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Outre le passage du Panégyrique de Trajan que l’on vient de citer, Pline le Jeune, notamment dans la correspondance qu’il entretenait avec son souverain lors de son gouvernorat en Bithynie, nous livre de précieux renseignements sur les motivations des cités provinciales cherchant à députer une ambassade auprès de l’empereur. En effet, alors qu’il se penche sur les dépenses jugées excessives de Byzance, il rappelle à l’empereur que la cité du Bosphore envoyait « chaque année pour [lui] offrir ses hommages un député porteur du décret et qu’on lui donnait douze mille sesterces »216. Non contente de cela, la cité attribuait « chaque année trois mille sesterces [...] en

guise de frais de voyage à un député qui se rendait auprès du gouverneur de la Mésie pour lui offrir des hommages officiels »217. L’insistance de Pline sur le caractère inconsidéré de ces dépenses

protocolaires s’explique par la nature essentiellement financière de la mission que lui a confiée Trajan218. Le prince confirme d’ailleurs le bien-fondé du souci de bonne gestion manifesté par son gouverneur en lui répondant qu’il a « eu tout à fait raison de faire remise aux Byzantins de ces douze mille sesterces, que coûtait le député » qui venait lui présenter leurs hommages219. Trajan va même jusqu’à considérer que l’hommage sera bel et bien rendu si la cité de Byzance se contente de remettre le décret à Pline qui le lui transmettra220, ce qu’il fit quelque temps plus tard à la demande de la cité de Nicée qui voulait faire parvenir à Trajan une requête relative au droit de succession dont jouissaient alors ses concitoyens221. Dans le cas des actions de grâces décidées par Byzance, le prince estime enfin, sans même le consulter, que le gouverneur de Mésie supportera aussi « d’être honoré à moindres frais »222. Le peu de cas que le pouvoir romain fait de ces missions courtisanes dénote sans qu’aucun doute ne soit permis leur caractère purement formel, voire leur côté inopportun et intempestif aux yeux des Romains.

La rupture semble ici nette entre l’époque républicaine et le Haut-Empire. On a pourtant déjà pu constater la tendance de certaines cités micrasiatiques à députer, dès le début de la

216 PLIN., Ep., X, 43, 1 : Requirenti mihi Byzantiorum rei publicae impendia, quae maxima fecit, indicatum est, domine,

legatum ad te salutandum annis omnibus cum psephismate mitti, eique dari nummorum duodena milia.

217 Ibid., 3 : Eidem ciuitati imputata sunt terna milia, quae uiatici nomine annua dabantur legato eunti ad eum qui

Moesiae praeest, publice salutandum. Cf. comm. de M. Dury dans PLIN., Lettres, X, CUF, 1947, p. 42, n° 2 : « Byzance, bien que rattachée à la Bithynie, offrait ses hommages au gouverneur de la Mésie Inférieure, parce qu’elle était gardée par ses soldats et faisait du commerce avec les ports de cette province ».

218 La volonté de diminuer les dépenses des cités est exprimée par Trajan dans Ep., X, 18, 3. En X, 24, la construction de bains que sollicitent les Prusiens est autorisée, pourvu qu’ils « ne risquent pas à l’avenir de n’avoir pas assez pour les dépenses indispensables ».

219 Ibid., X, 44 : Optime fecisti, Secunde carissime, duodena ista Byzantiis qua ad salutandum me in legatum

impendebantur remittendo.

220 On a déjà étudié ce cas de figure dans le cas du décret de Smyrne produit à l’occasion de la naissance d’un fils de Marc Aurèle. Cf. I. Smyrna, II, 1, 600. Pour d’autres transmissions de décrets civiques au prince par le gouverneur d’Asie, voir la cas d’Aphrodisias. Cf. A&R 14 et 16.

221 PLIN., Ep., X, 83 : Rogatus, domine, a Nicaeensibus publice [...] ut preces suas ad te perferrem, fas non putaui

negare acceptumque ab iis libellum huic epistulae iunxi.

domination romaine, des ambassades d’action de grâces auprès des généraux romains ou du Sénat223. Puis, dès le début du Ier siècle apr. J.-C., les cités d’Asie Mineure prirent l’habitude d’envoyer des ambassades à Rome pour honorer d’anciens magistrats romains224. En 54 av. J.-C., la correspondance de Cicéron nous apprend qu’une délégation de la cité de Magnésie du Sipyle était alors présente à Rome pour rendre grâce à son frère Quintus, car l’ancien gouverneur d’Asie l’avait protégée contre Pansa225. Mais c’est surtout le proconsulat de Cicéron en Cilicie qui nous informe sur cette habitude qu’avaient prise les cités d’Asie Mineure d’envoyer des délégations aux magistrats en sortie de charge. Ainsi, dans une lettre à son prédécesseur Claudius Appius Pulcher, Cicéron parle longuement des députations qui se constituent dans la province alors qu’il est visiblement question pour le proconsul en exercice de répondre aux inquiétudes de Pulcher qui vient de sortir de charge226. Visiblement, son prédécesseur l’accusait de retarder le départ de ces délégations qui avaient pour but de faire son éloge et de lui éviter un procès de repetundis de retour à Rome. Cicéron s’est défendu en arguant qu’il n’a pris « aucune mesure touchant [l]es dépenses des députations, soit pour qu’on les diminuât, soit pour qu’on y renonçât, qui ne [lui] ait été demandé par les notables des cités »227.

L’impression de continuité entre les pratiques ambassadoriales des cités d’Asie de la basse époque hellénistique et du principat est en grande partie illusoire, car les missions diplomatiques mentionnées par Cicéron lors de son proconsulat en Cilicie sont les conséquences des luttes des factions aristocratiques romaines rivales et sont plus ou moins directement suscitées par elles. Les ambassades porteuses de louanges à l’empereur ou à ses proches sont, elles, fondamentalement spontanées, car c’est précisément leur seul mérite objectif que de manifester la loyauté librement consentie de la communauté émettrice à la famille régnante. C’est avec un ton de reproche évident que Dion de Pruse évoque « la générosité de [sa patrie] en matière d’honneurs » et qu’il demande à ses concitoyens de façon tout oratoire « quelles nobles distinctions – portraits, statues, ambassadeurs auprès des cités ou de l’empereur – [ils ont] rechigné à accorder »228. Malgré la leçon

223 Pour les ambassades auprès de Vulso dès 188 av. J.-C., voir POL., XXI, 40, 1 : παρεγένοντο πρεσβεῖαι παρά τε

τῶν Ἑλληνίδων πόλεων τῶν ἐπὶ τῆς Ἀσίας καὶ παρ’ ἑτέρων πλειόνων, συµφοροῦσαι στεφάνους τῷ Γναίίῳ διὰ τὸ νενικηκέναι τοὺς Γαλάτας. Pour l’afflux d’ambassades à Rome en 167 av. J.-C., suite à la victoire de Pydna, voir POL., XXX, 19, 14 ; LIV., XLV, 17, 6 ; 19, 1 ; 20, 4 ; DIOD., XXX, 7, 1. Sur le triomphe de Marcus Perperna, voir I. Priene 108, l. 223-232 et 109, l. 91-107.

224 Peu après 73 av. J.-C., les Mysiens de l’Abbaîtide et de l’Epictète honorent le légat Caius Salluvius Naso. Cf. CIL XIV, 2218 (= ILS 37) et OGIS IV, 445 (= ILLRP 372). Dix ans plus tard environ, six des plus grandes cités bithyniennes honorent leur patron Lucius Rufus. Cf. IGR I, 139 (CIL VI, 1508 = IG XIV, 1077 = IGUR 71).

225 CIC., Ad Q. fr., II, 9, 2 : De te a Magnetibus ab Sipylo mentio est honorifica facta, cum te unum dicerent postulationi

L. Sesti Pansae restitisse. 226 CIC., Ad Fam., III, 8, 2 et 5.

227 Ibid., 8, 5. Ce souci de bonne gestion financière de Cicéron lors de son proconsulat le poussant à diminuer les crédits alloués aux députations honorifiques, est attesté par PLUT., Cic., XXXVI, 3 et il se retrouve à plusieurs reprises exprimé dans sa correspondance. Cf. CIC., Ad Fam., III, 8, 2 ; 10, 6.

228 DIO CHRYS., LI, 9 : καὶ µὴν ἥ γε πρὸς τὰς τιµὰς µεγαλοψυχία πῶς οὐχὶ θαυµαστὴ τῆς πόλεως ; τί γὰρ τῶν

conservée dans l’édition de la Loeb par H. Lamar Crosby, qui comprend qu’il s’agit de l’honneur d’être membre d’une ambassade, Dion fait ici allusion aux ambassades porteuses de décrets honorifiques, d’où la correction de πρεσβεύοντας en πρεσβεύοντες proposée par Reiske et reprise par H. Von Arnim229. Dion se moque même, dans un autre discours230, des racontars qui se sont plaints du manque d’effusion avec lequel Trajan a accueilli l’ambassade de remerciements dépêchée suite à l’octroi par le prince de nouveaux privilèges à la cité de Pruse au début de son règne231. Les

concitoyens de Dion, visiblement par mauvaise foi, mais peut-être également par une sorte de naïveté provinciale, peinent à comprendre que ce genre d’ambassades, si important pour les Grecs, ne peut que rebuter le prince et les services de la chancellerie impériale232. Nous y reviendrons quand nous parlerons des systèmes de contrôle des ambassades mis en place par le pouvoir romain.

Même si nos sources sont trop éparses pour conclure de façon certaine, il est aisé d’imaginer, notamment en s’appuyant sur les documents d’époque augustéenne, que les prétextes pour députer auprès de l’empereur, de ses successeurs et des autres membres de sa maison fourmillaient pour les communautés civiques désireuses de manifester d’une manière ou d’une autre leur loyauté à la famille impériale. L’anniversaire de la naissance du prince, l’anniversaire de son accession, l’adoption d’un successeur, l’arrivée à l’âge adulte d’un fils, l’association d’un trône d’un co-régnant sont autant d’occasions pour les cités d’Asie d’envoyer à Rome ou auprès des gouverneurs des délégations rivalisant les unes avec les autres dans les manifestations de leur enthousiasme233.