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Se défendre face à Rome ne se limite pas aux actions diplomatiques puis juridiques intentées face aux magistrats romains. En effet, avec la provincialisation apparaissent de nouveaux acteurs, autres que le personnel administratif et politique, qui contribuent à renforcer la présence romaine en Asie : il s’agit des publicains696. Ce groupe social est relativement bien connu, non que les sources soient très explicites, mais en raison de l’importance et de la qualité de la bibliographie s’y rapportant. Nous ne pouvons d’ailleurs pas en faire ici un bilan détaillé, et nous nous contenterons de renvoyer aux ouvrages fondamentaux sur le sujet697.

Il est difficile de savoir à quelle période les compagnies de publicains arrivèrent en Asie. Il paraît en effet évident, au moins en première analyse, que dès la rédaction en province de l’Asie, une fois déterminées les cités qui méritaient de rester indépendantes, cette dernière aurait à payer un tribut. Pourtant, un passage célèbre d’Appien prouverait que l’Asie fut immune de 129 à 123 av. J.-C., puisque c’est une loi datée du tribunat de Caius Gracchus qui aurait organisé la perception de la dîme698, au moment même où les sénateurs se voyaient exclus des jurys des tribunaux de

repetundis au profit des chevaliers699. Il ne fait pas de doute que les années d’activité du second

693 CIC., Ad Q. fr., I, 2, 4-5.

694 MAMOOJEE A.H., EMC 39 (1994), p. 40-41. 695 CIC., Ad Fam., III, 10, 6.

696 Pour la présence italienne et romaine en Asie, voir MÜLLER C. & HASENOHR C., 2002, et plus particulièrement FERRARY J.-L., p. 133-138, ainsi que BRESSON A., p. 159-161.

697 Voir BADIAN E., 1972, ainsi que NICOLET Cl., 1966, p. 317-355 et Id., 1976, p. 230-239 ; Voir aussi Id., 2000, principalement p. 277-298, ainsi que les articles de la quatrième partie intitulée « Les sociétés de publicains ». Voir enfin DELPLACE C., Ktêma 2 (1977), p. 233-252 et BERTRAND J.-M., in NICOLET Cl., 2001 (6e éd.), p. 819-822. 698 APP., B.C., V, 17, ainsi que CIC., 2 Verr., III, 6, 12 : Ceteris provinciis censoria locatio constitua est, ut Asia lege

Sempronia et VELL. PATER., II, 6, 3 : (Caius Gracchus) nova constituebat portoria. Cf. GRUEN E.S., 1984, p. 606 et 608 ; KALLET-MARX, 1995, p. 112-113.

699 APP., B.C., I, 22, 92. Voir également LIV., Per., LX, 7 : <C.> Gracchus, Tiberi frater, trib. Plebis, eloquentior

quam frater, perniciosas aliquot leges tulit, inter quas [...] tertiam, qua equestrem ordinem tunc cum senatu

consentientem corrumperet, ut sescenti ex equite in curiam sublegerentur et, quia illis temporibus CCC tantum senatores erant, DC equites CCC senatoribus admiscerentur, id est ut equester ordo bis tantum uirium in senatu

Gracque correspondent à un renforcement politique de l’ordre équestre – et des sociétés de prise à ferme des impôts700 – face aux sénateurs. Toutefois, on conclut habituellement à une erreur d’Appien, considérant que Caius Gracchus « n’introduisit certainement pas la fiscalité romaine dans la province d’Asie, mais se contenta d’en modifier l’organisation »701. On a longtemps considéré comme cruciale la datation de l’inscription pergaménienne faisant référence à ces publicains qui cherchent à prendre à ferme illégitimement un territoire appartenant à la cité702. Malgré son caractère lacunaire, ce document remet en cause le témoignage d’Appien, puisqu’il comprend une liste de témoins dans laquelle seraient présents, dans des restitutions, Manius Aquilius et Caïus Sempronius, ce qui daterait le document de l’année 129 av. J.-C.703. Suite à la découverte de cette inscription, on a rejeté la version d’Appien, puisque la présence problématique des publicains à Pergame à l’issue de la guerre d’Aristonicos invalide la thèse d’une immunité de la province d’Asie entre 129 et 123 av. J.-C. Cependant, en utilisant des arguments stylistiques et prosopographiques convaincants, H.B. Mattingly a tenté de prouver que le texte datait en fait de 101 av. J.-C.704. Cette nouvelle datation du SC de Agro Pergameno empêche de révoquer définitivement la version appienne en doute, mais ne la corrobore en rien. Faute de source univoque, il faut considérer que le règlement fiscal en Asie s’est imposé progressivement705, tant il paraît improbable que Rome ait pu hésiter à rendre l’Asie tributaire dès la publication du legs d’Attale706. Ce qui est évident en revanche, c’est que, des années 120 à 88 av. J.-C., puis de 85 jusqu’à la fin de notre période707, l’Asie est fortement ponctionnée, ce qui suscite de nombreuses ambassades auprès des autorités

haberet ; D.C., fragm. CCLIX ; PLUT., Caius V, 2-3. Voir enfin la loi épigraphique de repetundis d’époque gracquienne. Cf. RS I, 1, p. 665-674.

700 Voir NICOLET C., in VAN EFFENTERRE H. (éd.), 1979, p. 69-95, repris dans NICOLET Cl., 2000, p. 297-319, part. p. 307 : c’est la lex Sempronia qui a probablement « dû prescrire une qualification censitaire minimale (le cens équestre ou même le titre de chevalier romain, avec toutes les considérations d’ingénuité et de dignitas que cela impliquait) pour être admis comme socius dans une société » de publicains.

701 FERRARY J.-L., in BRESSON A. & DESCAT R. (éds.), 2001, p. 101. 702 RDGE 12 (I. Smyrna II, 1, 589).

703 Cf. PASSERINI A., Athenaeum 15 (1937) : l’auteur opère la combinaison des deux fragments du sénatus-consulte avec le décret du magistrat et de son consilium. Il propose ensuite la datation du texte en 129 av. J.-C., date acceptée par SEGRE M., Athenaeum 16 (1938), p. 119-127 et par HANSEN E.V., p. 252-283.

704 MATTINGLY H. B., AJPh 93 (1972), p. 412-423. À son époque, D. Magie avait déjà contesté une datation haute. Cf. Id., 1950, II, p. 1055-1056 : « This dating […] is questionable [parce qu’il est] hard to believe that a controversy

between the publicani and the Pergamenes could have arisen as early as 129 ».

705 NICOLET C., in Id., 2000, p. 306 : « le statut fiscal de l’Asie […] fut sinon entièrement créé, du moins fixé et peut- être complété par la fameuse lex Sempronia de Asia ».

706 Voir à ce titre PLUT., Tib., XIV, 2-3 : Après la mort d’Attale III, Tibérius, περὶ [...] τῶν πόλεων ὅσαι τῆς

Ἀττάλου βασιλείας ἦσαν, οὐδὲν ἔφη τῇ συγκλήτῳ βουλεύεσθαι προσήκειν, ἀλλὰ τῷ δήµῳ γνώµην αὐτὸς προθήσειν. Ἐκ τούτου µάλιστα προσέκρουσε τῇ βουλῇ.

707 Cf. NICOLET Cl., 2000, p. 287 : « on peut sans doute se demander si le système des dîmes, affermées à Rome, a été interrompu ou non pendant la période syllanienne, si le phoros imposé par Sylla les a remplacées ou s’y est ajouté (APP., Mithr., LXXXIII, 376 ; PLUT., Luc., XX). Toujours est-il qu’elles avaient, au moins, été rétablies avant 66 (en 70 peut-être) ». Le Monumentum Ephesenum nous prouve que dès 75 av. J.-C., la dîme était rétablie. Cf. COTTIER M. & alii, 2008, (ENGELMANN & KNIBBE, EA 14 (1989), p. 25), l. 73 : τοῦτον τε τὸν δηµοσιώνην καρπεύσθαι τὸ τέλος ὡς ἐξεµίσθωσαν Λούκιος Ὀκτάουιος, Γάϊος Αὐρήλιος Κόττας ὕπατοι (cos. en 75 av. J.-C.). Cf. comm in COTTIER M. & alii, 2008, p. 128-129.

romaines, à Rome ou au sein de la province.

La liste des sources nous renseignant sur les conflits opposant les cités micrasiatiques aux publicains est particulièrement longue. Il nous faut ici y revenir et se demander si tous ces conflits ont bel et bien fait l’objet d’une députation auprès des dirigeants romains. Le premier cas sur lequel nous voudrions revenir est celui de la cité de Samos. En effet, peut-être en 122 av. J.-C., la cité insulaire semble avoir envoyé une délégation à Rome auprès de leur patron Gnaius Domitius, puisqu’elle l’honore dans une dédicace708. La datation de l’inscription est incertaine709. Cependant, la dédicace au jeune Domitius, fils du patron, a été réalisée par un sculpteur qui nous est connu par ailleurs : il s’agit de Philotechnos, qui a également produit une statue d’un prince séleucide en 130710. En outre, il est probable que nous nous situions avant 122, car la loi épigraphique de

repetundis d’époque gracquienne permet aux pérégrins d’accuser directement les individus auteurs d’exactions, alors que, tant que la loi Calpurnia de 149 av. J.-C. était en vigueur, il semblerait que les non-citoyens n’eussent pas la capacité d’introduire l’accusation711. Ainsi, le Domitius honoré par la cité de Samos serait le lieutenant d’Aquilius en Carie, que nous avons déjà rencontré lors de la guerre d’Aristonicos712 et qui fut consul en 122 av. J.-C. Il prit donc la défense de la cité insulaire entre 126 et 122713, ce qui suscita l’érection d’une statue à son fils, consul quant à lui en 96 av. J.-C. Selon Cl. Eilers714, il s’agit de la seule occurrence parmi les 1 200 patroni attestés d’un patron « donné » à une cité. Or l’unique moment où l’on octroie un patron se situe lors d’un procès de

repetundis. Le père du magistrat honoré ayant été « désigné » comme « patron » de Samos lors d’un conflit relatif au sanctuaire d’Artémis, il faut dans ce cas supposer qu’il est fait là allusion à une affaire de concussion limitée aux terres sacrées de la déesse715. Toutefois, plusieurs arguments

708

Voir IG XII, 6, 1, 351, l. 1-6 : ὁ δῆµος ὁ Σαµίων Γναῖον Δοµέτιον Γναίου υἱόν, τοῦ δοθέντος ὑπὸ τῆς συνκλήτουπάτρωνος τῶι δήµωι ὑπέρ τε τῶν κατὰ τὸ ἱερὸν τῆς Ἀρτέµιδος τῆς Ταυροπόλου, ἀρετῆς ἕνεκεν τῆς εἰς ἑαυτόν.

709 La première attestation d’une cité grecque disposant d’un patron romain se trouve peut-être dans une inscription de Delphes. Cf. SEG I, 152 : ἁ πόλις τῶν Δελφῶν Πο[στόµιον Ἀλ]βεῖνον, τὸν ἑαυτᾶς πάτρω̣[να καὶ εὐ]εργέταν ὑπὲρ τᾶς τῶν Ἑλλ[άνων ἐλευθερ]ίας. Il pourrait s’agir d’un des dix commissaires chargés du règlement des affaires de Grèce après la guerre d’Achaïe. Mais la restitution du nom de Caius Po[ppaeus Sa]binus repousse ce texte dans les dernières décennies du Ier siècle av. J.-C. Voir sur ce point EILERS Cl., 2002, p. 120-121 et 199.

710 Cf. I. Delos 1547-1548 et I. Tralleis 116.

711 Cf. FERRARY J.-L., RHDFE 76 (1998), p. 17-46, part. p. 19 : suite à cette loi, les patrons ne seraient plus « des représentants, mais seulement d[es] assistants judiciaires, que les alliés ne sont pas contraints de solliciter, et qu’ils peuvent récuser s’ils ont motif de soupçonner leur loyauté ». Voir également LINTOTT A.W., ZPE 22 (1976), p. 207- 214.

712 Cf. I. Iasos II, 612 B, l. 13-16 et M.R.R. I, p. 505.

713 Voir HERRMANN P., ZPE 14 (1974), p. 257-258, ainsi que Bull. 1974, 166, p. 211 : une inscription de l’Héraion de Samos mentionne un « patron ancestral » de la cité (IG XII, 6, 1, n° 358). P. Herrmann l’a identifié comme étant le consul de 32 av. J.-C. Pour L. Robert, « l’origine du patronat ancestral est bien à rapporter à l’arrière-grand-père, consul en 122, ἀντιστράτηγος en 129 dans la guerre contre Aristonicos ».

714 Voir EILERS C., ZPE 89 (1991), p. 167-178.

715 Dans ce cas, Verrès serait le second magistrat qui aurait extorqué des fonds à un temple samien. Sur la localisation périphérique de ce sanctuaire, voir STRAB., XIV, 1, 19 : Τριακοσίων δ´ ἐστὶ τὴν περίµετρον σταδίων ἡ νῆσος ἅπασα καὶ ἀλίµενος πλὴν ὑφόρµων, ὧν ὁ κάλλιστος Ἱστοὶ λέγονται· ἄκρα δ´ ἐστὶν ἀνατείνουσα πρὸς

plaident en faveur d’une seconde hypothèse. Tout d’abord, cette sectorisation du territoire civique paraît surprenante. Ainsi, les abus du magistrat inculpé n’auraient touché que les biens de la déesse chasseresse. Pourtant, lorsqu’une cité est martyrisée par un magistrat romain malveillant, elle ne précise que rarement l’espace qui a été touché en son sein, ni même ses griefs à son encontre. Ainsi, après avoir député à Rome pour charger le proconsul Titus Ampius Balbus, gouverneur d’Asie en 58 av. J.-C.716, la cité de Milet honore son patron Lucius Domitius Ahénobarbus, le petit-fils du patron de Samos, sans pour autant préciser les raisons de son ressentiment717. En revanche, la précision de l’espace convoité est souvent faite lorsque la cité est aux prises avec des publicains718. Par ailleurs, Gnaius Domitius, désigné patron judiciaire de la cité peu après son retour d’Asie, aurait probablement été considéré comme juge et partie s’il s’était agi de mettre en accusation Manius Aquilius ou son successeur en Asie. Il est vrai que la cité de Samos ne semble pas extrêmement enthousiaste à l’idée d’être défendue par le lieutenant d’Aquilius en Asie, car il est considéré uniquement comme « patron désigné », alors qu’il est qualifié de « patron » à part entière et de « bienfaiteur » à Labraunda, probablement par la cité de Mylasa719. Toutefois, ce contraste ne prouve que l’antériorité des liens de patronage avec la cité carienne, non l’ampleur de la reconnaissance d’une cité qui fera des descendants de leur défenseur ses patrons ancestraux720. Ensuite, Gnaius Domitius resta dans les mémoires comme étant un chef militaire talentueux, mais également comme un censeur exigeant721 qui avait peut-être déjà eu maille à partir avec les publicains à son retour d’Asie. Enfin, argument supplémentaire, mais non décisif, car ex silentio, Cicéron aurait probablement insisté sur le mauvais sort qui s’abattait une nouvelle fois sur la cité de Samos par la faute de Verrès, si elle s’était vue maltraiter par un autre magistrat moins de cinquante ans plus tôt722. Il est donc possible qu’il s’agisse, non d’un procès de repetundis, mais d’un conflit opposant la cité insulaire à des publicains qui espéraient pouvoir inclure dans un contrat de ferme local des terres sacrées d’Artémis appartenant aux Samiens723. Une délégation de la cité a pu se

ζέφυρον. Ἔστι δὲ καὶ Ἀρτέµιδος ἱερὸν καλούµενον Ταυροπόλιον ἐν τῇ νήσῳ. 716 Cf. ALEXANDER M.C., 1990, n° 281 et CIC., De Leg., II, 3.

717 Milet I, 2, 12 b : ὁ δῆµος ὁ Μιλησίων Λεύκιον Δοµέτιον Γναίου υἱὸν Ἀηνόβαρβον ὕπατον τὸν πάτρωνα τῆς

πόλεως.

718 Cf. STRAB., XIV, 1, 26 (C, 642) dans le cas d’Éphèse, ainsi que I. Ilion 71.

719 AC 42 (1973), p. 550 (+ Bull. 1973, 414 et POUILLOUX J., Choix 541, p. 550) : [Γναῖον] Δοµ[έ]τ̣[ιον … Γναί]ου

υἱὸν ἀν[τιστράτηγον τ]ὸν ἑαυτοῦ̣ [πάτρωνα (?) καὶ εὐ]ε̣ργέτην ὁ δ[ῆµος]. À comparer avec I. Iasos II, 612, B, l. 15-16 : ἀπολιπόντος δὲ ἐν τῆ[ι χώρ]α[ι] ἀντιστράτηγον Γναῖον Δοµέτιον Γναίου. Dans l’inscription de Labraunda, il faut peut-être lire AI[NOBARBON] et non AN[TISTRATHGON], le nu n’étant pas assuré.

720 IG XII, 6, 1, 358 : Σαµί[ων ὁ δῆµος] Γνάϊον Δ[οµέτιον Αἰνόβαρβον], διὰ προγόνων π[άτρωνα ὄντα τῆς

πό]λεως κα[ὶ εὐεργέτην]. Sur les patrons ancestraux, voir EILERS Cl., 2002, p. 61-83 et, sur ce Domitius Ahénobarbus (cos. 32 av. J.-C.), ibid., C52, p. 218 et C88, p. 233.

721 Cf. LIV., Per., LXII et CIC., Pro. Cluent., XLII.

722 CIC., 2 Verr., I, 19, 50 : Illa uero expugnatio fani antiquissimi et nobilisiimi Iunonis Samiae quam luctuosa Samiis

fuit, quam acerba toti Asiae, quam clara apud omnes, quam nemini uestrum inaudita.

723 FERRARY J.-L., in CARTLEDGE P. GARNSEY P. & GRUEN E. (éds.), 1997, p. 107 : « Eilers suggère un procès

rendre à Rome pour porter à la connaissance du Sénat ces abus et pour solliciter un patron afin de se défendre dans les meilleures conditions.

La troisième ambassade de Ménippos de Colophon à Rome peut, elle aussi, avoir pour cause un conflit opposant la cité ionienne aux fermiers de l’impôt724. La communauté honore son

ambassadeur pour avoir « rapporté des décisions très belles et très utiles » qui ont permis au peuple de se voir garantir « la pleine possession du territoire littoral » et de « conserver les frontières ancestrales du territoire des Défilés et du Prépélaion »725. Dans de très belles pages726, les époux Robert ont localisé les trois lieux mentionnés par le décret pour Ménippos et ils ont reconstitué avec minutie leur histoire depuis l’époque classique. Toutefois, ils concluent invariablement à des conflits de voisinages, que ce soit dans le cas du territoire littoral de Dioshiéron, ou implicitement des hautes terres de l’intérieur727. Deux ans plus tard, J.-L. Ferrary a, quant à lui, estimé que l’on ne pouvait pas exclure l’hypothèse d’un contentieux opposant la cité aux publicains728. On doit en effet remarquer que, dans le passage développant les résultats de l’ambassade relative aux territoires contestés, le décret distingue le cas du territoire littoral, dont « la propriété pleine et entière » a été confirmée à Colophon, du sort réservé par le Sénat au lieu-dit des Défilés et du Prépélaion, dont les « frontières ancestrales » ont été maintenues. Les contestations ne sont donc visiblement pas de même nature. Dioshiérion est loin de nous être inconnue. Plusieurs témoignages attestent de l’existence de la cité jusqu’au IIIe siècle av. J.-C. Thucydide présente le lieu comme un port qui se retrouve dans les listes des tributs attiques. Au milieu du Ve siècle, on apprend par le traité athéno- colophonien, que les frais doivent être assumés par les citoyens de Colophon, Lébédos et par les

Diosritai. Enfin, dans un décret honorifique, un Colophonien habitant à Notion est chargé pour Athènes de défendre la chôra Dion Hiéron. Dioshiéron était encore une cité indépendante au début du IIIe siècle729. Mais à partir du IIe, nous n’avons plus de document sur cette localité. « Désormais,

Dioshiéron n’existe plus. Elle a disparu de tous les textes et catalogues »730. L’histoire de ce

d’autres possibilités telles qu’un conflit opposant Samos aux publicani romains sur la question des droits de la cité sur le sanctuaire icarien d’Artémis Tauropolis ».

724 SEG XXXIX, 1244, col. I, l. 22-23 : L’ambassadeur s’est rendu à Rome τρίτον περὶ τῆς Διοσιερίτιδος χώρας καὶ

τῶν κατὰ τὰ Στενὰ καὶ τὸ Πρεπέλαιον τόπων.

725 Ibid., col. I, l. 33-37 : κάλλιστα καὶ συµφορώτατα δόγµατα παρὰ τῶν κρατούντων ἐνηνοχώς, τῆς µὲν

παραλίου χώρας τὴν πανκτησίαν βεβαιοτέραν πεποίηκε τῶι δήµωι, τῆς δὲ κατὰ τὰ Στενὰ καὶ τὸ Πρεπέλαιον τοὺς πατρίους ὅρους τετήρηκεν.

726 ROBERT J. & L., 1989, p. 71-84.

727 Ibid., p. 75 : « Colophon possédait ce territoire, mais [...] il pouvait y avoir contestation, apparemment de la part des Dioshiéritains ou d’un État voisin » ; « La patrios chôra désigne souvent un territoire plus ou moins contesté que la ville revendique comme lui appartenant ou devant lui appartenir ». Les exemples de la p. 76 confirment que les époux Robert ont bien en tête des contestations territoriales locales.

728 Cf. FERRARY J.-L., CRAI, 1991, p. 565 : « Autant que contre ses voisins, c’est sans aucun doute aussi contre le juridiction des gouverneurs et contre les appétits des publicains de la province d’Asie que Colophon se prémunissait ». 729 Cf. THUC., VIII, 19 ; Ath. Trib. Lists, I, p. 26 ; IG I², 14-15 et 37. Voir ROBERT L., BCH 70 (1946), p. 520, ainsi que ROBERT J. & L., 1989, p. 71-72.

territoire, incorporé progressivement par la cité de Colophon au IIe siècle av. J.-C., suggère

nettement que le contentieux dont il a été l’objet oppose Colophon à une cité voisine qui ne peut être que Lébédos731. Les deux cités ont profité de la lente agonie de Dioshiéron pour agrandir leur territoire et c’est au milieu du IIe siècle, peut-être suite au rebond démographique et économique que subit Lébédos suite à l’accueil des Technites en son sein732, que leurs ambitions expansionnistes se sont rencontrées dans cette région littorale. Ménippos, par la réponse du Sénat qu’il rapporta à sa patrie, affermit bel et bien sa propriété, encore contestée par sa voisine, sur ce territoire peu et mal approprié733. Au contraire, il semblerait que le lieu-dit des Défilés, ainsi que le Propélaion constituent des espaces intégrés depuis des siècles à la cité de Colophon. Bien qu’il soit impossible, dans l’état de nos connaissances, de savoir qui menaça réellement les intérêts de la cité ionienne dans ces confins734, on ne peut totalement écarter l’hypothèse d’un conflit opposant Colophon avec une société de publicains.

Après cette supposition, il faut passer aux cas avérés, dont une partie non négligeable relate des contentieux relatifs à des empiétements commis par les publicains dans les sanctuaires de cités libres. Ainsi, en 102 av. J.-C., le grand prêtre de la Magna Mater à Pessinonte se rend à Rome pour prédire aux sénateurs la victoire romaine face aux Cimbres et aux Teutons, puis polémique violemment avec le tribun Aulus Pompéius, qui mourut moins d’une semaine après735. Il est difficile de comprendre les motivations de cette ambassade auprès du Sénat, si on s’arrête à la lettre du texte. Peut-on croire qu’en 102, le grand-prêtre de Pessinonte se décide à parcourir des centaines de kilomètres uniquement pour annoncer une simple prédiction736 ? En fait, par une autre source, les

raisons de la venue de Batacès deviennent beaucoup plus claires. Son sanctuaire est en effet l’objet

731 ET. BYZ., Ethn., Δ 92, : πολίχνιον Ἰωνίας µεταξὺ Λεβέδου καὶ Κολοφῶνοι.

732 Voir STRAB., XIV, 1, 29 (643 C) : les technites µετέστησαν εἰς Λέβεδον δεξαµένων τῶν Λεβεδίων ἀσµένως

διὰ τὴν κατέχουσαν αὐτοὺς ὀλιγανδρίαν.

733 Dans une lettre à Smyrne, Séleucos II écrit qu’il πικεχώρηκε δὲ τοῖς [Σµυρ]ναίοις τάν τε πόλιν καὶ τὰν χώραν

αὐτῶν ἐλευθέραν εἶµεν καὶ ἀφο[ρο]λόγητον, καὶ τάν τε ὑπάρχουσαν αὐτοῖς χώραν βεβαιοῖ. Cf. FD III, 4, 153 (OGIS 228), l. 6-8.

734 Pour une description des Défilés, voir notamment ROBERT J. & L., JdS 1976, 3, p. 171-172, n° 72.

735 PLUT., Mar., XVII, 9-11 : Περὶ τοῦτον δέ πως τὸν χρόνον ἀφίκετο καὶ Βατάκης ἐκ Πεσσινοῦντος, ὁ τῆς

Μεγάλης Μητρὸς ἱερεύς, ἀπαγγέλλων ὡς ἡ θεὸς ἐκ τῶν ἀνακτόρων ἐφθέγξατ’ αὐτῷ, νίκην καὶ κράτος πολέµου Ῥωµαίοις ὑπάρχειν. Τῆς δὲ συγκλήτου προσεµένης καὶ τῇ θεῷ ναὸν ἐπινίκιον ἱδρύσασθαι ψηφισαµένης, τὸν Βατάκην εἰς τὸν δῆµον προελθόντα καὶ ταὐτὰ βουλόµενον εἰπεῖν ἐκώλυσε δηµαρχῶν Αὖλος Ποµπήιος, ἀγύρτην ἀποκαλῶν καὶ πρὸς ὕβριν ἀπελαύνων τοῦ βήµατος. Ὃ δὴ καὶ µάλιστα τῷ λόγῳ τοῦ ἀνθρώπου πίστιν παρέσχεν· οὐ γὰρ ἔφθη τῆς ἐκκλησίας λυθείσης ὁ Αὖλος εἰς οἶκον ἐπανελθεῖν, καὶ πυρετὸς ἐξήνθησεν αὐτῷ τοσοῦτος, ὥστε πᾶσι καταφανῆ γενόµενον καὶ περιβόητον ἐντὸς ἑβδόµης ἡµέρας ἀποθανεῖν.

736 Un fait comparable a eu lieu, en 189 av. J.-C., mais la délégation du sanctuaire s’est contentée de se porter au-devant du proconsul Manlius Vulso alors en campagne contre les Galates, voir POL., XXI, 37, 4-7 et LIV., XXXVIII, 9-10. Pour l’expédition romaine qui se rendit en Asie lors de la deuxième guerre punique, voir LIV., XXVIII.

d’un âpre conflit737. D.G. Glew, à la suite de D. Magie, constate que ces violences au sein du temple de Pessinonte ne peuvent guère qu’être consécutives aux empiétements successifs des publicains738. En effet, à l’époque, comme on vient de le voir dans le cas de Samos, seuls deux agresseurs peuvent exister : le gouverneur ou les publicani. Vu la défense acharnée de Pompéius, il est plus probable que le tribun de la plèbe défende une compagnie importante, qu’un simple individu, même de rang prétorien. On peut établir un parallèle avec la fameuse affaire des sociétés des publicains de la province d’Asie qui s’échelonna entre 61 et 59 av. J.-C. Cette affaire nous est connue par de nombreuses sources739, notamment par Appien. Selon l’historien grec, « ceux qui avaient reçu des censeurs la ferme des impôts d’Asie » introduisirent une plainte auprès des sénateurs et sollicitèrent auprès d’eux l’annulation du contrat en prétextant du fait que « poussés par la cupidité, ils avaient loué beaucoup trop cher »740. On sait, par les passages de Cicéron, que Caton s’opposa fermement aux publicains et rallia une majorité des sénateurs à sa cause, tandis que ces derniers purent compter sur le soutien embarrassé du consul de 63 av. J.-C., mais aussi l’appui décomplexé de Pompée et de Crassus. C’est finalement César qui obtint, sous son consulat, en 59 av. J.-C., la révision du bail, non par l’intermédiaire d’un sénatus-consulte, mais grâce à une loi votée dans les comices tributes, ce qui permit au futur dictateur de contourner le Sénat. Les appuis obtenus par la société repentante sont considérables par rapport au soutien que peut espérer un gouverneur traîné devant les tribunaux