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Du multiculturalisme au multilinguisme

Dans le document Québec en mutation (Page 97-100)

“Les ambiguïtés d'un Canada

3. Du multiculturalisme au multilinguisme

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Pour plusieurs raisons, cette nouvelle conception de la société canadienne m'apparaît ambiguë, erronée et dangereuse dans ses conséquences à court et à long terme. Elle appelle plusieurs réserves importantes. J'en soulignerai quatre, qui me semblent les principales.

Tout d'abord, elle compromet gravement l'avenir du bilinguisme. On sait en effet combien celui-ci coûte cher, non seulement en fonds publics, mais plus encore en énergie humaine et en sacrifices de toutes sortes. Or, malgré l'effort fourni, le bilinguisme progresse lentement et difficilement dans la fonction publique et plus encore dans l'entreprise privée. Il est d'ailleurs loin

d'être certain que le principe du bilinguisme, et surtout ses exigences, soient acceptés par la population canadienne. Ils rencontrent en tout cas une résis- tance solide dans divers milieux anglophones.

A mon avis, le bilinguisme avait un sens dans la mesure où il représentait le mariage de deux communautés, l'une anglophone et l'autre francophone, à l'intérieur de la Confédération canadienne. Il se justifiait par le fait qu'il correspondait à l'image d'un pays formé de deux grandes sociétés culturelles et linguistiques et qu'il traduisait cette image dans une politique officielle. Le bilinguisme était une conséquence logique et normale du biculturalisme. Celui-ci était en quelque sorte rendu visible et actuel à travers le bilinguisme. On peut dire que le bilinguisme revêtait un caractère de nécessité et d'obliga-

tion pour une nation biculturelle. Tel n'est plus le cas maintenant. La société

canadienne définie par le Gouvernement Trudeau repose au contraire sur le postulat fondamental de la distinction entre langue et culture. Selon cette conception, le bilinguisme ne correspond plus au biculturalisme. La corres- pondance que l'on croyait nécessaire entre les deux est brisée. Le bilinguisme officiel du Canada se trouve désormais décroché du support culturel sur lequel il s'était appuyé jusqu'ici.

Quel est donc maintenant le fondement du bilinguisme canadien ? je dirais que celui-ci n'a plus de raison de nécessité ni d'obligation, mais qu'il a des raisons que j'appellerais de convenance. J'en vois deux, et elles ont toutes deux ce même caractère. La première est historique : on reconnaît le rôle qu'ont joué les communautés anglophone et francophone dans la fondation et le développement du pays. Le bilinguisme revêt un caractère symbolique, parce qu'il rappelle cette contribution passée à l'histoire canadienne. Mais l'image du Canada qu'il évoque appartient déjà à une époque révolue, puisque la nouvelle définition du pays ne confère plus le même rôle politique et culturel à ces deux communautés.

La seconde raison est de convenance pratique. On reconnaît que 30% de la population canadienne est francophone et que la majorité de celle-ci ne parle que le français. Ces Canadiens, où qu'ils vivent, doivent pouvoir s'adresser à leur Gouvernement dans leur langue et recevoir une réponse dans la même langue.

On voit combien la première raison est dangereusement faible pour le bilinguisme. Celui-ci n'est que le vestige d'un passé qui ne correspond plus au présent. Dans la mesure où il est coûteux et difficile, un bilinguisme qui n'est que symbolique sera très tôt contesté et refusé. Il sera bien difficile de défen- dre longtemps encore le maintien d'un bilinguisme aussi abstrait et aussi peu enraciné dans la vie canadienne contemporaine.

La seconde raison est encore plus dangereuse. Elle repose sur l'ignorance de l'anglais dans la population canadienne-française. La seule chose qui garantit l'avenir du bilinguisme, c'est qu'une certaine proportion de Canadiens français n'apprendront jamais l'anglais. Dans ces conditions, on peut tenir le raisonnement suivant: ne serait-il pas plus pratique et plus économique de faire apprendre l'anglais aux Canadiens français, qui en auront toujours besoin en Amérique du Nord, que de faire apprendre le français à des Canadiens anglais qui ne l'utiliseront que rarement ? Tout le monde y gagnerait : les Canadiens français apprendraient une langue dont la connaissance est essen- tielle sur ce continent, et même dans le monde, et l'administration fédérale pourrait continuer à être unilingue anglaise à l'extérieur du Québec, ce qui serait plus simple et moins coûteux,

Si la seule base du bilinguisme en est une pragmatique, ce genre de raisonnement très pratique se situe sur le même plan. Il a d'ailleurs cours dans bien des milieux anglophones canadiens, qui n'apprennent pas le français parce qu'ils en ont bien peu besoin en Amérique du Nord, à moins de vivre dans le Québec. Ils considèrent que c'est aux Canadiens français à apprendre l'anglais, la langue dominante à travers l'Amérique du Nord, et qui même, aux yeux de plusieurs, est la langue internationale du vingtième siècle.

Dans un pays multiculturel où la communauté francophone risque de décroître, le sort du difficile bilinguisme canadien risque d'être compromis avant longtemps. Des pressions s'exerceront soit pour revenir à l'unilinguisme en dehors du Québec, soit pour reconnaître d'autres langues officielles que l'anglais et le français. On peut prévoir en effet, suivant la logique du multi- culturalisme, que la communauté ukrainienne réclamera de plus en plus fortement - non sans raison - de faire reconnaître sa langue comme troisième langue officielle, à tout le moins dans l'Ouest canadien. Il est prévisible qu'on débouche ainsi vers un type particulier de multilinguisme, l'anglais devenant la première langue officielle d'un océan à l'autre, tandis que le français, l'ukrainien et sans doute d'autres langues recevraient une consécration offi- cielle, du moins dans certaines régions du pays.

On connaît d'ailleurs déjà à Montréal la sorte de bilinguisme à laquelle risque d'aboutir la politique multiculturelle. Chez les Néo-canadiens, le bilin- guisme couramment pratiqué est le bilinguisme anglais-grec, anglais-italien, anglais-allemand, mais on ne trouve à peu près pas le bilinguisme anglais- français. Inutile de dire que c'est aussi le type de bilinguisme qui prévaut évidemment à Toronto.

Sans qu'il soit nécessaire d'aller très loin, on trouve déjà dans la déclaration du Gouvernement Trudeau du 8 octobre 1971 les prémisses du multilinguisme. Tout en proclamant la distinction de la langue et de la culture, le Gouvernement Trudeau annonce qu'il « prend des mesures en vue de

fournir des manuels d'enseignement d'une langue non-officielle... L'acquisi- tion de la langue des ancêtres est une partie importante du développement d'une identité culturelle ». Cette partie de la déclaration du Gouvernement Trudeau est remarquable à un double point de vue. On voit le Gouvernement Trudeau reconnaître le lien entre la langue et la culture, après avoir nié ce même lien lorsqu'il s'agissait du biculturalisme et du bilinguisme. En second lieu, le Gouvernement fédéral annonce qu'il fera pour des langues non officielles plus qu'il n'a jamais fait pour l'implantation du français dans l'enseignement hors du Québec. On voit comment la logique de la politique établie par le Gouvernement Trudeau mène à l'établissement à brève échéance du multilinguisme en remplacement du bilinguisme.

4. Conséquences politiques

Dans le document Québec en mutation (Page 97-100)