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Réformes des mentalités

Dans le document Québec en mutation (Page 130-135)

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Mais cette réforme des structures ne pourra s'accomplir que dans la mesure où s'opérera une véritable révolution des mentalités. Certaines idées toutes faites et bien établies devront être changées, certaines orientations d'esprit devront être révisées et remises en question. En premier lieu, il faudra abandonner la notion d'un réservoir d'aptitudes intellectuelles qui serait stati- que et définitivement établi. Si la psychométrie a rendu de grands services,

elle nous a par ailleurs, involontairement sans doute, induits en erreur en nous laissant croire à des proportions fixes et stables de personnes intellectuelle- ment aptes à faire des études secondaires ou des études supérieures. En réalité, le réservoir des aptitudes est élastique dans des proportions qu'on ignore encore, et cela pour au moins trois raisons. D'abord, on constate que la

capacité intellectuelle dune population s'élève avec l'amélioration du niveau et des conditions de vie. Selon l'expression de l'économiste anglais Halsey,

« un processus de développement économique et social est un processus de

création d'aptitudes nouvelles ». 23 En second lieu, on a souvent observé

qu'une forte motivation aux études peut compenser pour des aptitudes intellec- tuelles jugées insuffisantes d'après les critères généralement établis. Enfin, un enseignement plus diversifié, plus souple, plus polyvalent permettra à différentes formes d'intelligences de s'épanouir. Des réformes sociales et pédagogiques peuvent donc avoir des répercussions encore insoupçonnées sur l'expansion du réservoir des aptitudes d'une population.

C'est dans cette perspective que se place, à mon sens, la question très importante de l'éducation permanente. Je n'ai parlé jusqu'ici que de l'éducation des jeunes ; pourtant, celle-ci ne doit plus être considérée que comme un secteur du système scolaire et non plus son tout. Le système scolaire devra désormais être au service de toute personne, quel que soit son âge. La Déclaration des droits de l'homme parle avec raison du droit de « chaque personne » à l'éducation, et non pas seulement du droit de l'enfant. Il est évident que dans la société moderne la majorité des adultes sont sous-éduqués parce qu'ils n'ont pas pu bénéficier, pour toutes sortes de raisons, de l'enseignement approprié à leurs aptitudes et à leurs besoins. C'est là un problème très grave, problème de justice à l'endroit de ces personnes, problè- me aussi de développement économique et social de toute la collectivité.

Une autre idée dont il faudra se défaire, bien qu'elle fasse présentement force de loi, c'est celle qui veut que pour distribuer avec justice les fonds publics dans le système scolaire, il suffit de compter le nombre d'élèves et de faire ensuite une simple division arithmétique. Il faudra plutôt adopter le point de vue que l'éducation des défavorisés doit coûter plus cher que celle des autres, et que cela est stricte justice. Par exemple, il faudra, dans les quartiers urbains défavorisés, raser de vastes pâtés de maison pour reconstruire des écoles neuves et aérées ; dans ces quartiers, des services scolaires et para- scolaires plus nombreux sont nécessaires pour compenser les déficiences du milieu familial et social : service social, clinique psycho-pédagogique, service sanitaire, animation sociale, cantine scolaire, étude à l'école, etc. C'est là sans doute un changement radical de perspective par rapport à la politique géné- ralement pratiquée. Mais ce changement de perspective a été fortement

recommandé en Angleterre par la Commission Plowden 24 qui voit là une

« discrimination positive » nécessaire, et au Canada par le Conseil des Oeuvres de Montréal et The Montreal Council of Social Agencies qui, dans leur mémoire conjoint à la Commission royale d'enquête sur la Santé et le Bien-être social au Québec, réclament qu'on accorde aux milieux défavorisés « un traitement de préférence » en matière scolaire. 25

Une autre réforme de mentalité qui s'impose et qui sera sûrement longue et difficile, a trait au faible prestige qui entoure les études techniques et profes- sionnelles. Il faudra entreprendre d'énergiques campagnes d'opinion publique pour revaloriser ce type d'enseignement dans l'esprit des parents d'abord, des maîtres aussi, des administrateurs publics. Nous restons encore imbus de vieux préjugés millénaires contre le travail manuel et les études techniques. Ni les anciens Monastères, où l'on a pratiqué et vénéré le travail des mains pendant des siècles, ni le marxisme-léninisme qui a hypostasié la classe travailleuse, n'ont réussi à déraciner ces préjugés. C'est dire la difficulté de l'entreprise et les efforts qu'il faudra y consacrer.

Dans ce même ordre d'idées, je n'hésite pas à dire qu'il est impérieux de remettre en question la mentalité capitaliste dont nous sommes imbus, au profit non seulement d'un certain socialisme - qui n'a cependant pas toujours su se montrer plus humain que le capitalisme - mais aussi au profit d'un nouvel esprit communautaire. La révolution industrielle, qui s'est opérée sous la bannière du capitalisme, a assujetti l'homme aux impératifs de la produc- tion ; dans une civilisation où le temps de loisir s'accroît rapidement, il faut s'employer à élaborer une nouvelle philosophie sociale dans une perspective à la fois plus humaine et plus communautaire. Je crois que c'est ce que bon nombre de jeunes ont instinctivement compris, qui dans leur malaise et leur agitation rejettent une société adulte qui leur paraît, non sans raison, déshu- manisée et vidée de son âme. Notre système d'enseignement actuel est le reflet de notre société. Et on y retrouve les mêmes vices : prime à l'individualisme et au succès personnel, encouragement à la compétition la plus dure, déshonneur attaché au moindre échec, importance accordée au seul travail qui rapporte des points ou des récompenses. Telles sont les lois de notre jungle sociale que l'enfant apprend dès l'école. Il est assurément illusoire de vouloir instaurer une pédagogie nouvelle basée sur un travail intellectuel désintéressé, l'esprit d'équipe, le sens du groupe, les exigences de la coopération, aussi longtemps que la société fonctionnera sur des principes opposés. La pédagogie ne peut pas être divorcée de la société pour laquelle elle prépare les jeunes généra- tions, elle ne peut être en contradiction aussi flagrante avec les valeurs dominantes et quotidiennement affirmées dans la société. La rénovation de la

24 Children and their Primary Schools, Her Majesty's Stationery Office, Londres, 1967. 25 Op. cit., p. 85.

pédagogie exige donc d'abord une « conversion idéologique » de la société toute entière.

Conclusion

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On voit jusqu'où mène une authentique réforme pédagogique: à la remise en question des valeurs les mieux établies de notre civilisation industrielle et capitaliste. C'est que tout se tient dans la vie sociale, et l'éducation en parti- culier ne peut être repensée sans qu'on mette en cause les structures sociales et la mentalité de la société globale. C'est jusque-là qu'il faut aller, avec courage et audace, si on veut opérer des changements qui soient autre chose qu'une mini-réforme. Aurons-nous cette clairvoyance et cette audace ? C'est à nous qu'il appartient de répondre, à chacun de nous individuellement et à nous tous collectivement.

Deuxième partie :

Nouveaux défis à l’éducation dans la révolution culturelle

Chapitre VI

“Éducation et révolution culturelle” *

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On me demande de dire ce qu'on attend de l'école, et de le dire d'une manière qui soit suffisamment objective. Pour un sociologue, le sujet est dan- gereux et frustrant. Les observations empiriques font en effet terriblement défaut, de sorte que l'objectivité est dangereusement illusoire, sinon menson- gère. À la différence de l'économiste, qui risque de se noyer dans une abondance de chiffres sur les coûts et la productivité de l'enseignement et qui doit faire effort pour se dégager de la masse des données s'il veut porter un jugement d'ensemble, le sociologue gratte un maigre terrain pour n'en tirer que des observations hétéroclites, disparates et souvent peu significatives.

Dès lors, le sociologue se voit menacé de mêler son point de vue person- nel, ses jugements ou ses préjugés à ce qu'il prétend être la réalité observée. Ce risque est particulièrement grand dans un secteur comme l'éducation, où les valeurs personnelles sont profondément engagées et par conséquent

* Version révisée d'un document de travail préparé à l'intention de la Fédération

canadienne des enseignants, en vue de sessions d'étude, 1971-1972. La version originale s'intitulait: « Ce que l'individu attend de l'école ».

affleurent aisément lorsque les faits d'observation sont trop rares ou trop peu éloquents.

S'agit-il bien cependant d'une « menace » ou d'un « risque » ? Pourquoi recourir à ce langage ? Une certaine confusion des jugements de valeur et des jugements de réalité n'est-elle pas inhérente à la nature même de ce type d'essai ? En ce qui me concerne, je me dois d'être honnête avec moi-même et envers le lecteur : ce qui suit n'est pas une analyse purement « objective » - si tant est qu'une telle chose puisse exister en sociologie. Ou plus précisément, disons qu'il ne s'agit pas de présenter ici le fruit d'une étude empirique, bourrée de données quantifiées et de faits scientifiquement contrôlés. L'analy- se qu'on va lire, tout en étant basée sur un certain nombre d'observations et de faits, est marquée au coin des options personnelles de l'auteur.

Cependant - dernier sursaut peut-être de la conscience professionnelle du sociologue - j'ai voulu distinguer entre des «observations et impressions », qui donneront un ton plus analytique et plus détaché à la première partie de cet essai, et des prises de position personnelles fondées sur mes convictions et opinions, ce qui fera l'objet de la deuxième partie. Le lecteur pourra juger de l'influence que mes options personnelles -exposées dans la seconde partie - ont pu avoir sur les observations et impressions présentées dans la première.

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Dans le document Québec en mutation (Page 130-135)