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L’association au pouvoir suprême des membres de la maison impériale censés succéder au prince alors en place pousse de nombreuses cités à se rendre auprès de ces hypothétiques successeurs dont il s’agit de se concilier les bonnes grâces avant leur éventuelle accession au trône. La création de cette maison des Augustes dont parle Tacite a démultiplié pour les communautés asiatiques les raisons de se rendre auprès de l’autorité romaine absolue au gré des pérégrinations des différents candidats à la succession. Quand Jean-Pierre Coriat signale justement qu’avec le principat, « Rome devient une entité, une essence qu’actualise et incarne le princeps »107, on pourrait à bon droit ajouter que les co-régnants sont eux aussi des incarnations de ce pouvoir suprême.

Dès l’époque d’Auguste, les cités cherchent à rencontrer les membres de la famille du prince qui ont été successivement associés à son pouvoir. Lors de son déplacement en Orient entre 17 et 14 av. J.-C.108, Agrippa rencontra très probablement d’innombrables délégations. Preuve en est les ambassades des Juifs d’Asie qui se sont portées au-devant de lui à son arrivée dans la province. Selon Flavius Josèphe, malgré la reconnaissance de leur spécificité culturelle par Rome, les Juifs des cités ioniennes étaient soumis aux mêmes obligations juridiques, militaires et fiscales que les Grecs dans leurs cités d’origine109. Agrippa écouta les doléances des Juifs d’Asie et mit visiblement fin aux agissements des cités par des décisions et des missives dont une, envoyée aux Éphésiens, nous est parvenue grâce à l’auteur des Antiquités judaïques110. Selon Josèphe, le voyage d’Agrippa, accompagné du roi Hérode, se mua en une véritable tournée triomphale où le souverain désireux d’apparaître comme un roi philhellène rivalisait d’évergétisme avec son ami au point que le gendre d’Auguste pardonna à Ilion auquel il vouait une rancune tenace et qu’Hérode secourut une cité de

106 TAC., Ann., IV, 36, 2 : Obiecta publice Cyzicenis incuria caerimoniarum diui Augsti, additis uiolentiae criminibus

aduersum ciues Romanos.

107 CORIAT J.-P., 1997, p. 183. Voir également HEROD., I, 6, 5 : ἐκεῖ τε ἡ Ῥώµη, ὅπου ποτ’ ἂν ὁ βασιλεὺς ᾖ. 108 Nous ne disposons d’aucune trace d’une quelconque ambassade lors du gouvernorat d’Agrippa en Orient, entre 23 et 21 av. J.-C. Sur les pouvoirs extrêmement étendus qui ont pourtant été attribués au co-empereur, voir COSME P., 2005, p. 160-162 et RODDAZ J.-M., 1984, p. 319-331.

109 FLAV. JOS., Ant. Iud., XVI, 2, 27-28, part. 27 : Τότε δὲ περὶ τὴν Ἰωνίαν αὐτῶν γενοµένων πολὺ πλῆθος

Ἰουδαίων, ὃ τὰς πόλεις ᾤκει.

110 Ibid., XVI, 167-168 (GC, appendix 2) et 172-173 pour une lettre du préteur Julius Antonius mentionnant « les faveurs conférées par Auguste et Agrippa ».

Chios en grandes difficultés financières111. Dans le cas d’Ilion, on sait par une inscription que la cité

de Troade obtint effectivement des bienfaits de la part d’Agrippa112, mais il est fort probable, vu la distance qu’il parcourut en quelques mois113, que de nombreuses communautés se soient rendues auprès de lui uniquement pour rentrer en contact avec le second d’Auguste et lui rendre grâce. Il en va ainsi à Xanthos où Agrippa est honoré presque sèchement par le peuple, alors qu’il est qualifié de « bienfaiteur » et de « sauveur » par le koinon des Lyciens114. Ce laconisme est surprenant. La reconstruction de la métropole lycienne, détruite par Brutus en 43 av. J.-C., ayant été tardive115, c’eût été une occasion pour Agrippa de faire preuve de munificence de se pencher sur le sort de Xanthos si la finalité édilitaire de sa visite en Asie avait été si prégnante116. L’hypothèse d’une rencontre formelle est donc ici à privilégier. C’est également le cas pour la cité de Kéramos qui a honoré Agrippa et sa femme, Julia, qui était elle aussi du voyage117. L’ambassade que la cité carienne a envoyée au moment de l’accession de Tibère trente ans plus tard a sûrement eu pour but de rappeler l’affection qu’elle éprouvait depuis si longtemps pour la famille d’Auguste118. La dimension dynastique de ces ambassades d’action de grâces est nette, tout comme pour les cités de la mer Égée qui n’ont pas hésité à parer Agrippa d’honneurs divins119. On retrouve pareilles délégations venues honorer Caius César au moment du voyage en Orient lors duquel il allait finalement trouver la mort120. Le jeune homme est en effet honoré à Milet, à Héraclée du Latmos, ainsi qu’à Ilion, tandis qu’il est qualifié de princeps iuuentutis à Assos, Hiérapolis et à Mytilène et qu’on lui dédie une statue à Xanthos121. C’est probablement à cette occasion que la cité

111 Ibid. : Πολλαὶ µὲν οὖν καὶ κατὰ πόλιν ἑκάστην εὐεργεσίαι τῷ βασιλεῖ κατὰ τὰς χρείας τῶν ἐντυγχανόντων ἐγένοντο. Καὶ γὰρ αὐτὸς ὅσα διὰ χρηµάτων ἦν ηπίξεως οὐ παρέλειπεν ἐξ αὐτοῦ τὰς δαπάνας ποιούµενος καὶ τῶν παρὰ Ἀγρίππα τισὶν ἐπιζητουµένων µεσίτης ἦν καὶ διεπράττετο µηδενὸς ἀτυχῆσαι τοὺς δεοµένους. ὄντος δὲ κἀκείνου χρηστοῦ καὶ µεγαλοψύχου πρὸς τὸ παρέχειν ὅσα τοῖς ἠξιωκόσιν ὠφέλιµα ὄντα µηδένα τῶν ἄλλων ἐλύπει, πλεῖστον ἡ τοῦ βασιλέως ἐποίει ῥοπὴ προτρέπουσα πρὸς τὰς εὐεργεσίας οὐ βραδύνοντα τὸν Ἀγρίππαν. Ἰλιεῦσι µέν γε αὐτὸν διήλλαξεν, διέλυσεν δὲ Χίοις τὰ πρὸς τοὺς Καίσαρος ἐπιτρόπους χρήµατα καὶ τῶν εἰσφορῶν ἀπήλλαξεν, τοῖς δὲ ἄλλοις καθὸ δεηθεῖεν ἕκαστοι παρίστατο. 112 Voir I. Ilion 86 : Μᾶρκον Ἀγρίππαν, τὸν συνγενέα καὶ πάτρωνα τῆς πόλεως καὶ εὐεργέτην, ἐπὶ τῇ πρὸς τὴν

θεὸν εὐσεβείᾳ καὶ ἐπὶ τῇ πρὸς τὸν δῆµον εὐνοίᾳ, ainsi que Fr. gr. Hist., 90, F 134. Dans le cas d’Éphèse, voir JÖAI 62 (1993), p. 115, n° 6.

113 FLAV., IOS., Ant. Iud., XVI, 2, 2 : Ὡς δ’ αὐτοῖς κατείργαστο καὶ τὰ περὶ τὸν Πόντον, ὧν ἕνεκεν Ἀγρίππας

ἐστάλη, τὴν ἀνακοµιδὴν οὐκέτ’ ἐδόκει ποιεῖσθαι πλέουσιν, ἀλλὰ διαµειψάµενοι τήν τε Παφλαγονίαν καὶ Καππαδοκίαν κἀκεῖθεν ἐπὶ τῆς µεγάλης Φρυγίας ὁδεύσαντες εἰς Ἔφεσον ἀφίκοντο, πάλιν δὲ ἐξ Ἐφέσου διέπλευσαν εἰς Σάµον. Voir également HALFMANN H., 1986, p. 163.

114 Comparer notamment FXanthos VII, 23 et 24 : [Μᾶ]ρκον Ἀγρίππαν Ξανθίων ὁ δῆµος ; Μᾶρκον Ἀγρίππαν τὸν

εὐεργέτην καὶ σωτῆρα τοῦ ἔθνους Λυκίων τὸ κοινόν.

115 PLUT., Brut., III, 30-33 ; APP., B.C., IV, 76-80 ; D.C., XLVII, 33-34. Pour la reconstruction de Xanthos après 23 av. J.-C., voir FXanthos VII, p. 47 et n° 15.

116 RODDAZ J.-M., 1984, p. 422.

117 I. Keramos 13 (HICKS E., JHS 11, (1890), p. 128, n° 15). Sur la venue de Julia, voir COSME P., 2005, p. 192-193. 118 I. Keramos 14, l. 15-19 : ἐν τού[τωι τὴ]ν εἰς τοὺς Θεοὺς Σεβαστοὺς καὶ τὸν συµπαντὰ οἶκον αὐτῶν καὶ

εὐσεβείαν καὶ εὐχαριστίαν αὐτοῦ ὁ δῆµος [ἀ]ποδέδεκτα.

119 Il s’agit de Kalymna (Tituli Kalymni 141), de Cos (IGR IV, 1064, l. 13) et surtout de Samos (IG XII, 6, 1, n° 7). 120 Sur le passage de Gaius à Samos ou à Chios, voir SUET., Tib., XII, 2 ; D.C., LV, 10, 10 ; VELL. PATER., II, 101, 1. 121 Cf. MAGIE D., 1950, II, p. 1343 ; I. Ilion 87 (IGR IV, 205) ; FXanthos VII, 25, p. 48-50 ; I. Assos 13 (RGDA 14, 2

d’Halicarnasse a dépêché en ambassade auprès de son tuteur Marcus Lollius, à défaut de pouvoir le rencontrer en personne122.

Sous le règne de Tibère, c’est cette fois Germanicus qui fait figure de successeur désigné123. Une inscription de Pergè nous apprend que la cité pamphylienne lui a envoyé une ambassade qu’il faut dater de l’année 18 apr. J.-C., lors de son voyage en Orient124. Apollônios, fils de Lysimaque, est honoré pour avoir « fait preuve du plus grand zèle dans l’intérêt de sa patrie », sur place, « mais aussi à l’étranger, car il a accompli à ses frais une ambassade auprès de Germanicus César »125. Immédiatement après ce considérant, le fait que le décret civique fasse référence à sa piété « à l’égard de la maison des Augustes »126, prouve que c’est bien en tant qu’hypothétique successeur de Tibère que Germanicus est considéré par la cité pamphylienne. La dimension dynastique semble ici jouer à plein. Par ailleurs, on a déjà évoqué plus haut une fratrie qui se serait rendue auprès de Germanicus pour le compte de la cité pisidienne d’Apollônia127. L’un des fils d’Olympichos s’étant probablement rendu à Rome suite à l’accession de Tibère au trône, il serait normal que sa seconde ambassade l’amena quatre ans plus tard auprès de son successeur, en compagnie de son frère Apollônios dont la mission auprès de Germanicus ne fait, elle, aucun doute. Il s’agit sûrement d’une ambassade dont l’objectif réel est de faire valoir la cité aux yeux de l’héritier de Tibère. Il faut dans ce cas lier la mission des deux frères avec la mention, dans la dédicace pour Apollônios, des « trois statues équestres érigées dans l’enclos sacré des Augustes »128. Selon les éditeurs des Monumenta, les trois statues « devaient représenter l’empereur Tibère en compagnie des princes héritiers Germanicus et Drusus » et elles se trouvaient certainement sur le piédestal contenant la version grecque des Res Gestae129. La visée encomiastique de l’ambassade des deux fils d’Olympichos n’en

devient que plus évidente. Un dernier document semble illustrer la hâte des cités micrasiatiques cherchant à être la première communauté à rentrer en contact avec Germanicus en route vers l’Asie130. Il s’agit d’une lettre d’un dirigeant romain au conseil des anciens d’Éphèse131. Si ce personnage est bien le successeur désigné de Tibère, cette inscription nous apprend que les anciens

et IG XII, 2, 164-168) ; RITTI T., 2006, n° 34, p. 150-152, l. 4-5.

122 GIBM 893. Sur ce personnage, voir SUET., Tib., XII, 3 ; XIII, 3 ; SYME R., 1986, p. 431. 123 Voir la carte thématique V dans le répertoire cartographique (annexe X).

124 I. Perge I, 23. Pour la datation, voir TAC., Ann., II, 53-54.

125 I. Perge I, 23, l. 3-5 : τὴν πλείστην ὑπὲρ τῆς πό]λε[ως σπουδὴν οὐ µ]όνον ἐνθάδ̣[ε] ἀλλὰ [κ]αὶ ἐπὶ τῆς

ξ[έν]ης̣, π̣[ρεσβεύ]σας [δωρεὰν πρὸς] Γερµανικὸν Καίσαρα, ἐνεδείξατο. 126 Ibid., l. 5-6 : εὐσεβὴς δὲ ὑπάρ[χων πρὸ]ς τὸν τῶν Σεβαστῶν οἶκον.

127 Cf. IGR III 320 et MAMA IV, 142, part. l. 10-11 : πρεσβεύσαν[τα πρὸς Γερµα]νικὸν Καίσαρα. 128 Ibid., l. 4-7 : [ἀ]ναστήσαντ[α εἰκόνας ἐφίπ]πους τρεῖς ἐ[ν τῶ τεµένει] τῶν Σεβαστῶ[ν]. 129 Voir MAMA IV, 143 et fig. 17, p. 50.

130 Le thème se retrouve inversé dans I. Assos 26, l. 15-17 : καθὼς καὶ αὐτὸς µετὰ τοῦ πατρὸς Γερµανικοῦ ἐπιβὰς

πρώτως τῆι ἐπαρχείαι τῆς ἡµετέρας πόλεως ὑπέσχετο.

d’Éphèse auraient dépêché un émissaire auprès de lui à Nicée en Bithynie132. La précipitation de la

cité est mise en lumière par le fait que Germanicus aurait débarqué à proximité d’Apamée-Myrléia, soit à une cinquantaine de kilomètres de Nicée, et que la cité ionienne s’est donnée d’autant plus de peine qu’elle se trouvait sur le chemin de l’héritier du trône, puisqu’il se rendait à Claros, puis à Rhodes et en Orient133 et devait dès lors emprunter, d’une manière ou d’une autre, la portion occidentale de l’antique route royale menant en Cilicie134. Le fait de se porter au-devant de Germanicus constituait donc un choix parfaitement délibéré135.

Au IIe siècle, cette tendance des cités micrasiatiques à dépêcher des ambassades auprès des héritiers présomptifs s’estompe, car la pratique de l’adoption, tout en maintenant sur le fond le caractère dynastique du pouvoir impérial, rendait beaucoup plus difficile l’identification des hypothétiques successeurs du prince en place. Par exemple, au moment où il gouverne l’Asie, en 134-135 apr. J.-C.136, le futur Antonin le Pieux n’est pas encore considéré comme un héritier présomptif, puisque c’est sur le sol asiatique que les premiers présages de son destin futur se seraient manifestés selon le biographe de l’Histoire Auguste137. Ce n’est que trois ans plus tard qu’il fut adopté par Hadrien, après la mort de Lucius Aélius Vérus138. En conséquence, le IIe siècle voit se multiplier, aux dépens des missions protocolaires auprès d’héritiers qui ne sont plus aussi aisément identifiables, les ambassades civiques dépêchées à Rome pour féliciter le souverain de l’association au trône d’un co-régnant. Ce type de missions se développe toutefois dès les premières années du principat. Nous avons en effet connaissance de plusieurs ambassades micrasiatiques venues rendre hommage à un jeune prince associé au pouvoir. On a déjà évoqué la délégation de Samos139, mais aussi celle de Sardes140, venue célébrer le passage de Caius César à l’âge adulte.

L’inscription samienne est relativement lacunaire, mais le serment à la maison d’Auguste que l’on date habituellement de la même époque141, ainsi que la mention d’un prêtre d’Auguste et de Caius César, ont poussé P. Herrmann à proposer pour cette ambassade une datation contemporaine de celle de la députation de Sardes, sur la base de nombreux parallèles, notamment avec plusieurs

132 Ibid., l. 3-4 : [ὁ πρεσβευ]τὴς ὑµῶν, ὧι τὸ ψήφισµα καὶ το̣[...]αι συντυχών µοι ἐν Νεικαίᾳ. 133 TAC., Ann., III, 54, 2 ; 55, 3.

134 Voir la carte de la « vermutete reiseroute des Germanicus durch Kleinasien », publiée dans ŞAHIN Ş., EA 24 (1995), p. 28.

135 Il en va probablement de même dans le cas d’Assos. Voir I. Assos 25, l. 15-17 et la dédicace offerte par « le peuple et les Romains » à Germanicus et à Agrippine en 18 apr. J.-C., publiée dans ÖZHAN T., EA 44 (2011), p. 170-172. 136 H.A., Ant., III, 2-4 ; Dig., XLVIII, 3, 6 ; PHIL., V.S., I, 25, 534 et II, 1, 8 ; OGIS 493, l. 23-24. Pour la datation, voir

PIR² A 1513, p. 311 ; ECK. W., Chiron 13 (1983), p. 178 et REMY B., 2005, p. 79-80.

137 H.A., Ant., III, 3-4 : In proconsulatu etiam sic imperii omen accepit : nam cum sacerdos femina Trallis ex more

proconsules semper oc nomine salutaret, non dixit “Aue proconsule”, sed “Aue imperator”. Cyzici etiam de simulacro dei ad statuam eius corona translata est.

138 H.A., Hadr., XXIV, 1 ; Ael., VI, 9 ; Ant., IV, 1-7.

139 IG XII, 6, 1, 7 (HERRMANN P., Ist.Mitt. 75 (1960), n° 1, p. 70-80).

140 Sardis VII, 1, 8 (IGR IV, 1756, 1-7).

serments civiques de loyauté à la dynastie augustéenne142. Toutes les cités de la province durent

visiblement se réjouir de la consolidation dynastique de la maison d’Auguste, car Ménogénès, non content d’exprimer « la joie de sa cité au sujet de Caius, ainsi que sa bienveillance à l’égard de toute sa maison », a également agi « dans l’intérêt des Hellènes »143.

Dix ans plus tard, c’est au tour de Tibère, l’ancien « exilé » à Rhodes144, de recevoir des ambassades de félicitations. Nous le savons grâce à une lettre du fils adoptif d’Auguste à la cité d’Aizanoi, dans laquelle Tibère loue la cité asiatique de l’attachement dont elle fait preuve à son égard145. Comme le fils adoptif d’Auguste affirme dans sa lettre qu’il a reçu directement « des mains de [ses] ambassadeurs » le décret d’Aizanoi, on peut être sûr que la délégation de la cité phrygienne s’est rendue auprès de lui à Boulogne. Cette inscription confirme donc la tradition littéraire voulant que Tibère ait quitté Rome aussitôt après son adoption146, soit tout de suite après le 26 juin147. Si la date de l’adoption du fils de Livie par Auguste ne fait aucun doute, nous ne savons pas quand cette nouvelle a été connue en Orient. Deux parallèles s’offrent cependant à nous. La distance Rome-Kibyra est parcourue par un courrier portant à Cicéron une lettre de son ami Atticus en 47 jours, un délai alors considéré comme bref148. Quelques mois plus tôt, la mort de Caius en Lycie, le 21 février 4 apr. J.-C., est quant à elle annoncée à Pise 40 jours plus tard149. H.G. Pflaum a même calculé que, sous le principat, un courrier parti de Lycie a mis 32 jours pour arriver à Rome150. Dans le cas de l’adoption, la nouvelle « se répandit avec la rapidité de l’éclair ; les conditions de la navigation, en plein été étaient même meilleures. C’est donc dès le milieu d’août que le Sénat et l’Assemblée d’Aizanoi durent être saisis »151. La délégation est partie au plus vite et

elle arriva à Rome 80 jours après le 26 juin, c’est-à-dire dans la seconde quinzaine de septembre. Tibère n’était plus à Rome et même plus à Bologne. Puisque la lettre de Tibère précise qu’il les a vus, il faut considérer qu’au lieu de l’attendre à Rome ou d’aller au-devant de lui lors de son retour triomphal de Germanie, les ambassadeurs de la cité phrygienne sont partis à sa recherche. Une

142 Cf. HERRMANN P., Ist.Mitt. 75 (1960), p. 79-81. Voir OGIS 532 pour le serment paphlagonien retrouvé à Néoclaudiopolis.

143 Cf. Sardis VII, 1, 8, 3, l. 32-34 : ἐτέλεσε τὴν πρεσβήαν εὐπρεπέστατα ἀξίως τῆς πόλεως, καὶ συντυχὼν τῶι

Σεβαστῶι ἐδήλωσεν τὴν τῆς πόλεως ἐπὶ τῶι Γαΐωι χαρὰν καὶ περὶ ὅλον τὸν οἶκον αὐτοῦ εὔνοιαν ; 5, l. 68-69 :

εἱρέθη καὶ πρεσβευτὴς εἰς Ῥώµην ὑπέρ τε τοῦ κοινοῦ τῶν Ἑλλήνων καὶ τῆς πατρίδο[ς]. 144 Sic enim appellabatur, selon SUET., Tib., XIII, 1.

145 IGR IV, 1693.

146 VELL. PATER., II, 104, 3 : Hoc tempus me, functum ante tribunatu, castrorum Ti. Caesaris militem fecit ; quippe

protinus ab adoptione missus cum eo praefectus equitum in Germaniam.

147 Cf. Id., II, 103, 3, mais surtout TAC., Ann., I, 3, 3 ; SUET., Aug., LXV, 3 ; Tib. XV, 2 ; ainsi que D.C., LV, 13, 2 :

Τὸν Τιβέριον καὶ ἐποιήσατο καὶ ἐπὶ τοὺς Κελτοὺς ἐξέπεµψε, τὴν ἐξουσίαν αὐτῷ τὴν δηµαρχικὴν ἐς δέκα ἔτη δούς.

148 CIC., Ad Att., V, 19, 1 : Subito Apellae tabellarius a.d. XI. Kal. Octobres septimo quadragesimo die Roma celeriter

(hui tam longe!) mihi tuas litteras reddidit. 149 CIL XI, 1421.

150 PFLAUM H.G., 1940, § 61, n° 113.

ambassade parthe aurait d’ailleurs réalisé le même exploit152. La rencontre entre les ambassadeurs

d’Aizanoi et Tibère a très probablement eu lieu à la mi-octobre, avant la courte campagne de Tibère qui s’est finie en décembre 4 apr. J.-C.153. Cette rapidité absolument remarquable avec laquelle la délégation d’Aizanoi s’est rendue auprès du successeur d’Auguste ne peut s’expliquer que par la volonté farouche de la cité phrygienne d’être la première communauté asiatique à lui rendre hommage. On ne peut dès lors que souscrire à la conclusion de J. Heurgon et affirmer qu’« entre toutes les villes du monde romain qui tinrent alors à féliciter Tibère, il y eut émulation à qui la première présenterait ses vœux »154.

Plus d’un siècle plus tard, dans un contexte différent, une ambassade micrasiatique s’est rendue à Rome suite à l’adoption du futur Antonin le Pieux par Hadrien. C’est ce que nous apprend une inscription de la cité de Magnésie du Méandre155. L’athlète distingué par sa patrie est honoré pour avoir « accompli de nombreuses ambassades auprès des empereurs à Rome, la capitale, et même en Pannonie »156 sous le règne d’Hadrien157. Si la simple mention d’ambassades auprès des Augustes ne peut nous permettre de conclure à une ambassade d’action de grâces, la référence à une mission en Pannonie nous offre un parallèle éclairant. En effet, la cité de Sparte a dépêché une ambassade à Lucius Aélius Vérus en Pannonie158. En outre, on a déjà évoqué les deux missions diplomatiques d’un citoyen de Laodicée du Lykos dont la première le mena également devant Vérus en Pannonie159. Lucius Aélius se rendit dans cette région après son adoption160, ce qu’atteste

d’ailleurs sa titulature dans les inscriptions de Sparte et de Laodicée. Cette mission est donc bel et bien une ambassade d’action de grâces qui a été dépêchée auprès de Lucius Aélius Vérus à l’annonce de son l’adoption par Hadrien en 136161. Apprenant la mort de l’héritier présomptif au

152 SUET., Tib., XVI, 1 : Delegatus pacandae Germaniae status ; Parthorum legati mandatis Augusto Romae redditis

eum quoque adire in prouincia iussi. 153 VELL. PATER., II, 105, 3.

154 HEURGON J., REA 50 (1948), p. 109.

155 I. Magnesia am Maeander 180 (IGR IV, 862 ; IAgon., 71.a ; SEG XIV, 737).

156 Ibid., l. 21-24 : πρεσβεύσας τε πολλάκις πρὸς τοὺς αὐτοκράτορας εἴς τε τὴν βασιλίδα Ῥώµην καὶ εἰς

Παννονίαν.

157 Ibid., p. 129 : puisqu’il n’est nulle part fait mention d’Antonin, « ist die Inschrift wohl kurz nach Hadrians Tod

gesetzt ».

158 IG V, 1, 37, l. 2-9 : Φιλοκράτης Ὀνησιφόρο[υ ..., πρεσβευτὴς εἰς ...] καὶ εἰς Παννονίαν µετὰ τοῦ φίλου

Πο(πλίου) Ἀλκάστου [φιλ]οκαίσαρος καὶ φιλοπάτριδος, ὑοῦ πόλεως, πρὸς Λούκιον Καίσαρα πρεσβευτὴς εἰς Ῥώµην πρὸς τὸν µέγιστον Αὐτοκρά(τορα) Ἀντωνεῖνον περὶ τῶν πρὸς Ἐλευθερολάκωνας καὶ κατωρθώθη. 159 I. Laodikeia 65, l. 4-5 : πεπρεσβευκὼς καὶ δὶς προῖκα πρός τε Λούκιον Καίσαρα εἰς Παννονίαν.

160 H.A., Ael., III, 1-2 : Adoptatus autem Aelius Verus ab Hadriano eo tempore quo iam, ut superius dicimus, parum

uigebat et de successore necessario cogitabat. Statimque praetor factus et Pannonis dux ac rector impositus.

161 H.A., Ant., IV, 10 : aurum coronarium quod adoptionis suae causa oblatum fuerat Italicis totum medium

prouincialibus reddidit. À comparer avec Hadr., VI, 5. Sur cet impôt qui est aussi le cadre d’un dialogue entre les communautés provinciales et le pouvoir impérial, voir ANDO C., 2001, p. 175-190. Pour une remise similaire de l’or coronaire sous Caracalla, voir MAMA XI, 103 (Bull. 2013, 409, p. 571) : ἐκ [τῶν πε]ρισσευσάντων στεφανικῶν κατὰ συγχώρησιν Μαρίου Μαξίµουν ἀθυπάτου.

début de l’année 138 apr. J.-C., l’ambassade se dirigea alors vers Rome pour se prosterner devant le nouvel héritier, Antonin, dont on sait par l’Histoire Auguste qu’il restitua la moitié de l’or coronaire offert par les provinces lors de son adoption.

Les cités d’Asie Mineure, par leurs ambassades, ont par la suite prouvé l’efficacité de la propagande dynastique sévérienne, puisqu’on dénombre trois délégations qui se sont rendues à Rome ou tout du moins auprès de la famille impériale à l’occasion de l’association des deux fils de Septime Sévère au pouvoir paternel162. Ainsi, la cité d’Aizanoi, dont on se souvient qu’elle avait député une ambassade pour féliciter Septime Sévère suite à la chute de Byzance163, a pris cette décision car elle était désireuse de faire connaître les festivités publiques et des sacrifices d’action de grâces qui avaient été votés à l’annonce de la promotion de Caracalla164. Ce qui frappe dans cette ambassade, c’est la rapidité d’action dont fit preuve la cité d’Aizanoi. En effet, comme l’a fait remarquer D. Magie, Caracalla apparaît comme co-régnant le 1er janvier 196 d’après un passage du

Code de Justinien. L’élévation de Caracalla au rang de César sous le nom d’Aurélius Antoninus, si l’on se fonde sur la titulature que Sévère emploie pour la lettre aux citoyens d’Aizanoi165, a pourtant lieu dans la seconde moitié de l’année 195 apr. J.-C., soit bien avant la célébration de cette association en Mésie inférieure, alors que les légions de Septime Sévère marchaient contre celles de Clodius Albinus166. Il apparaît donc qu’Aizanoi a décidé de prouver sa loyauté à la dynastie en construction dès l’élévation de Caracalla au rang de co-régnant par son père et qu’elle n’a pas attendu que le Sénat le désigne officiellement césar ou imperator destinatus l’année suivante167. Il

faut imaginer qu’un nombre conséquent de cités a participé à cette course de rapidité visant à féliciter en premier le prince et sa famille, car une délégation de la petite communauté de Prymnessos est également attestée168.

Les attestations relatives aux missions d’action de grâces, dont l’intérêt résidait dans leur réactivité au regard de l’affirmation de la dynastie régnante, s’échelonnent sur plusieurs années, au hasard des événements qui jalonnent cette construction idéologique. Ainsi, quelques années plus tard, la cité libre d’Aphrodisias députe auprès de la famille impériale une ambassade ayant pour tâche d’évoquer l’enthousiasme qui a saisi leur patrie à l’annonce de l’élévation de Caracalla au

162 Sur cette propagande dynastique, voir récemment LICHTENBERGER A., 2011, p. 319-378. 163 GC 213 (CIG III, 3837-3838 ; LW 874 ; IGR IV 566).

164 Ibid., l. 12-19.

165 GC 213, l. 8-9 : δηµαρχικῆς ἐξουσίας τὸ γʹ , αὐτοκράτορα τὸ ηʹ , ὕπατον τὸ βʹ. Nous sommes cependant tard dans l’année 195, car, dans la lettre, Septime Sévère se proclame déjà frère de Commode et fils de Marc Aurèle. Cf.

ibid., l. 3.

166 H.A., Seuer., X, 3 : Cum iret contra Albinum, in itinere apud Viminacium filium suum maiorem Bassianum adposito

Aurelii Antonini nomine Caesarem appelauit.

167 Cf. GC 213, p. 433 ; ANDO C., 2001, p. 184-187, ainsi que MAGNANI S., in HOLSTEIN A. & LALANNE S. (dirs.), 2012, p. 68 et n° 31. Contra MASTINO A., 1981, p. 28 et 44-45.

rang d’Auguste169. Cette seconde promotion de Caracalla a lieu le 28 janvier 198 av. J.-C., le jour

de la prise de la capitale parthe par les légions des deux Augustes170. C’est donc également une