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Le nécessaire socialisme sera-t-il possible ?

Dans le document Québec en mutation (Page 41-44)

Un incertain avenir

12. Le nécessaire socialisme sera-t-il possible ?

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Le second but à poursuivre, celui d'un socialisme québécois, est plus difficile à présenter et à défendre, parce qu'il est moins populaire, qu'il rencontre plus de résistance profonde dans la mentalité québécoise, sauf dans certains cercles restreints, et sans doute aussi parce qu'il représente une rup- ture assez radicale avec tout le passé, ancien et récent, du Québec. Pourtant, je suis depuis longtemps convaincu que le capitalisme, auquel nous continuons à adhérer et dont la plupart de nos hommes politiques vantent les mérites, joue contre le Québec à tous égards. Il nous asservit aux capitaux étrangers, qui ont jusqu'ici permis le développement économique du Québec, mais en y important leurs exigences, leurs structures de marché et les impératifs de leur concurrence. Et il ne favorise pas les capitalistes québécois, francophones ou anglophones, sur lesquels il ne faut pas compter de toute façon pour prendre

une distance à l'endroit des entreprises étrangères. Ils ont avec celles-ci Partie liée et communauté d'intérêts. Ce n'est qu'accidentellement que leurs objectifs coïncideront avec ceux de la collectivité nationale québécoise.

De plus, à l'intérieur même du Québec, les francophones sont les princi- pales victimes des inégalités socio-économiques. Or, celles-ci ne seront jamais pleinement corrigées dans le régime capitaliste. L'esprit du capitalisme n'est ni social ni humanitaire. S'il lui arrive de l'être, ce n'est que par accident et généralement par intérêt, pour assurer la survie et le maintien des structures existantes. Sans doute est-il possible, la preuve en a été faite, de corriger dans une certaine mesure les institutions capitalistes pour leur injecter certaines préoccupations sociales. Mais ces dernières demeurent toujours comme des corps étrangers à l'intérieur d'un mode et d'un système de pensée qui n'a guère d'atomes crochus avec elles. L'axe principal autour duquel s'organise toute la philosophie du capitalisme est essentiellement la production, la compétition et le rendement. L'homme n'est qu'un des facteurs de production. S'il se trouve qu'il est aussi le bénéficiaire de cette production, ce n'est cependant pas cette idée qui est au centre de la pensée capitaliste ; elle en est plutôt une incidence et un corollaire.

C'est le mérite de la philosophie socialiste de renverser ces perspectives en faveur de l'homme. Celui-ci, particulièrement le défavorisé, le pauvre, le prolétaire, est posé non comme objet mais comme sujet. La production est objet problématique dans la pensée capitaliste ; le prolétaire devient sujet pro- blématique dans l'analyse socialiste. Son aliénation est le point de départ de la réflexion et sa libération en est la fin. Les nouvelles structures économiques et sociales que le socialisme cherche à inventer se veulent conçues d'abord et avant tout en vue de la désaliénation de l'homme et de sa libération finale.

Le Québécois, surtout celui de langue française, ne peut espérer dissoudre les inégalités dont il est la victime et acquérir pour son pays une certaine marge d'autonomie sans recourir, ne fût-ce que d'une manière modérée, à des solutions d'inspiration socialiste pour trouver réponse à ses problèmes et pour justifier un certain optimisme dans l'avenir.

Pourtant, il faut bien reconnaître la traditionnelle opposition du Canadien français à tout ce qui peut paraître ressembler de près ou de loin au socialisme. Comme dans les autres pays catholiques, et aussi comme dans le reste de l'Amérique du Nord, l'ignorance du socialisme a été profonde et demeure encore grande dans l'ensemble de la population francophone québécoise, à l'exception peut-être d'une partie de la jeunesse. Durant longtemps, des images déformées, des préjugés, de grossières simplifications ont tenu lieu de notre connaissance du socialisme. La Russie nous était présentée comme la dernière astuce diabolique destinée à mener l'humanité à sa perdition et peut-être même à la fin des temps.

Quand il ne nous était pas présenté comme une invention de l'enfer, le socialisme nous parvenait trop souvent en langue anglaise, à travers des personnages que nous ne connaissions pas et qui nous connaissaient mal. À cause de cela, le socialisme n'a jamais pris ici une figure familière. Il n'en est jamais venu à occuper sa place d'une manière naturelle dans le paysage familier du Québec. Le socialisme est toujours apparu comme une importation mal adaptée aux besoins et aux aspirations des Québécois, étrangère à leur philosophie de la vie et à leurs valeurs traditionnelles.

Ajoutons encore que certains traits du conservatisme québécois, analysés plus haut, n'ont qu'à être évoqués id pour expliquer la répulsion du Québécois francophone pour le socialisme. Ses réflexes de petit capitaliste issu du milieu rural, son insécurité économique qui le retient de s'engager dans des aventures politiques dont l'issue lui paraît incertaine, son catholicisme ultramontain, papiste et rigoriste ont fait écran et continuent à le faire pour l'empêcher de regarder le socialisme avec la sérénité qu'il faudrait. Celui-ci lui a toujours paru contenir trop d'éléments nouveaux, inconnus et menaçants pour lui être acceptable et recevable.

Il y aura donc beaucoup à faire pour réhabiliter le socialisme et les solutions socialistes aux yeux de la population francophone québécoise. Ce sera d'autant plus difficile que les socialismes à travers le monde ont prêté flanc à l'imagerie négative dont on les a entourés dans les démocraties libérales. Ils ont effectivement tous - à l'exception de la récente et difficile expérience chilienne - été incapables de cohabiter avec des régimes politiques qui reconnaissent la liberté des personnes et des autres partis politiques. A des degrés divers, tous les pays socialistes restreignent les libertés civiles et individuelles, au nom des objectifs communautaires et politiques qu'ils poursuivent. Le socialisme est foncièrement beaucoup plus humanitaire que le capitalisme, comme je le disais plus haut. Mais par un étrange paradoxe, il s'est porté à la défense de l'homme en lui imposant de nouvelles contraintes et de nouvelles aliénations. Il reste encore au socialisme à faire la preuve qu'il peut effectivement réussir sans s'imposer par un régime politique à parti unique, un système policier imposant, des prisons politiques et un appareil judiciaire soumis aux visées politiques.

S'il est encore un reproche que l'on peut adresser aux socialismes, c'est d'avoir voulu à tout prix se fixer comme but un bonheur humain sans dimen- sion religieuse, dans une société et une vie nouvelles sans Église, c'est d'avoir trop cherché à vider le bonheur de la recherche spirituelle dont l'homme l'a presque toujours investi depuis les temps les plus anciens. De soi, une vision spiritualiste et religieuse de la destinée humaine ne m'a jamais paru aller à l'encontre du socialisme, qui s'est ainsi privé depuis trop longtemps d'une source importante d'énergie, de motivation et d'inspiration Je suis persuadé

que le Québécois francophone a derrière lui une longue tradition spiritualiste et religieuse dont il ne se détachera pas subitement et qu'il n'a d'ailleurs pas besoin de renier pour construire une société d'esprit et de structure socialistes.

J'ajoute enfin à ce sujet que, bien qu'il y ait au Québec un long passé contraire au socialisme, celui-ci présente malgré tout un certain nombre de points communs avec la mentalité du Québécois francophone, en plus de ren- contrer ses intérêts. En particulier, le catholicisme a développé chez le Québécois l'habitude de l'esprit communautaire, du prosélytisme, des exigen- ces de solidarité et d'entr'aide, ainsi qu'une solide méfiance à l'endroit de ceux dont le pouvoir s'appuie sur l'ambition personnelle. Son statut de communauté ethnique minoritaire lui a aussi appris à ne pas compter outre mesure sur les groupes dominants, sur leur compréhension et leur appui au moment des contestations et des luttes. Son statut socio-économique inférieur l'a enfin accoutumé à savoir mesurer le pouvoir de l'argent, à compter avec ceux qui possèdent la richesse tout en prenant ses distances à leur endroit, à respecter ceux qui luttent pour la justice, du moins quand ils le font suivant certaines règles et avec mesure.

Au total, en dépit d'une longue tradition d'opposition entre les deux, l'esprit du socialisme est peut-être moins étranger à la culture québécoise qu'on a pu le dire et le croire. Il y aura lieu de pousser davantage l'analyse et la réflexion dans cette voie, afin de mieux discerner les points d'ancrage possi- bles pour le socialisme au Québec. Ainsi pourra-t-on peut-être finir par produire ce qui a toujours fait si péniblement défaut: un modèle proprement québécois d'un socialisme enraciné dans l'esprit, l'histoire, la mentalité et les structures sociales du Québec.

Dans le document Québec en mutation (Page 41-44)