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Une soumission courante au droit privé

Dans le document LES MARCHES PUBLIQUES A LA COMMANDE PUBLIQUE (Page 124-128)

202. Telle que nous l’avons exposée, l’approche matérielle des fournitures dans les marchés publics ne diffère pas de certaines fournitures de droit privé. En réalité, on peut même dire que la définition matérielle des fournitures n’a rien de différent de celle d’un bien susceptible de faire l’objet d’une vente ou d’un contrat d’entreprise de droit privé, sauf la nécessité que son utilisation entre dans les compétences de la personne publique.

La conséquence de cette symétrie est que les caractéristiques matérielles des fournitures ne permettaient pas de dire si un contrat était un marché public ou un contrat de droit privé. Contrairement aux marchés de travaux publics pour lesquels c’est la qualification matérielle qui donnait la compétence, pour les marchés de fournitures, il fallait en plus examiner les autres critères du contrat. Ainsi, les réglementations sur les marchés ont contribué à la naissance de la notion de contrat administratif en conduisant à la « découverte » des critères de distinction entre contrats de droit commun de l’administration — soumis au droit privé — et marchés publics — soumis au droit public.

De fait, jusqu’au Code des marchés publics, la nature contractuelle se posait quasi exclusivement en terme de compétence contentieuse : dans un premier temps, la compétence administrative était réservée aux contrats passés dans les conditions de publicité et concurrence posées par les lois et règlements sur les marchés publics (1). Puis, dans un second temps, l’application des critères des contrats administratifs compliqua – heureusement – cette solution (2).

1) Une compétence administrative doublement limitée

203. On a déjà signalé que la loi du 28 pluviôse An VIII ne donnait compétence aux Conseils de préfecture qu’en matière de travaux publics et non en matière de marchés de fournitures. Ces derniers étaient soumis à un décret du 11 juin 180673 qui distinguait entre les marchés de l’État et les marchés des départements, des communes et des établissements de bienfaisance. Or ce décret a été la source d’une longue instabilité jurisprudentielle puisque, en donnant explicitement compétence au Conseil d’État pour les

73 Décret du 11 juin 1806, Sur l’organisation et les attributions du Conseil d’État, DUVERGIER Lois et Décrets, Tome 15 p. 376, 4, Bull. 98, n° 1652 ; article 14-2 « [le Conseil d’État connaîtra] de toutes contestations ou demandes relatives soit aux marchés passés avec nos ministres, avec l’intendant de notre maison, ou en leur nom, soit aux travaux ou fournitures faits pour le service de leurs départements respectifs pour notre service personnel ou celui de nos maisons »

marchés de fournitures de l’État, il a conduit les juges, par une interprétation a contrario, à soumettre les marchés des collectivités locales à la compétence de l’ordre judiciaire74.

Par ailleurs, il se posait un problème de qualification de ces contrats, dû principalement au fait que, pendant longtemps, les procédures de passation n’aient pas été obligatoires : ces marchés passés dans les conditions du droit privé et non par adjudication étaient-ils des marchés de fournitures ou bien devenaient-ils des contrats de droit privé ? La jurisprudence et la doctrine penchèrent pour la deuxième solution et considérèrent qu’en ne se soumettant pas à l’adjudication, la personne publique avait voulu se soumettre volontairement à la compétence de la juridiction judiciaire et ne pas bénéficier de la

« protection » que lui procurait le droit public.

Initialement, la compétence administrative était donc doublement limitée, d’une part aux marchés de fournitures de l’État du fait de l’interprétation du décret de 1806, d’autre part aux marchés passés par adjudication du fait de la qualification de contrat de droit privé des marchés passés dans les conditions du droit commun.

2) L’application des critères des contrats administratifs

204. La première interprétation du décret du 11 juin 1806 a été abandonnée, vers 192075, au profit d’une seconde qui rapprochait la situation des marchés de fournitures du droit administratif général. Paradoxalement, ce rapprochement renforça la différence entre marchés de travaux publics et marchés de fournitures et eut pour conséquence un développement des marchés de fournitures soumis au droit privé. Cette nouvelle interprétation a en effet eu deux effets contradictoires : d’une part, elle a conduit à limiter la compétence administrative en matière de marchés de fournitures en revenant sur le principe de la compétence administrative pour les marchés de l’État, et d’autre part, elle a étendu les cas de compétence administrative pour les marchés de fournitures de collectivités locales. Cette évolution s’est faite en deux temps.

Dans un premier temps, le juge administratif a abandonné l’interprétation a contrario du décret en considérant qu’il n’avait pas pour conséquence que tous les marchés des collectivités locales fussent de droit privé. Il fallait donc revenir au principe général et appliquer aux marchés locaux les critères des contrats administratifs pour juger de la juridiction à laquelle ils seraient soumis76.

Dans un second temps, cette fois-ci par une interprétation contra legem du décret, le Conseil d’État et le Tribunal des conflits ont abandonné le principe selon lequel tous les marchés de fournitures de l’État devaient être de la compétence du Conseil d’État.

Ici encore, ils ont prôné une application des critères des contrats administratifs et permis

74 Cf. infra, 1re partie, titre 2

75 Cf. note 77

76 L’exemple le plus connu de ce premier temps est le Grand arrêt CE 31 juillet 1912, Société des granits porphyroïdes des Vosges, rec. p. 909, concl. L. BLUM ; Dalloz 1916.III p. 35, concl. L. BLUM ; Sirey 1917.III p. 15, concl. L. BLUM ; RDP 1914 p. 145, note G. JÈZE.

que les marchés de l’État soient portés devant le juge judiciaire77. Seule restait de la situation antérieure une présomption voulant que s’il y avait doute dans l’application des critères des contrats administratifs, les marchés de fournitures de l’État fussent administratifs et ceux des collectivités locales judiciaires78.

205. Cette nouvelle interprétation remettait en cause le parallélisme que l’on aurait attendu entre marchés de travaux publics et marchés de fournitures. En effet, alors que la loi du 28 pluviôse An VIII apparaît comme une loi attributive de compétence qui pose une présomption79, ce caractère a disparu du décret de 1806 qui n’est plus qu’un texte creux puisque renvoyant à une application presque normale du droit commun des contrats administratifs. Pour autant, ce retournement de situation s’explique pour deux raisons : comme le dit BERTHÉLÉMY80, la soumission des marchés de fournitures de l’État au Conseil d’État par le texte original du décret de 1806 était due à la volonté de soumettre ces marchés complexes et nombreux à « une juridiction plus simple et plus expéditive », vertu dont faisait preuve à l’époque le juge administratif et qui n’a rapidement plus été sa qualité première. Ensuite, la logique de la loi du 28 pluviôse An VIII était que la juridiction administrative protégeât les biens les plus importants du patrimoine public, à savoir les biens immeubles. Les biens meubles, à l’époque considérés comme moins importants, moins utiles au service public, pouvaient pour leur part aisément être soumis au juge judiciaire puisqu’ils ne nécessitaient pas cette protection.

Reste à noter que l’application des critères des contrats administratifs aux marchés de fournitures a conduit certains de ces contrats à être qualifiés de contrats de droit privé, ce qui n’arrivait jamais en matière de travaux publics. Cette situation inhabituelle a induit deux réactions différentes selon les époques. Lorsque dans les années 1920 le juge a mis en place la nouvelle interprétation contra legem du décret de 1806, il s’est avisé que la soumission de marchés de fournitures de l’État au juge judiciaire mettait en évidence le caractère illégal de cette interprétation. La solution qu’il trouva pour que ce problème restât inaperçu fut donc de limiter la qualification de « marchés de fournitures » aux contrats administratifs soumis au contrôle de la juridiction administrative ; les contrats de fournitures des personnes publiques – au premier rang desquels l’État – passés dans les conditions des personnes privées n’étant pas expressément qualifiés de « marchés »81.

77 CE 20 février 1920 Thérès, rec. p. 193 considérant qu’une vente de bétail passée dans les conditions du droit privé ne pouvait être un marché de fournitures de la compétence du Conseil d’État en vertu du décret de 1806 le conseil conclut à l’irrecevabilité de la requête ; et TC 18 juillet 1923 Sté des magasins généraux c/ Ministre de la Guerre, rec. p. 581 qui considère à l’inverse que la compétence est administrative du fait de l’application des règles du département de la guerre et de la participation de la société au service public. Cf. aussi TÉTREAU, Les marchés de fournitures, Thèse, Paris, 1921

78 Sur cette « présomption inversée », voir A. de LAUBADÈRE, Traité des contrats administratifs, LGDJ, 1ère ed. 1956, Tome 1er, n° 82 p. 110

79 Même si elle a en partie perdu ce rôle aujourd’hui du fait de la loi MURCEF pour les contrats passés en application du Code des marchés publics.

80 H. BERTHÉLÉMY,Traité élémentaire de droit administratif, Paris, Arthur Rousseau ed., 4e ed. 1906, p. 509

81 Le décret de 1806 s’appliquant aux « marchés publics de fournitures », le fait de retirer la qualification de « marchés » aux contrats passés dans les conditions du droit privé permettait que le décret de 1806 ne leur soit plus applicable. C’est ce que notent A. de LAUBADÈRE,F. MODERNE et P. DELVOLVÉ dans le Traité des contrats administratifs, LGDJ 1983, Tome 1 p. 270.

206. La situation actuelle, plus complexe, oblige à distinguer selon la définition interne ou communautaire des marchés publics. Pour les marchés publics au sens du Code des marchés publics, la situation a été éclairée par la loi MURCEF du 11 décembre 200182 qui les soumet tous à la compétence du juge administratif en les qualifiant de « contrats administratifs ». Pour ce qui est des marchés au sens communautaire, tous ceux soumis à des procédures de passation par la loi du 3 janvier 1991 ou celle du 11 décembre 1992 continuent à pouvoir être des « marchés publics de droit privé », et par conséquent à être soumis à la compétence de la juridiction judiciaire, en fonction des critères classiques des contrats administratifs.

207. Conclusion de la section 1ère : Comme pour les travaux publics, les premières réglementations des marchés de fournitures n’avaient pas l’unité actuelle, ni pour ce qui est de leur définition, ni pour ce qui est de leur régime juridique. De plus, cette fois-ci contrairement aux travaux publics, la notion de fourniture n’a pas eu de rôle dans d’autres pans du droit administratif, ce qui ne lui a pas donné l’occasion d’être précisée. C’est de cette instabilité qu’est née la notion de marchés de services, catégorie ne correspondant pas exactement aux fournitures et qu’il a fallu distinguer, mais c’est aussi de cette précarité de départ qu’est issue l’existence même des marchés publics comme contrats. En effet, l’impossibilité de fonder l’application des règles de passation sur le critère matériel a conduit à préciser les autres critères des contrats et les conditions de leur soumission au droit public, que cela soit pour le développement de la force contraignante de la procédure d’adjudication envers les personnes publiques ou pour la soumission de ces contrats au juge administratif. Pour autant, ce n’est que par une extension constante de ces catégories de marchés que sont les services et les fournitures que l’on a pu arriver à ce que les marchés publics puissent s’appliquer à un nombre croissant de biens.

82 Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier J.O. Numéro 288 du 12 décembre 2001 p. 19703 « Les marchés passés en application du Code des marchés publics ont le caractère de contrats administratifs. Toutefois, le juge judiciaire demeure compétent pour connaître des litiges qui relevaient de sa compétence et qui ont été portés devant lui avant la date d'entrée en vigueur de la présente loi. » Op.

Cit avec des critiques de rédaction dans la 1ère partie, titre 1er, chapitre 1er.

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A CONSTANTE EXTENSION DES FOURNITURES

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