrouve en Papineau non plus seule- ment l'homme politique mais le contestataire des valeurs sociales et religieuses.

L'histoire traditionnelle nous avait fourni des modèles en même temps qu'un refuge, mais elle avait aussi été une prison. À cause d'elle, nous avons été prisonniers d'une image de nous-mêmes, prisonniers aussi de certaines fidélités qui revêtaient un caractère sacré par les liens qu'elles invoquaient avec des origines et des traditions. C'est cette prison de fausses fidélités qu'on a voulu faire éclater ces dernières années, pour libérer le Québécois des contraintes qu'il s'était lui-même créées et des chaînes qu'il avait aimées ou du moins qu'il avait acceptées. Mais ce faisant, il n'est pas certain qu'on n'ait pas tissé de nouveaux liens avec un autre passé et qu'une nouvelle interprétation de l'histoire du Québec ne nous destine pas à d'autres fidélités, aussi exigean- tes que les précédentes et dont on risque aussi d'être prisonniers. La nouvelle histoire devient leçon non de survivance mais de révolution et on attend de l'historien qu'il éveille de nouveaux maîtres du passé Je n'aime cependant pas plus les a priori historiques de Léandre Bergeron que ceux de Lionel Groulx. Au Québec, on continue à sentir le besoin de conscrire l'histoire au service du présent et d'un dessein d'avenir.

Il nous faudra apprendre à vivre avec notre passé sans vouloir ni le grandir démesurément, ni le détruire pour nous grandir nous-mêmes. Nous devrons apprivoiser nos ancêtres, leur rendre leur taille réelle et démythifier les événe- ments qui nous sont contés. Chez nous, c'est dans l'histoire que s'est entretenu le culte de la personnalité et que nous continuons à le faire. Pour nous affranchir des inutiles contraintes que tout culte du genre impose obligatoi- rement, il faudra savoir accepter le passé, nous réconcilier avec lui et ne pas

vouloir à tout prix y trouver une logique ou une Providence, ou en attendre d'impérieuses leçons.

Dans le document Québec en mutation (Page 44-47)