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Les ambassades des cités grecques d’Asie Mineure auprès des autorités romaines : de la libération des Grecs à la fin du Haut-Empire (196 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.)

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Academic year: 2021

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auprès des autorités romaines : de la libération des Grecs

à la fin du Haut-Empire (196 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.)

Jean-François Claudon

To cite this version:

Jean-François Claudon. Les ambassades des cités grecques d’Asie Mineure auprès des autorités ro-maines : de la libération des Grecs à la fin du Haut-Empire (196 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.). Histoire. École pratique des hautes études - EPHE PARIS, 2015. Français. �NNT : 2015EPHE4031�. �tel-02099621�

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Mention « Histoire, textes et documents »

École doctorale de l’École Pratique des Hautes Études

UMR 8210 / ANHIMA

Les ambassades des cités grecques

d’Asie Mineure auprès des autorités romaines

De la libération des Grecs à la fin du Haut-Empire

(196 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.)

Par Jean-François Claudon

Thèse de doctorat d’histoire ancienne

Sous la direction de M. Jean-Louis Ferrary, directeur d’études

Devant un jury composé de :

Anna Heller, maître de conférences habilitée à l’Université François-Rabelais, Tours

Sylvie Pittia, professeur à l’Université Paris I – Panthéon-Sorbonne

Denis Rousset, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études

Pierre Sánchez, professeur à l’Université de Genève

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Les ambassades des cités grecques

d’Asie Mineure auprès des autorités romaines

De la libération des Grecs à la fin du Haut-Empire

(196 av. J.-C. - 235 apr. J.-C.)

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À Robert Bottier, mon grand-père, instituteur toute sa vie, qui, le premier, me donna le goût de l’histoire

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REMERCIEMENTS

Ma gratitude va tout d’abord à mon directeur de thèse, Jean-Louis Ferrary, qui, il y a bientôt dix ans, a bien voulu suivre en Master le jeune lauréat de l’agrégation que j’étais. Il a accepté sans hésitation mon sujet de recherche et a fait en sorte que je puisse travailler en bonne intelligence avec Barthélémy Grass, l’étudiant de Pierre Sánchez, qui entamait au même moment un doctorat sur une thématique similaire. La précision de ses corrections m’a par la suite permis d’enrichir considérablement mon manuscrit et – il faut bien le reconnaître –, m’a évité de tomber dans un certain nombre de pièges que je m’étais parfois moi-même tendus.

Ce travail doit également aux membres du jury de soutenance qui ont tous contribué, de façon variée, à sa réalisation. Denis Rousset m’a lui aussi formé à l’étude des inscriptions grecques, ainsi qu’aux mécanismes diplomatiques du monde égéen au cours de son séminaire de l’EPHE. Pierre Sánchez, par le biais de son projet de recherche sur les pratiques diplomatiques romaines à l’Université de Genève, a donné à ce travail une dimension helvétique tout aussi plaisante qu’enrichissante. Sylvie Pittia fut en novembre 2013 une « discutante » exigeante et bienveillante lors du volet genevois des ateliers sur la diplomatie romaine. Je dois enfin beaucoup aux travaux d’Anna Heller, dont les préoccupations scientifiques sont très proches de celles qui furent les miennes depuis le début de mon doctorat.

Je tiens par ailleurs à remercier chaleureusement la direction et le personnel des bibliothèques que j’ai eu l’occasion de fréquenter pendant ces huit années. Une mention spéciale doit être décernée aux personnels de la bibliothèque de la rue d’Ulm, dont la disponibilité, mais aussi la patience – quand je quittais les lieux après la fermeture, notamment – furent en tout point admirables. Je remercie également vivement les personnels du Centre Gernet-Glotz, Ursula Vedder de la Kommission für alte Geschichte und Epigraphik de Munich où j’ai eu la chance de bénéficier d’un mois de bourse, ainsi que le directeur de la Fondation Hardt, Pierre Ducrey.

Ma gratitude va également à mes collègues antiquisants qui, par leurs encouragements et leurs remarques, m’ont aidé à mener ce travail à bien. Je pense en priorité à Barthélémy Grass, mon « binôme », qui a achevé il y a quelques mois une étude de grande qualité sur la procédure d’accueil des ambassades à Rome sous la République. Avec Ghislaine Stouder, ils viennent de donner une belle édition des actes des ateliers sur la diplomatie romaine. Qu’ils en soient ici remerciés. Cette page est également l’occasion de saluer Filippo Battistoni, que j’ai eu le plaisir de retrouver à Munich en août 2013 pour de belles discussions estivales, Hélène Roelens-Flouneau et Valérie Blais dont l’aide fut très précieuse à la Kommission, ainsi qu’Anton Alvar Nuño et Davilla Lebdiri qui agrémentèrent d’échanges enrichissants mon intense séjour d’étude à la Fondation Hardt.

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Deux professeurs devenus collègues sont à l’origine de mes recherches. Patrice Hamon suit mon parcours depuis l’Université Nancy II où il dirigea mon mémoire de Maîtrise sur le rôle de Rome dans l’attribution des territoires aux cités d’Asie Mineure de 188 à 133 av. J.-C. Je le remercie ici de m’avoir orienté en 2005, de concert avec Francis Prost, vers Jean-Louis Ferrary et de n’avoir jamais hésité à rédiger les lettres de recommandation que je lui demandais parfois à la dernière minute. J’ai également une pensée chaleureuse pour Étienne Paquin, mon professeur d’histoire en Khâgne au lycée Poincaré, qui, s’il ne m’enseigna que trop rarement l’histoire ancienne, m’a invité à axer mes recherches sur les relations entre Rome et l’Orient grec.

Je sais par ailleurs ce que je dois à mes collègues et amis Philippe Ruelen, Jean-Pierre Reboul et Irina Gridan, qui trouvèrent chacun le temps, mais aussi le courage, de relire attentivement un chapitre et qui m’ont aidé à améliorer ces pages par leurs remarques avisées. Je suis encore admiratif de la précision et de la pertinence de leurs annotations.

Outre ces amis historiens, je n’aurais pas pu déposer mon manuscrit sans une équipe de relecteurs bien déterminés à en expurger mes manies stylistiques et à éliminer les coquilles dont je suis si friand. Je remercie avant tout mes parents à qui je dois infiniment plus que les heures – pourtant nombreuses – qu’ils ont consacrées à amender mon texte. Je dis également toute ma gratitude à Bernadette Vincent qui, tout comme Irina, consacra quelques-unes de ses dernière journées de grossesse à me relire. Je remercie par ailleurs Marc et Jean-Michel Nectoux, l’un pour son aide logistique, l’autre pour ses corrections. Je reconnais enfin la dette immense que j’ai contractée auprès d’Irène Nectoux, qui fut une relectrice tout aussi rapide que scrupuleuse.

Le dossier cartographique qui clôt le volume d’annexes serait encore dans les limbes si je n’avais pas reçu le soutien technique, voire artistique, de Marie Dejoux et Beata Krakowiak. Merci à elles deux pour le temps qu’elles ont consacré à ce répertoire de cartes et pour les trésors de patience qu’elles ont su trouver pour satisfaire mes demandes intempestives.

Les membres de ma famille et mes amis ne savent certainement pas à quel point, par leurs encouragements, leur écoute, mais aussi par leur sens de la dérision, ils m’ont aidé à achever ce travail de longue haleine. Au risque d’en oublier certains, je voudrais citer ici Amandine Receveur et Benoît Claudon, ainsi que leurs familles, Juliette Nectoux, mais aussi Kevin Ingret, Pierre Ginon, Louis-Marie Boivin et Noémie Bardot, Mathieu Dellestable, Renaud Chenu, Bernadette Vincent et Charlotte Delaire. Merci également à mes collègues Julien Guérin, Stéphane Le Cann et Stéphane Berlier. J’ai forcément une pensée particulière pour les amis historiens rencontrés à Ulm lors de l’année de préparation de l’agrégation : Laurent Tatarenko, Marie Dejoux, Irina Gridan, Philippe Ruelen, Jean-Pierre Reboul, Clément Bur, Olivier Méry, Marc Landelle, Jérémie Tamiatto, Diane Chamboduc, Héloïse Bocher ainsi qu’à leurs compagnes et compagnons.

Je sais gré à mes camarades de ne pas m’avoir tenu rigueur à l’excès de certains manquements dans la réalisation de telle ou telle tâche politique ou syndicale quand le travail scientifique me tenait éloigné des théâtres de l’engagement.

Ma reconnaissance va enfin à Anaïs Nectoux qui, d’éditrice de livres pratiques, a su se muer en éditrice d’étude historique pour m’aider à venir à bout de ce travail. Au-delà de son intense implication dans les mois de relecture, elle a su, par ses encouragements, son écoute et ses questions, tout comme par ses remontrances et son humour toujours revigorant, m’accompagner et me soutenir tout au long de ces années de rédaction.

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Introduction

La cité grecque n’est pas morte à Chéronée. C’est un acquis de la recherche du XXe siècle que plus personne ne remet en cause. Des générations de chercheurs se sont évertuées, depuis les travaux pionniers de la fin du XIXe siècle, à mettre en évidence le foisonnement de l’activité démocratique des communautés civiques à l’époque hellénistique. Ce sont d’ailleurs précisément la mise en place de grands royaumes militarisés héritiers de la Macédoine et la faillite de l’impérialisme des grandes cités de Grèce continentale qui ont permis aux historiens de se concentrer sur la vie interne et sur les institutions des cités du monde égéen devenues dans leur totalité des puissances diplomatiques de seconde zone. L’arbre athénien, de la bataille de Marathon à celle de Chéronée, cachait en vérité la forêt des communautés civiques, de fait dominées dans un monde déjà en voie de globalisation, mais fières de leur indépendance ou de leur autonomie. L’irruption de Rome sur la scène orientale, au tout début du IIe siècle av. J.-C., bien qu’elle fut accompagnée par certains infléchissements1, n’a pas fondamentalement bouleversé ce paysage politique en Asie Mineure. Les Romains, quant à eux, faisaient grand cas des entités civiques, comme le prouve le souci qu’ils avaient d’en faire les maillons – libres ou non – de leur ordre, lors de chaque règlement territorial qu’ils réalisèrent, dès le début de la conquête, dans le monde hellénique2. Pour une cité grecque, Rome était certes une donnée politique nouvelle, marquée du sceau d’une forme d’éternité – contrairement aux royaumes hellénistiques –, mais l’essentiel restait l’aspiration à l’autonomie. Les rumeurs et autres spéculations qui circulaient à Corinthe dans la foule des délégués grecs d’Europe, mais aussi d’Asie, avant que ne soit proclamé le règlement romain de 196 av. J.-C., suffisent à prouver les attentes en la matière de ces Hellènes assoiffés de liberté3. Cette autonomie, qu’ils appelaient de leurs vœux, était comprise dans son sens premier, qui était d’ailleurs le seul qui existait pour un Grec, c’est-à-dire le fait de se doter soi-même, en tant que communauté civique, de sa propre loi et de ne dépendre d’aucune puissance extérieure.

C’est en ce sens que l’étude des ambassades des cités grecques paraît une clé de lecture intéressante pour qui veut cerner de façon plus précise ce qu’entendaient les Grecs par les mots

1 Voir récemment FRÖHLICH P. & MÜLLER Chr. (éds.), 2005, dont le bilan d’ensemble est tiré dans FRÖHLICH P. & HAMON P. (éds.), 2013, p. 1-2. Les références bibliographiques se situent en annexe I (vol. 2).

2 Dans le cas du règlement pompéien dans le Pont, voir EILERS Cl., in HAENSCH R. (éd.), 2009, p. 301-302. Plus généralement, sur le statut des cités grecques d’Illyrie, considéré comme une étape dans la conceptualisation de la

ciuitas libera par les Romains, voir FERRARY J.-L., 1988, p. 24-43, notamment la conclusion, p. 43 : « si la proclamation de la liberté des Grecs souleva en 196 un tel enthousiasme, c’est précisément que la politique romaine a présenté alors un visage (et des slogans) réellement nouveaux, qui en ont masqué aux yeux des Grecs les éléments de continuité ».

3 Cf. POL., XVIII, 46, 1-4, notamment 46, 4, où l’historien mentionne l’ἀπορία ἐν τοῖς ἀνθρώποις, telle qu’elle se manifestait avant l’entrée en scène du κῆρυξ.

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définition moderne de l’activité diplomatique comprise comme l’ensemble des « relations permanentes établies entre communautés politiques indépendantes et organisées dans le cadre d’un territoire, autrement dit entre États »4. Cette réalité, qui émergea au début de l’époque moderne et trouva sa réalisation la plus aboutie dans l’Europe des traités de Westphalie et de Munster (1648), ne saurait correspondre aux conceptions et aux pratiques diplomatiques antiques pour deux raisons essentielles. On sait tout d’abord que la notion de souveraineté, comprise en politique étrangère comme le monopole sur la gestion des relations d’une collectivité humaine avec l’extérieur, par un appareil étatique rationnel et autonomisé de tout autre pouvoir réel ou symbolique, était étrangère aux Anciens5. Par ailleurs, l’idée d’une représentation permanente des entités civiques à l’étranger était largement marginale dans le monde grec, malgré quelques occurrences de stationes, notamment à Rome, qui pourraient faire penser que les communautés grecques disposaient d’antennes permanentes dans la capitale du monde antique6. La presbéia est, dans son essence

même, une production civique ad hoc fondamentalement éphémère7.

Partant de là, force est de constater que l’ambassade constituait une réalité diplomatique par définition ambiguë chez les Grecs post-classiques. Car dépêcher une ambassade, pour une cité, c’est avant tout déployer aux yeux de tous une capacité convoitée par de nombreuses communautés de rang inférieur. Qui peut députer à l’étranger dispose d’une reconnaissance qui lui permet d’intégrer le concert des nations indépendantes. Députer, c’est discriminer un « ici » approprié par la cité et un « ailleurs » qui lui est intrinsèquement extérieur8. La réalité diplomatique qu’est l’ambassade permet de manifester l’autonomie de la cité et de nier toute effectivité à la hiérarchie, pourtant éminemment réelle, des puissances méditerranéennes. Chez les Grecs, l’indépendance politique crée une différence de nature tellement signifiante entre entités libres et communautés sujettes qu’elle en vient à atténuer les différences de degré qui existent entre les États indépendants, même entre une cité mineure et Rome, devenue dès le IIe siècle av. J.-C. la seule super puissance du monde méditerranéen.

Pour autant, la capacité de députer, un des marqueurs décisifs de la liberté civique, mais aussi de l’activité politique individuelle9, est également la manifestation concrète de l’hétéronomie

4 BECKER A. & DROCOURT N., in Eid. (éds.), 2012, p. 1.

5 Ainsi, dans ses Six livres de la République, 1608, p. 122, J. Bodin affirme qu’il est « besoin de former la définition de la souveraineté, car il n’y a ici ni jurisconsulte, ni philosophe politique, qui l’ait définie » avant lui. Voir également LEMOSSE M., 1967, p. 3.

6 Voir, sur ce point, les testimonia rassemblés dans NELIS-CLEMENTS J., in KOLB A. (éd.), 2006, p. 271-272, ainsi que n° 18 et 19. Pour une statio des Tralliens, voir MORETTI L., Athenaeum 36 (1938), p. 109-110.

7 Il n’est pas anodin de constater que πρεσβεία, dans son acception diplomatique, renvoie avant toute chose au « fait d’envoyer une ambassade », voire au « fait de participer à une délégation ». Voir par exemple LS, 1996, p. 1461. 8 Voir sur ce point LEMOSSE M., 1967, p. 163-165.

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des cités grecques dans un monde dominé par un seul empire. En effet, si un État A envoie une ambassade à un État B, au même moment où il cherche à prouver son absolue indépendance par rapport à B, il manifeste également son besoin d’entrer en contact avec lui. Pour une cité, comme pour toute communauté politique10, députer peut paradoxalement revenir à mettre en lumière, contre son gré, la dépendance de fait qui l’unit à la puissance consultée. Ce qui n’est qu’une contradiction mineure quand on a le pouvoir d’envoyer des missions diplomatiques à Alexandrie, à Pergame, mais aussi auprès des cités de rang comparable, devient une gageure de taille quand on est en présence d’un seul interlocuteur et dans le cadre d’un rapport de force aussi disproportionné… Ainsi, dans le cadre de l’imperium romanum, les pratiques diplomatiques traditionnelles constituent également la preuve de la limitation de la souveraineté des cités grecques. Au total, à partir de l’époque hellénistique et dans le cas des cités grecques, l’ambassade a pour caractéristique originale d’être à la fois l’outil idoine de manifestation formelle de l’indépendance civique et la preuve de sa soumission réelle à l’ordre du monde imposé par Rome.

La pratique ambassadoriale prend en effet tout son double sens si on la relie au contexte international dans lequel elle se déploie à partir du début du IIe siècle av. J.-C.

Commençons par préciser ce qui paraît de prime abord comme l’élément le plus contingent, à savoir l’extension géographique de notre sujet. Nous avons décidé de restreindre notre propos au seul monde grec, en raison du différentiel documentaire existant entre Orient et Occident, différentiel, on le sait, largement en faveur du monde hellénique11. Cette forte disparité s’explique

essentiellement par le choix, dans les provinces occidentales, de graver les documents publics sur des supports en bronze, que l’on a eu tendance à fondre par la suite, tandis que les pierres inscrites furent, en Orient, plus aisément conservées à travers les âges12. Reste toutefois à savoir si cette explication par les sources épuise le sujet ou si cet état de fait cache des différences substantielles de culture politique entre les πόλεις grecques et les communautés occidentales13. Qu’elle soit d’origine structurelle ou conjoncturelle, cette profusion documentaire dans le monde oriental nous a convaincu d’imposer à notre sujet une seconde amputation en ne conservant dans notre domaine d’étude que l’Asie Mineure. Prenant acte des difficultés que rencontre l’historien quand il s’agit de circonscrire cette région14, nous optons pour une délimitation traditionnelle faisant de l’Asie

Cf. Moralia, 796 C : χρὴ µνηµονεύειν, ὡς οὐκ ἔστι πολιτεύεσθαι µόνον τὸ ἄρχειν καὶ πρεσβεύειν […].

10 Voir notamment comment Sylla, lors de l’entretien qu’il eut sur les rives de l’Euphrate avec Orobaze, l’ambassadeur d’Arsacès, s’octroya la préséance et nia la manifestation de l’égalité entre Romains et Parthes que voulait produire le roi par le biais de cette entrevue. Arsacès, furieux, fit exécuter Orobaze par la suite. Cf. PLUT., Sull., V, 8-10.

11 Voir HURLET F., in BECKER A. & DROCOURT N. (éd.s.), 2012, p. 107-108.

12 Cf. ECK W., in EILERS Cl. (éd.), 2009, p. 198-199, ainsi que HAENSCH R., in Id. (éd.), 2009, p. 173-187. 13 Voir à ce titre MILLAR F., IHR 10 (1988), p. 354.

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délimitation l’identifiant à l’Anatolie15. Pour autant, cette restriction de notre étude aux seules régions micrasiatiques ne constitue pas uniquement un choix de commodité. Il nous semble en effet que, dans l’esprit des Romains, ces espaces relevaient d’un « ailleurs », d’une forme d’au-delà, bien davantage que la vieille Grèce d’Europe. Lors du procès de Flaccus, en 59 av. J.-C., Cicéron n’oppose-t-il pas les Hellènes d’Asie aux véritables Grecs que constituent à ses yeux les Marseillais, les Rhodiens, les Lacédémoniens, les Athéniens, et même l’Achaïe, la Thessalie, voire la Béotie16, pourtant tant conspuée par les habitants de l’Attique ? Que l’orateur, défenseur acharné de Flaccus contre la province d’Asie et de nombreuses communautés micrasiatiques venues accuser leur ancien gouverneur, soit évidemment ici juge et partie, et qu’il ait en l’espèce tout intérêt à discréditer les « Asiates », ne suffit pas à dissiper l’impression qui se dégage de notre corpus de sources17. Pour nombre d’auteurs latins de l’époque impériale, les Asiates étaient en effet toujours suspectés de dissimuler, sous un vernis grec, des traits indigènes18. Ce substrat omniprésent qui s’exprime notamment par la forte bigarrure ethnolinguistique dont s’étonne encore Strabon, voire Pline l’Ancien19, fait de l’Asie Mineure, dans l’esprit des Romains, encore au Ier siècle apr. J.-C., une portion de cet Orient lointain où la civilisation gréco-romaine fait face à la persistance du monde barbare et des traditions indigènes20. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

Nous avons par ailleurs opté pour une étude sur le temps long, allant du début du IIe siècle av. au premier tiers du IIIe siècle apr. J.-C. Cette approche, préconisée depuis plusieurs années,

comme en attestent les bornes chronologiques de nombreux ouvrages collectifs récents21, épouse

donc l’avancée en Asie Mineure de ce qu’il est convenu d’appeler « l’impérialisme romain »22, puis

la longue période de la pax romana qui s’étend sur plus de deux siècles. En 188 av. J.-C., Rome confie tout d’abord à ses alliés une grande partie des territoires conquis au nom du « droit de la lance » sur le roi séleucide Antiochos III, qui voyait son œuvre de restauration dynastique voler en éclats. Seules les cités déjà libres avant la victoire romaine de Magnésie obtiennent la confirmation

15 Voir l’introduction de SARTRE M., 1995, p. 5 et n° 1. Le savant rappelle par ailleurs que le terme Asie Mineure suggère une région intermédiaire, politiquement divisée et dépendante de pouvoirs étrangers (ibid., p. 9).

16 Voir CIC., Pro Flacco, XL, 100 : Graecis autem Lydis et Phrygibus et Mysis obsistent Massilienses, Rhodii,

Lacedaemonii, Athenienses, cuncta Achaia, Thessalia, Boeotia.

17 Pour un autre exemple cicéronien, voir Phil., III, 6, 15 : « Aricina mater » – Trallianam aut Ephesiam putes dicere.

Videte quam despiciamur omnes qui sumus e municipiis ?

18 Voir à ce titre BRESSON A., in URSO G. (éd.), 2007, p. 225-227, avec l’exemple des Cariens.

19 Cf. STRAB., XII, 4, 4 (Bithyniens, Phrygiens, Mysiens et gens de Troade souvent mélangés) ; XIII, 4, 12 (idem pour les Phrygiens, les Cariens et les Lydiens) ; PLIN., N.H., VI, 15 (130 dialectes dénombrés).

20 Voir sur ce point LEBRETON St., in BRU H., KIRBIHLER Fr. & LEBRETON St. (dirs.), 2009, p. 43-44.

21 Notamment CEBEILLAC-GERVASONI M., LAMOINE L. & TREMENT F. (éds.), 2004 ; FOLLET S. (éd.), 2004 ; HELLER A. & PONT A.-V., 2012 ; FRÖHLICH P. & HAMON P. (éds.), 2013.

22 Pour des remarques sur cette notion, voir FERRARY J.-L., 1988, p. XI-XII, ainsi que NICOLET, in Id (dir.), 1991, p. 883-920.

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de leur autonomie23. Pour le reste des communautés civiques, la capacité de députation est réduite

au dialogue avec leur puissance tutélaire, que ce soit le royaume de Pergame24 ou la puissante cité rhodienne. Suite à l’acceptation, par Rome, du testament d’Attale III, la bipartition politique est renforcée en Asie Mineure après 133 av. J.-C. Le nombre de cités libres augmente très probablement25, tandis que les communautés sujettes sont placées cette fois sous la domination directe d’un magistrat romain résidant de façon permanente en Asie. C’est le début de la provincialisation en Orient. Le Ier siècle av. J.-C. est le cadre d’un approfondissement de cette domination romaine notamment lors des règlements successifs des guerres mithridatiques, avec la création de deux nouvelles provinces. Pour autant, les grandes cités sujettes, pour qui la liberté n’est pas un lointain souvenir, mais bel et bien un objectif politique réel, multiplient leurs efforts pour obtenir des concessions et même pour reconquérir leur autonomie. C’est le temps des grands citoyens évergètes qui côtoient les imperatores romains, souvent présents en Orient dans le cadre des guerres civiles de la fin de la République, pour offrir à leur patrie le maximum d’avantages. La pratique ambassadoriale persiste, mais son sens politique profond commence à évoluer. Il ne s’agit plus de mettre en avant l’extériorité absolue de la cité autonome par rapport à son environnement, mais de se ménager une marge de manœuvre maximale dans un monde romain qui tend à se stabiliser, et donc à se hiérarchiser26.

Cette situation tardo-républicaine perdura sous le principat et l’on assiste de fait à une homogénéisation relative des différents statuts juridiques en Asie Mineure. Certaines cités ont réussi à conserver leur liberté, mais leur indépendance ne s’exprime guère à l’extérieur27 et le

recours aux magistrats romains présents sur place devient un réflexe qui ne les différencie presque plus des cités provinciales. Par ailleurs, celles-ci disposent d’un statut complexe qui leur permet de maintenir une existence internationale qui, quoique réduite, n’en est pas moins réelle28. Étant donné sa nature double, la pratique ambassadoriale peut nous permettre d’approfondir notre connaissance de cette intégration des communautés civiques micrasiatiques à l’Empire romain. Pour ce qui est du pouvoir central, on remarque l’effacement progressif du Sénat, centre de la diplomatie républicaine, voire des magistrats provinciaux, au profit du princeps et des services de l’administration impériale. La question est de savoir si cette mutation monarchique des institutions romaines a une incidence décisive sur les pratiques ambassadoriales des cités grecques d’Asie Mineure.

23 Cf. LIV., XXXVII, 56, à préférer à POL., XXI, 45, 2-7, suivi par Tite-live en XXXVII, 55, 4-6, ainsi qu’en XXXVIII, 39, 7-12.

24 Voir RC 54 (Amlada) et 68 (Hiérakomè de Phrygie), ainsi que KEARSLEY R.A., AS 64 (1994), p. 47-57 (Olbasa). 25 BERNHARDT R., 1971, p. 103-107 considère que les cités libérées devaient être plus nombreuses que celles que nous sommes en mesure de lister. Pour autant, il n’y a aucun argument décisif permettant d’assurer que la libération fut la règle pour la masse des communautés. Cf. Id., 1985, p. 285-294.

26 Voir HURLET F., in BECKER A. & DROCOURT N. (éds.), 2012, p. 125. 27 Sur le contenu du privilège de l’ἐλευθερία, voir GUERBER E., 2009, p. 37-45. 28 Cf. LAMOSSE M., 1967, p. 166-167.

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relativement éparses. C’est particulièrement vrai de la documentation littéraire, que ce soit sur toute la période considérée ou au sein d’une seule et même œuvre. Pour les années 196-148 av. J.-C., nous disposons du récit continu des événements par Polybe et par Tite-Live qui le supplée jusqu’à 168, quand l’historien grec est perdu. En outre, l’auteur latin ajoute dans son récit des précisions d’origine annalistique fortement utiles pour analyser la réception des ambassades par le Sénat. Ce corpus double est extrêmement intéressant pour l’historien, puisqu’il a pour objectif de donner sens à l’avancée impérialiste romaine, notamment en Orient. Il a en revanche l’inconvénient de se concentrer sur une période marquée par un relatif désengagement de Rome en Asie Mineure et d’évoquer essentiellement les ambassades royales29, ainsi que celles qui ont été députées par l’Achaïe chère à Polybe30. Par ailleurs, à la fin de la période républicaine, jusqu’à la mort de César, le corpus cicéronien, constitué essentiellement des plaidoiries et de la correspondance, nous assure une bonne connaissance des événements, vus de Rome, mais également d’Asie Mineure, puisque le frère de Marcus obtient le proconsulat d’Asie en 61 av. J.-C.31, tandis que Cicéron devient quant à lui proconsul de Cilicie en 5132. Entre ces deux pôles, nous disposons des Vies de Plutarque, de plusieurs passages d’Appien et de Strabon, auxquels il convient d’ajouter quelques extraits de Pausanias, de Memnon d’Héraclée, de Justin ou encore d’Aulu-Gelle et de Valère Maxime.

Pour la période impériale, nous disposons de Tacite et de Suétone jusqu’à l’époque flavienne, d’Hérodien sur la dynastie sévérienne, mais aussi de Dion Cassius sur la longue période. Les indications de L’Histoire Auguste, qu’il faut toujours manier avec précaution33, peuvent

compléter le tableau par endroits. Nous disposons également de sources plus concentrées chronologiquement. Philon d’Alexandrie nous permet de connaître les méandres d’une ambassade alexandrine auprès de Caligula. La correspondance de Pline le Jeune est bien sûr décisive pour le règne de Trajan34. Quant à Dion de Pruse, il nous éclaire sur la vie municipale d’une cité provinciale en Bithynie à la même époque. Aélius-Aristide, lui, nous renseigne sur les pratiques ambassadoriales à l’époque de Marc Aurèle. Nous pouvons enfin nous appuyer sur une littérature de spécialistes qui se développe à l’époque impériale. L’œuvre morale de Plutarque nous livre de précieux renseignements, mais c’est avant tout la Vie des sophistes de Philostrate, ainsi que les

29 Sur la seule courte décennie 188-180 av. J.-C., voir POL., XXI, 18-21 (Eumène) ; 41, 4-5 (Ariarathe) ; XXII, 3, 5-9 (envoyés de Ptolémée), XII, 6, 1 (envoyés d’Eumène), XXII, 14, 9-11 et XXIII, 3, 4-10 (Démétrios, fils de Philippe) ; XXIII, 9, 1-3 (Envoyés d’Eumène, de Philippe et de Pharnace) ; XXIV, 1, 1-3 (envoyés d’Eumène, d’Ariarathe et de Pharnace) ; XXIV, 5 (frères d’Eumène).

30 Sur les disputes entre Sparte et la Confédération achaïenne, voir Id., XXII, 3, 1-4 ; XII, 11-12 ; XXIII, 4 ; 9, 4-14 et 17, 3-4 ; XXIV, 1, 4-7.

31 Cf. MAMOOJEE A.H., EMC 38 (1994), p. 23-50, ainsi que CIC., Ad Q. fr., I, 1 et 2. 32 Voir les t. III et IV de la Correspondance.

33 Voir récemment RATTI St., 2009, p. 285-315 et THOMSON M., 2012. 34 Notamment Ep., X pour la mission de Pline en Bithynie-Pont.

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conseils de Ménandre le rhéteur qui nous font entrer dans la réalité de la vie d’un ambassadeur grec à Rome. Le Digeste et la littérature des jurisconsultes de l’époque sévérienne peuvent enfin apporter des informations, souvent générales et par moments extrêmement précises, sur la réception des ambassades grecques à Rome ou dans les provinces.

Malgré sa richesse indéniable, cette documentation ne nous permet pas d’embrasser une information suffisante et nous avons naturellement recours aux sources épigraphiques35. En outre, la documentation proprement civique a l’avantage de corriger par moments le parti pris proromain de la plupart des sources littéraires, puisque les inscriptions nous livrent souvent des vérités ponctuelles qui, si elles ne sont pas dénuées de tout arrière-plan idéologique, ne cherchent pas, par nature, à donner à l’histoire un sens d’ensemble partial. Dans toute cité grecque, la participation à une ambassade, a fortiori auprès des autorités romaines, est un fait d’arme qui fait partie du résumé des carrières des citoyens obtenant un décret honorifique ou qui peut figurer sur une épitaphe privée. Les mentions de députation auprès des autorités romaines sont de ce fait extrêmement nombreuses. Les anciens corpus, tout comme les recueils plus récents36, nous ont donc amplement servi à établir une liste importante d’inscriptions faisant référence à de telles députations37.

Les sources épigraphiques sont donc nombreuses, mais leur usage pose quatre problèmes essentiels. Tout d’abord, les inscriptions, qu’elles soient publiques ou privées, s’adressant généralement à un public à même de saisir le contexte de leur rédaction, ne sont que fort rarement caractérisées par un grand souci de précision. Les références aux dangers affrontés par un ambassadeur ou à des ἀναγκαίοι καίροι, transparentes pour ses concitoyens, restent pour le moins opaques à l’historien38. C’est là une limite traditionnelle de l’épigraphie. Plus spécifiquement, il faut bien constater que la participation à une ambassade étant souvent plus importante que les résultats finalement obtenus au sein du discours civique, les circonstances et les motivations de ces missions diplomatiques nous restent largement obscures39. On ne compte pas, dans le corpus que nous avons constitué, les inscriptions évoquant, sans aucune précision ou presque, les missions diplomatique réalisées par l’honorandus40. On a également pu noter que les cités avaient tendance à

développer davantage les considérants de leurs décrets, voire à décider de publier ces derniers,

35 Nous n’utiliserons que ponctuellement les sources numismatiques et archéologiques. 36 Notammant la collection des IK.

37 Nous nous sommes également appuyé sur CANALI DE ROSSI F., 1997 et HABICHT Chr., Archaiognôsia 11 (2001-2002), p. 11-28.

38 Voir, dans le cas des κίνδυνοι auxquels s’exposent les députés, BERENGER A., in BECKER A. & DROCOURT N. (éds.), 2012, p. 83.

39 Voir sur ce point ECK W., in EILERS Cl. (éd.), 2009, p. 194-195.

40 Voir par exemple, à Antioche du Méandre le cas de Diotréphès, qui, au début du Ier siècle av. J.-C., πολλὰς καὶ ε[...

ὑπὲρ τῆς πατρ]ίδος τελέσαντα [πρε]σβ[ε]ία[ς πρὸς τοὺς ἡγουµένους] καὶ κατορθώσα[ντα] (Chiron 13 (1983), p. 380). À l’époque impériale, à Milet, un député πρεσβεύσας πρὸς τὸν Σεβαστόν (I. Didyma, 264, l. 2). À Aphrodisias, probablement à la fn de notre période, un ambassadeur ἐνδόξως καὶ ἐπιφανῶς καὶ κοσµίως γενόµενον ἔν τε λειτουργίαις καὶ ἀρχαῖς καὶ πρεσβείαις (MAMA VIII, 499 a, l. 7-10).

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des informations sur une grande masse de missions41. Ce problème, dans la transmission des sources, est enfin renforcé par une tendance forte qui s’est fait jour dans la sélection des textes gravés au sein même des espaces civiques sur le temps long. On a constaté depuis longtemps que les cités grecques, en Asie Mineure comme ailleurs, ont progressivement fait le choix, dans le courant du Ier siècle apr. J.-C., de ne plus graver les décrets votés par l’ekklésia, notamment ceux qui étaient pris suite à la réalisation d’une grande action par un citoyen. Or, les ψηφίσµατα constituent sans nul doute notre source d’informations essentielle pour la période précédente. Ce choix de gravure radical nous prive donc d’informations sur les ambassades d’époque impériale, mais, surtout, il rend malaisé l’accomplissement de la tâche qui est la raison d’être de ce travail. En effet, si, dans les sources à notre disposition, les contrastes sont patents entre les ambassades hellénistiques et celles dépêchées sous le principat, faut-il y voir la preuve que le fait de députer à Rome avait fondamentalement changé de nature ? Si tel est le cas, comment apprécier, face à cet effet source, la part intrinsèque des évolutions sociales, politiques et institutionnelles du monde civique grec dominé par Rome ? Si non, par quels moyens dissiper cette illusion documentaire ? Voilà formulée la difficulté méthodologique essentielle de notre enquête.

Il convient, avant d’évoquer les travaux récents sur le sujet, de revenir aux sources littéraires relatives aux ambassades des cités grecques d’Asie Mineure. Notons en effet que, lorsque la documentation épigraphique manque – ce qui n’est pas rare –, il est extrêmement risqué de se fier à la densité informative des seules sources littéraires. Ainsi, lorsqu’en 59 av. J.-C. se joignent de façon exceptionnelle les deux pans du corpus cicéronien, à savoir le Pro Flacco et la correspondance avec son jeune frère, alors gouverneur d’Asie42, n’est-ce pas une illusion que de croire qu’il s’agit d’une année exceptionnelle en ce qui concerne les relations qu’entretiennent les cités d’Asie Mineure avec les dirigeants romains ? S’il s’agit en réalité d’une nouvelle illusion documentaire, il est tout à fait possible que l’année cicéronienne par excellence soit une année parmi d’autres en termes de fréquentation des autorités romaines par les ambassades micrasiatiques. Si l’on a déjà évoqué l’intérêt spécifique que nous trouvons à étudier systématiquement les ambassades réalisées par les cités micrasiatiques auprès des autorités romaines sur plus de quatre siècles, il reste que nous ne partons pas de rien, tant s’en faut ! Toutefois, comme l’ont récemment signalé A. Becker et N. Drocourt, « jusqu’à une date récente, presque tous les travaux portant sur la diplomatie en histoire romaine se sont avant tout penchés sur la question du contenu des actes

41 Voir EILERS Cl., in HAENSCH R., (éd.), 2009, p. 304, ainsi que in Id. (éd.), 2009, p. 5.

42 Sur quatorze ambassades micrasiatiques attestées en 59 av. J.-C., douze le sont grâce à Cicéon (9 par le Pro Flacco et 3 par la Correspondance).

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diplomatiques »43. La recherche a pris successivement, dans ce cadre, trois directions différentes44.

L’héritage du Völkerrecht se retrouve dans la somme de E. Taübler sur les traités internationaux du monde gréco-romain45, puis dans les travaux d’A. Heuss et de W. Dahlheim46. Cette approche strictement juridique a été quelque peu marginalisée par les tenants de la théorie des relations internationales, qui prennent davantage en compte le contexte de l’acte diplomatique, mais qui restent dans une optique instrumentale des interlocuteurs. C’est notamment le cas d’A.M. Eckstein, défendant une vision réaliste des relations entre États, en l’appliquant notamment aux relations entre Rome et le koinon étolien47. Il lui a été répondu par P.J. Burton qui, s’il reconnaît que des tendances anarchiques travaillaient le monde méditerranéen antique, insiste quant à lui sur la construction, entre Rome et ses interlocuteurs, d’un langage commun48. Le système international dominé par Rome est, à ses dires, une « construction sociale façonnée par les pratiques discursives »49. Depuis le début des années 2000 se sont parallèlement multipliés les travaux portant sur les pratiques ambassadoriales concrètes considérées comme le fondement de l’acte diplomatique. Les recherches de F. Canali de Rossi, situées dans la lignée de celles de L. Moretti, se sont naturellement portées sur les ambassadeurs du monde grec à l’époque hellénistique50. Il avait pour prédécesseur M. Bonnefond-Coudry que ses travaux sur le Sénat de la République avaient amenée à s’intéresser à la réception des ambassadeurs à Rome et aux procédures de contrôle de ces derniers mis en place par les Romains51. On peut également citer les ouvrages collectifs édités par E. Terregaray et par Cl. Eilers, qui, dans la seconde moitié de la dernière décennie, se sont efforcés de placer l’étude de la diplomatie romaine dans une perspective comparatiste davantage tournée vers l’histoire culturelle52.

Ces dernières années, on constate l’essor d’une approche anthropologique qui vise à placer encore davantage au centre des recherches sur la diplomatie antique la personne même de l’ambassadeur53. Le volume édité en 2012 par A. Becker et N. Drocourt, ainsi que les deux journées sur la diplomatie romaine, organisées par J.-L. Ferrary, P. Sánchez, S. Pittia, G. Stouder et B. Grass en 2013, ont en effet tracé des perspectives convergentes, en mettant en exergue la personne de

43 BECKER A. & DROCOURT N., in Eid. (éds.), 2012, p. 3.

44 Nous reprenons ici dans ses grandes lignes le panorama historiographique tracé, 21 juin 2013, par A.-M. Sanz dans sa communication présentée lors de l’atelier sur la diplomatie romaine sous la République qui s’est tenu à l’INHA.

45 E. TAÜBLER, 1913.

46 HEUSS A, 1933 et DAHLHEIM W., 1968 (voir le compte-rendu de Th. Liebmann-Frankfort dans AC 38 (1969), p. 666-667).

47 ECKSTEIN A.M., 2006 et Id., Internationl History Review 31, 2 (2009), p. 253-257. 48 BURTON P.J., Internationl History Review 31, 2 (2009), p. 237-252 et Id, 2011. 49 BURTON P.J., 2011, p. 19.

50 Voir CANALI DE ROSSI F., 1997 et ISE III.

51 Voir BONNEFOND M., in NICOLET C. (dir.), 1984, p. 61-99 ; BONNEFOND-COUDRY M., 1989 ; COUDRY M., in MOATTI Cl. (dir.), 2004, p. 529-565.

52 TORREGARAY PAGOLA E. & SANTOS YANGUAS J. (éds.), 2005 et EILERS Cl. (éd.), 2009. 53 Voir BECKER A. & DROCOURT N. (éds.), 2012, p. 5-8.

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recherches s’inscrivent indubitablement dans cette dynamique actuelle

Redisons-le, un sujet d’étude tel que les ambassades des cités grecques micrasiatiques auprès des autorités romaines sur une si longue période est avant tout une clef de lecture pour étudier la question de la permanence des pratiques et des discours civiques dans une zone géographique marquée par l’approfondissement continu de son intégration dans le monde romain54. De fait, entre le début du IIe siècle av. J.-C. et l’époque sévérienne, l’idée même de liberté évolue de façon décisive. L’idéal de l’ἐλευθερία comme association de l’autonomie politique et de l’immunité fiscale manifestant l’indépendance totale de la communauté disparaît progressivement et laisse la place à la nécessaire intégration de chaque entité civique, sujette ou non, dans une hiérarchie des territoires que Rome seule était habilitée à déterminer55. Il convient donc de s’interroger sur le maintien de cette pratique diplomatique fondatrice qu’est l’envoi d’ambassade dans le cadre de l’intégration des cités micrasiatiques à l’imperium romanum. S’agit-il d’une pratique encore pertinente politiquement, une pratique garantissant l’affirmation internationale de la puissance émettrice et manifestant, peu ou prou, sa liberté d’initiative ? Ou n’est-ce qu’une survivance de la période antérieure, lors de laquelle le rôle international des cités grecques était plus important ? Peut-être devrons-nous sortir de cette interrogation sous forme d’alternative et voir en quoi les cités, qu’elles soient libres ou sujettes, parviennent, à leur manière et surtout à leur échelle, à utiliser cette pratique, non pour faire reconnaître leur totale indépendance, mais pour donner à voir leur autonomie, toujours précaire, mais bien réelle. C’est en ce sens que la contradiction apparente entre intégration à l’espace dominé par Rome et défense de la liberté civique peut se résoudre. C’est en tout cas cette réalité complexe que nous voudrions interroger dans cette étude.

Pour ce faire, nous avons opté pour une démarche réaliste que nous avons évidemment déployée du point de vue des cités grecques. Ainsi, la première partie de notre étude est consacrée à l’exposition des motivations poussant les cités grecques à envoyer des ambassades auprès des autorités romaines, puisque nous estimons que ce qui est premier, du point de vue grec, c’est précisément la volonté politique de rentrer en contact avec les Romains. Le protocole d’accueil des ambassades mis en place progressivement par les Romains, que nous connaissons, pour ce qui est de l’époque républicaine, par les travaux de M. Bonnefond-Coudry, et qui a été analysé à nouveaux frais par B. Grass il y a peu56, nous paraît, de ce point de vue, secondaire. C’est pour cette raison que nous n’y reviendrons que plus tard, en le considérant d’ailleurs comme l’ensemble des

54 Nous ne parlerons pas de « romanisation », suivant sur ce point SARTRE M., in URSO G. (éd.), 2007, p. 229-245. 55 Voir la conclusion sur ce point de GUERBER E., 2009, p. 43-45, notamment n° 47, p. 44-45 et p. 45 : « l’image qui se dégage concernant les cités libres suggère une variété de statuts concrets pour chacune d’entre elles ».

56 Cf. la thèse de B. Grass, sous la direction de P. Sánchez, soutenue le 2 juillet 2014 à Lausanne et qui s’intitule Le

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formalités de contrôle auxquels les cités micrasiatiques ont dû, bon an, mal an, s’adapter. Pour apprécier les évolutions qui se sont fait jour, cette première partie s’articule en deux chapitres qui traitent respectivement des raisons qui amènent les cités micrasiatiques à députer auprès des Romains sous la République, puis sous le principat57. La deuxième partie, quant à elle, s’intéresse à l’ambassade en tant que telle. Un premier chapitre (III) traite du choix par les entités civiques de leur ambassadeur, et plus précisément de sa désignation, puis des pouvoirs et des moyens qui lui sont attribués. Il se conclut par une ébauche de typologie des agents diplomatiques micrasiatiques dépêchés auprès des autorités romaines. Les deux chapitres suivants (IV et V), se concentrant tous deux sur l’expérience que constitue la réalisation concrète d’une ambassade à Rome, se répondent mutuellement. L’un évoque les grandes étapes d’une ambassade, (le voyage, l’activité protéiforme des députés à Rome, puis leur retour en Asie Mineure) telles qu’elles ont été vécues, d’après nos sources, par les centaines d’ambassadeurs dont nous avons connaissance. L’autre s’attache à l’étude des procédures d’accueil, de contrôle et de protection des députés mis en place par les Romains, sous la République, puis sous l’Empire, en se focalisant autant que faire se peut sur la documentation civique d’origine micrasiatique. À ces deux approches d’ensemble, l’une causale et l’autre davantage descriptive, il nous a semblé nécessaire d’adjoindre une réflexion sur l’intégration de ces réalisations ponctuelles que constituent les ambassades dans la vie civique, et tout particulièrement dans le discours et la mémoire des communautés micrasiatiques. Cette dernière partie s’articule en trois chapitres. Le premier (VI) traite des évolutions, sur les quatre siècles auxquels nos recherches sont consacrées, des perceptions du monde grec relatives aux délégations dépêchées auprès des Romains. Cet ex cursus sera l’occasion de revenir sur la pertinence du discours dépréciatif sur le recours aux ambassades qui est apparu avant même l’époque de Dion ou de Plutarque. Le chapitre VII est consacré aux emplois sociaux de cette pratique diplomatique, tout particulièrement aux fonctions dont les notables, qui en sont les principaux protagonistes, l’investissent. Les rapports qu’entretiennent les élites civiques avec le pouvoir romain par le biais des missions qu’elles assumaient en premier lieu paraissent à bien des égards comme une des expressions les plus assumées de leur domination sur le reste du corps civique. Nous achèverons notre parcours en étudiant les procédés rhétoriques employés par les ambassadeurs micrasiatiques députés auprès des Romains. Cette enquête (VIII) nous amènera à réévaluer l’importance du dire, au sein de ces πόλεις où la vie politique, qui survit malgré les infléchissements ploutocratiques, s’est structurée essentiellement autour du débat normatif et donc sur le primat du langage58.

57 Pour une vue d’ensemble des motivations, voir le tableau analytique en annexe III. 58 Cf. ARIS., Pol., I, 2, 1523 a 9-18.

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PREMIÈRE PARTIE

LES MOTIVATIONS DES AMBASSADES

MICRASIATIQUES

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Pour ébaucher une typologie des motivations des cités micrasiatiques lorsqu’elles députaient une ambassade auprès des autorités romaines à l’époque républicaine, il convient d’emblée de s’interroger sur les sources dont nous disposons et de prendre en compte la diversité de cette masse documentaire. On a constaté depuis longtemps, au moins de façon schématique1, qu’à des sources

littéraires pro-romaines mettant souvent en avant la maiestas du peuple du Latium, quitte à amoindrir le rôle des espaces s’intégrant progressivement à son imperium, répondent les sources épigraphiques civiques qui, elles, insistent dans leur discours propre sur l’indépendance des cités grecques et sur leur caractère foncièrement actif dans les relations qu’elles entretiennent avec la puissance romaine.

Le présupposé de la maiestas romaine se retrouve chez Tite-Live, puis dans l’œuvre de Cicéron, mais également chez Polybe qui, bien que longtemps captif à Rome, n’hésite pas à vanter la supériorité de la « constitution mixte » et de l’armée romaine, notamment face aux institutions civiles et militaires des monarchies hellénistiques2. L’historien achaïen affirme notamment qu’en matière institutionnelle, « comme tous les éléments constituants de l’organisation romaine sont d’un bien meilleur service qu’ailleurs, les Romains réussissent mieux que les autres dans leurs entreprises »3. Côté micrasiatique, la propension des cités à dissimuler leur soumission à des puissances territoriales supérieures est une habitude bien ancrée depuis la stabilisation des monarchies hellénistiques au IIIe siècle av. J.-C. Ainsi, en 203, tandis que la cité de Téos se soumet

au roi séleucide décidé à recouvrer la totalité des territoires sur lesquels il estimait avoir des droits ancestraux, « le décret [qu’elle prend en son honneur] ne dit pas explicitement que la cité s’est rendue à Antiochos III, un fait qu’il nous faut lire entre les lignes »4. On retrouve dans de nombreuses inscriptions cette volonté farouche des cités grecques, voire hellénisées, alors que l’Asie Mineure était passée sous domination romaine, d’afficher leur indépendance au-delà des bornes imposées de fait par le rapport de forces disproportionné existant entre elles et la seule superpuissance du monde méditerranéen. Il en va ainsi dans le célèbre décret d’Éphèse qui annonce

1 Certaines sources épigrahiques, notamment les lettres de généraux ou d’imperatores aux cités grecques d’Asie, font par exemple partie des sources magnifiant l’implication de Rome en Orient. L’exemple le plus précoce, mais aussi le plus frappant, reste la lettre de Marcus Valérius Messala à Téos en 193 av. J.-C. Cf. RDGE 34 (Syll.3 601).

2 POL., VI, 11, 11 et 51, 3-8 sur la constitution romaine. Voir également MILLAR F., in KOUMOULIDES J.M.T. & BRADEMAS J. (éds.), 1987, p. 1-18 et FERRARY J.-L., 1988, p. 265-348, ainsi que WALBANK F.W., 2002.

3 Voir POL., XVIII, 32, 3-8, sur la supériorité militaire romaine qui s’est manifestée si brillamment à Cynoscéphales. 4 MA J., 1999, p. 214-218, part. p. 215-216.

Chapitre I

À L’ÉPOQUE RÉPUBLICAINE,

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le revirement de la cité dans le cadre de la première guerre de Mithridate, sans faire une seule allusion à la contre-offensive romaine victorieuse, ainsi qu’au soutien visiblement inconditionnel accordé par la cité ionienne au roi du Pont en 88 av. J.-C. L’inscription affirme contre les faits que le peuple éphésien, « resté fidèle depuis le début à son dévouement envers Rome, ayant trouvé l’occasion d’apporter son aide pour le règlement des affaires communes, a décidé maintenant de déclarer la guerre à Mithridate pour défendre l’hégémonie de Rome et pour la commune liberté »5. Dans cet essai de typologie, nous devons donc rester conscient de la capacité du discours politique – que ce soit celui de Rome ou celui des cités d’Asie Mineure – à camoufler tout ou partie de la réalité, mais aussi à en dire plus qu’il ne voudrait en dire…

Cette remarque liminaire faite, si l’on reprend notre corpus dans sa totalité – et sans nier l’irréductible particularité de chaque mission –, il apparaît qu’il existe trois grands groupes d’ambassades, quant à leur mobile, à l’époque républicaine. On doit en effet distinguer les cités qui se rendent auprès des Romains pour les appeler à l’aide, lorsqu’un danger réel ou fantasmé les menace, les communautés – libres ou non – députant pour préciser les rapports juridiques qu’elles entretiennent avec Rome, et enfin, les cités qui dépêchent des ambassades pour se défendre d’abus divers et variés dont Rome est jugée responsable.

I. En appeler à Rome

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A) Prévenir Rome d’un danger

1°/ Pousser Rome à intervenir en Orient

Les cités grecques qui décident d’envoyer une ambassade auprès des autorités romaines agissent dans leur intérêt propre ; cela va sans dire. La récurrence de la locution ὑπὲρ τῆς πατρίδος dans les inscriptions des IIe et Ier siècles av. J.-C. suffit à le prouver7. Les motivations locales et déterminées des cités grecques d’Asie ne correspondant pas nécessairement aux aspirations des élites romaines et des milieux sénatoriaux, il n’est pas rare que les ambassades micrasiatiques cherchent à convaincre Rome d’intervenir dans le monde égéen, principalement contre les velléités

5 Cf. Syll.3 742, l. 9-12 : ἀπὸ τῆς ἀρχῆς συνφυλάσσων τὴν πρὸς Ῥωµαίους εὔνοιαν, ἐσχηκὼς καιρὸν πρὸς τὸ

βοηθεῖν τοῖς κοινοῖς πράγµασιν, κέκρικεν ἀναδεῖξαι τὸν πρὸς Μιθραδάτην πόλεµον ὑπέρ τε τῆς Ῥωµαίων ἡγεµονίας καὶ τῆς κοινῆς ἐλευθερίας et APP., Mithr., XXI, 81 ; XXIII, 98.

6 Voir la carte République I dans le répertoire cartographique (annexe X).

7 L’index des ISE III, p. XCIII, nous renvoie pour cette expression à six inscriptions (Astypalée, Aphrodisias, Alabanda, Halicarnasse, Eurômos et Pergame) sans compter les innombrables variantes.

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expansionnistes des rois hellénistiques dans la première moitié du IIe siècle av. J.-C. C’est dans

cette catégorie que doit se placer l’appel à Rome des Rhodiens et d’Attale Ier8, qui constitue pour notre sujet un moment fondateur, puisqu’il s’agit de la première attestation assurée d’une députation d’une cité grecque d’Asie au Sénat9. On retrouve cette volonté des cités micrasiatiques de prévenir la puissance romaine de l’imminence d’un danger dans l’espoir qu’elle se décide à intervenir, quelques années plus tard, suite au rétablissement séleucide à l’Ouest de l’Asie Mineure de 197 av. J.-C.10, et à la proclamation, à Corinthe, de la liberté des Grecs d’Europe et d’Asie11. Dès cette époque, les Romains prennent connaissance des doléances des quelques cités grecques qui résistent encore à Antiochos III. Ainsi, à Corinthe sont présents les ambassadeurs de Lampsaque, menée par Hégèsias, dont la mission est connue par une inscription qui constitue certainement le « plus précieux document que nous possédions sur la première intervention des Romains dans les affaires d’Asie »12. Le citoyen de la cité de Troade en appelle alors à Flamininus et aux dix commissaires pour qu’ils s’engagent à défendre l’indépendance de sa patrie13. L’objet de la mission d’Hégésias et de ses collègues paraît d’autant plus clair que les considérants du décret précisent que l’ambassadeur de Lampsaque « exhorta [les Romains] avec toute son ardeur à prendre soin » de la cité et « à contribuer à [s]a préservation [...] comme autonome et dotée d’une constitution démocratique »14. Cette insistance sur la nécessité absolue de protéger la cité suffit à prouver qu’elle était effectivement en danger, ce que confirme très largement la tradition littéraire. Au dire de Tite-Live, tandis qu’Antiochos III s’ingéniait à « ramener toutes les cités d’Asie à leur ancienne charte de dépendance […], seules Smyrne et Lampsaque revendiquaient leur liberté et il fallait redouter, si on leur concédait ce qu’elles voulaient, que d’autres cités d’Éolide et d’Ionie n’imitent Smyrne et que d’autres villes de Troade ne suivent l’exemple de Lampsaque »15. Cette crainte d’une extension rapide de la subversion du nouvel ordre séleucide dans un espace civique habitué à se ménager un

8

POL., XVI, 24, 1-4 ; LIV., XXXI, 2, 1 ; APP., Mak., IV, 2 ; JUST., XXX, 3, 5-6.

9 Sur cet appel, voir BERTHOLD R.M., CJ 71 (1975-1976), p. 97-107 et SCHMITT H.H., 1957, p. 60-65. Voir également l’annexe II.

10 Sur la restauration antiochique de 197-196 av. J.-C., voir BADIAN E., ClPh 56 (1959), p. 81-99 ; SCHMITT, H.H., 1964, p. 278-295 ; WILL E., 1967, II, p. 155-158 ; MA J., 1999, p. 82-92.

11 POL., XVIII, 46, 5 : Ἡ σύγκλητος ἡ Ῥωµαίων καὶ Τίτος Κοί̈ντιος στρατηγὸς ὕπατος, καταπολεµήσαντες βασιλέα Φίλιππον καὶ Μακεδόνας, ἀφιᾶσιν ἐλευθέρους, ἀφρουρήτους, ἀφορολογήτους, νόµοις χρωµένους τοῖς πατρίοις, Κορινθίους, Φωκέας, Λοκρούς, Εὐβοεῖς, Ἀχαιοὺς τοὺς Φθιώτας, Μάγνητας, Θετταλούς, Περραιβούς. 12 HOLLEAUX M., Études V, p. 141. 13 I. Lampsakos 4 (Syll.3 591), l. 70-72 : παραγενόµενος εἰς Κόρινθον µε[τὰ ... καὶ Ἀπο]λλοδώρου ἐνέτυχεν τῶι στρατηγῶι [καὶ τοῖς δέκα, καὶ δια]λεγεὶς αὐτοῖς ὑπὲρ τοῦ δήµου. 14 I. Lampsakos 4, l. 72-75 :καὶ πα[ρακαλέσας µετὰ πάσης] φιλοτιµίας ἵνα πρόνοιαν ποιῶνται [ὑπὲρ ἡµῶν καὶ συµβάλλω]νται εἰς τὸ διασώιζεσθαι τὴµ πόλιν [ἡµῶν αὐτονοµουµένην] καὶ δηµοκρατουµένην. Déjà par le passé, l’ambassadeur avait fait la même demande au frère de Titus, Lucius Quinctius Flamininus, alors en Grèce. Cf.

ibid., l. 20-23.

15 LIV., XXXIII, 38 : Antiochus rex, cum hibernasset Ephesi, omnes Asiae ciuitates in antiquam imperii formulam

redigere est conatus. [...] Zmyrna et Lampsacus libertatem usurpabant, periculumque erat ne, si concessum iis foret

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maximum d’autonomie dans ses relations avec les souverains hellénistiques a dû pousser Antiochos III à prendre le danger au sérieux et il a certainement agi en conséquence. On connaît par Polybe un fragment d’une lettre très explicite des deux peuples au Séleucide, puisqu’elle affirme que « s’ils devaient se trouver, comme on dit, réduits aux abois, ils se réfugieraient dans la protection des Romains, entre les mains desquels ils remettraient leur cité »16. Appien nous apprend

enfin que les deux cités « résistaient encore » au moment de Cynoscéphales, signe de la persistance de l’état de guerre, et que c’est à l’annonce de la victoire de Flamininus qu’elles décidèrent de lui envoyer une ambassade17. La volonté de prévenir Rome de la pression à laquelle le retour des Séleucides dans le monde égéen soumet les cités d’Asie Mineure occidentale, mais aussi de l’encourager à agir contre cette menace, est ici évidente18.

D’après J.-L. Ferrary, la demande d’Hégésias est même plus précise : il sollicite des autorités romaines que Lampsaque soit associée comme adscripta au traité conclu pas Rome avec Philippe. En effet, lors de la conclusion d’un traité international, l’association d’États neutres était parfaitement possible et assurait la reconnaissance de leur souveraineté19. L’inscription nous apprend qu’Hégésias et ses collègues avaient obtenu dès le début de leur mission, sûrement à la fin de l’année 197 av. J.-C.20, de Lucius Quinctius, le frère de Flamininus, qui était alors préposé à la flotte mouillant en Grèce, une lettre promettant que « s’il concluait un pacte ou une amitié avec quelqu’un, il y associerait la cité, [et] qu’il garantissait sa constitution démocratique, son autonomie et la paix dont elle jouissait » et que « si quelqu’un essayait de la tourmenter, il ne le permettrait pas, mais l’en empêcherait »21. Enfin, à l’issue de cette mission au long cours, Titus Quinctius, remit à Hégésias des « lettres pour les rois [...] qu’il envoya à [s]a cité, constatant leur utilité »22. Nous ne savons pas avec une certitude absolue de quels rois il s’agit, puisque la lacune semble trop brève pour n’en mentionner ne serait-ce que deux, et que le pluriel est pourtant assuré, mais c’est alors Antiochos III qui apparaît comme le roi le plus menaçant aux yeux des quelques cités restées libres, d’autant plus que la situation locale semble avoir évolué dans l’Hellespont, puisque l’armée du Grand roi s’attaque à la cité de Troade et franchit les Détroits au printemps 19623. On a d’ailleurs

16 POL., XVIII, 49, 1. 17 APP., Syr., II, 5.

18 WILL E., 1967, II, p. 158-159 : « Les ambassadeurs smyrniens et lampsacéniens durent brosser au Sénat un sombre tableau des menaces qui pesaient sur les libertés des Grecs d’Asie ».

19 FERRARY J.-L., 1988, p. 133-141 et, avant lui, BICKERMANN E., Philologus 88 (1932), p. 277-299.

20 I. Lampsakos, p. 23 et HOLLEAUX M., Études V, p. 366-369. Selon P. Frisch, Hégésias était à Rome au début de l’année avant l’envoi de la commission sénatoriale. Son départ vers la Grèce, puis vers Massillia, a donc dû avoir lieu plusieurs mois avant, entre septembre et décembre 197.

21 I. Lampsakos 4, l. 32-36 : ἐὰν πρός τινας φιλίαν ἢ ὅρκια ποῆται, [διότι ἐν τούτοις π]εριλήψεται τὴµ πόλιν

ἡµῶν, καὶ διατηρ[ήσειν τὴν δηµοκρα]τίαν καὶ τὴν αὐτονοµίαν καὶ τὴν εἰρή[νην καὶ ὅτι ἂν ἀεὶ δύ]νηται εὐχρηστήσειν, καὶ διότι, ἐάν τις [παρενοχλεῖν πειρᾶτ]αι οὐκ ἐπιτρέψαι ἀλλὰ κωλύσει et comm. p. 32.

22 Ibid., l. 76-77 : ἐπιστολὰς πρὸς τοὺς βασιλεῖ[ς ... γνοὺς συµφερο]ύσας αὐτῶι εἶναι διαπέστειλεν. 23 LIV., XXXIII, 38, 4-8.

(28)

pu remarquer un changement de ton entre les demandes générales faites par Hégésias sur un ton relativement sobre auprès de Lucius Flamininus (l. 24-25) et à Rome (l. 56-67) et la requête pressante émise sur un mode pathétique à Titus Quinctius de retour d’Italie (l. 74-75). Il apparaît donc que, si la délégation menée par Hégésias avait pour unique objectif initial, alors que Lampsaque n’était pas encore soumise à une pression extrême par Antiochos III, de faire inscrire la cité parmi les signataires du traité en passe d’être conclu avec Philippe, son discours a dû évoluer en même temps que la situation géopolitique de l’Hellespont. Il faut donc admettre qu’Hégésias et ses collègues ont été informés en cours de route par des concitoyens du siège de leur cité par les soldats d’Antiochos III. Ce sont les ambassadeurs députés auprès de Flamininus par la cité lampsacénienne à l’annonce du mouvement des troupes séleucides vers le Nord, et qui nous sont connus par Appien, qui auraient prévenu Hégésias de la mauvaise tournure que prenaient les événements24. Il s’agissait maintenant d’obtenir des Romains plus que de bonnes paroles ou qu’un soutien purement juridique. L’heure était maintenant à la politique.

L’ambassade de Lampsaque a donc réussi sa mission qui visait à obtenir la protection juridique des nouveaux maîtres des Grecs d’Europe, puis, appuyée sur une seconde délégation l’informant de la situation critique dans laquelle se trouvait la cité depuis son départ, à arracher des engagements écrits plus substantiels à Flamininus pour préserver la sécurité de la cité. L’efficacité immédiate de cette mission est prouvée par l’attitude des commissaires sénatoriaux romains face aux envoyés d’Antiochos III, puisqu’ils leur « enjoignirent de ne pas toucher à celles des cités qui étaient autonomes [et] de ne faire la guerre à aucune d’elles »25. E. Will signale quant à lui sans

ambiguïté que cette ambassade séleucide en Grèce était « destinée à combattre l’effet de celles de Smyrne et de Lampsaque »26. On sait en effet par Diodore que les cités de Smyrne et d’Alexandrie n’avaient, elles non plus, pas hésité à envoyer des ambassades à Rome27. Mais, à ce que nous en savons28, l’ambassade menée par Hégésias se distingue par sa capacité à s’adapter aux évolutions de la situation géopolitique égéenne, voire aux pratiques diplomatiques romaines. Les citoyens de Lampsaque agissaient en connaissance de cause en sollicitant l’adscriptio, car ils se souvenaient

24 Cf. GRUEN E.S., 1984, p. 621, n° 42 et FERRARY J.-L., 1988, p. 135, n° 12 : « Il dut y avoir en réalité [...] deux ambassades de Lampsaque : une première, celle d’Hégésias, envoyée auprès du Sénat avant que la ville fut attaquée, et une seconde, envoyée directement auprès de T. Flamininus quand Antiochos vint l’assiéger ».

25 POL., XVIII, 47, 1 : Διελθούσης δὲ τῆς πανηγύρεως πρώτοις µὲν ἐχρηµάτισαν τοῖς παρ’ Ἀντιόχου

πρεσβευταῖς, διακελευόµενοι τῶν ἐπὶ τῆς Ἀσίας πόλεων τῶν µὲν αὐτονόµων ἀπέχεσθαι καὶ µηδεµιᾷ πολεµεῖν.

26 WILL E., 1967, II, p. 159.

27 DIOD., XXIX, 7 : Ὅτι ὁ Ἀντίοχος πυθόµενος τοὺς Ῥωµαίους εἰς τὴν Ἀσίαν διαβεβηκέναι πρεσβευτὴν

ἐξέπεµψε πρὸς τὸν ὕπατον Ἡρακλείδην τὸν Βυζάντιον περὶ διαλύσεων, ἀποδιδοὺς µὲν τὴν ἡµίσειαν τῆς δαπάνης, διδοὺς δὲ Λάµψακον καὶ Σµύρναν καὶ Ἀλεξάνδρειαν, δι’ ἃς ὁ πόλεµος ἐδόκει κεκινῆσθαι. Αὗται γὰρ αἱ πόλεις πρῶται τῶν κατὰ τὴν Ἀσίαν Ἑλλήνων ἐπεπρεσβεύκεισαν πρὸς τὴν σύγκλητον παρακαλοῦσαι περὶ τῆς ἐλευθερίας αὑτῶν.

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