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Les manifestations et les limites de l’utilisation de la notion de travaux publics comme critère d’application du droit des marchés

71. Peu à peu, l’utilisation du critère des travaux publics pour l’application des règles de passation s’est imposée. On retrouve les marques de cette évolution dans l’organisation des marchés, dans la législation et bien entendu dans la doctrine (1).

Cependant, les procédures de passation des ordonnances de 1836 et 1837 ont une valeur juridique dont le caractère contraignant est quasi inexistant et peu discuté, loin du caractère d’ordre public qu’il a aujourd’hui. (2)

97 Décret du 17 juillet 1808 décret sur les constructions et réparations des bâtimens (sic) communaux ; recueil officiel de l’intérieur, Tome 2, p. 95 ; DUVERGIER, Lois et décrets, Tome 16 p. 294, Cité par JÈZE Les contrats administratifs, Giard 1927 p. 79, « art. 1er : le décret du 10 brumaire An 14 est déclaré applicable aux villes, bourgs et villages. Le conseil municipal délibérera sur tous les travaux à exécuter, sans déroger aux réglemens sur les budgets qui doivent être réglés au Conseil d’État ».

98 Sur l’historique de cette reconnaissance et ses débuts hasardeux, cf. A. CHRISTOPHLE Traité théorique et pratique des travaux publics, Paris, A. Maresq aîné ed. 1862, pp. 8 et 9. Il est à noter que les communes ont été considérés comme des personnes privées ne passant que des contrats privés jusqu’au début du XIXe siècle. G. BIGOT, Introduction historique au droit administratif depuis 1789, PUF coll. Droit fondamental, 1e ed. 2002 n° 41 in fine est moins nuancé, il estime que la différence entre les travaux communaux qui ressortissent à la compétence administrative sont ceux qui ont été avalisés par le Préfet et pour lesquels ce dernier a permis la perception d’une contribution. A contrario, les autres travaux communaux vont devant le juge judiciaire. Cf. CE 17 mai 1813 Procureur-gérant du lycée de Toulouse, RL, I, p. 445. pour cette seconde hypothèse.

99 Ordonnance 14 novembre-12 décembre 1837 : Portant règlement sur les entreprises pour travaux et fournitures au nom des communes et des établissements de bienfaisance. DUVERGIER, Lois et décrets, Tome 37, p. 437, IX. Bull. DXLVI, n° 7183. Cette ordonnance étend le principe de l’adjudication publique pour ces personnes. La règle fut reprise ensuite dans plusieurs textes : loi du 5 avril 1884, art. 89 et 90, 6° ; art. 115 modifié par les lois du 17 juin 1918 et du 15 janvier 1924.

100 Pour une analyse de l’évolution des travaux communaux, cf. infra et G. BIGOT,Op. Cit. n° 60, 72 et 83.

1) Les manifestations de l’utilisation du critère des travaux publics

72. L’évolution du droit des marchés dans le sens d’une prise en compte du critère matériel en plus du critère organique, c’est-à-dire de l’utilisation de la notion de travaux publics comme critère d’application des procédures de passation applicables aux contrats de « marchés » touchant — au sens large — à la matière de la construction, participe d’un mouvement général de développement de la notion de travaux publics dans le droit administratif. Ainsi, dès 1829 — c’est-à-dire avant même la loi de 1833 — les activités de construction publique étaient rassemblées sous l’autorité d’un Ministère des travaux publics101, ce qui les séparait pour la première fois du Ministère de l’Intérieur et leur donnait juridiquement la place qu’elles avaient déjà économiquement.

73. Les manifestations juridiques de cette utilisation du terme de travaux publics sont nombreuses et ont rapidement influencé le droit des marchés, tant dans les textes que dans la façon dont la doctrine a appréhendé le problème.

74. L’évolution la plus remarquable est certainement celle de la législation. On ne trouve en effet ni dans les ordonnances de 1836 et 1837, ni même dans le décret de 1882 la qualification de « marchés de travaux publics ». La première des manifestations de cette qualification est le nom donné à l’époque à la publication chargée d’informer les entrepreneurs des adjudications : le journal des travaux publics, mis en place à partir de 1856102. Cependant, la véritable évolution est plus tardive puisque l’on trouve seulement à partir de 1906103 l’utilisation des termes de « travaux publics » dans des textes dans lesquels le critère du « marché » aurait été manifestement utilisé avant cette date — même si le terme de marché n’était alors pas encore assez fixé pour être un véritable critère juridique.

Enfin, il faut attendre 1922, pour voir utiliser textuellement le terme de « marché de travaux publics »104.

75. Pour ce qui est de l’utilisation de la qualification de « marchés de travaux publics » par la doctrine, l’évolution est sensible à travers les manuels au cours des XIXe et

101 Ce ministère, qui date de 1829, a vu ses compétences précisées dans une ordonnance du 19 mai 1830. Il perdurera après les journées de Juillet et dans la plupart des gouvernements postérieurs.

102 Tout d’abord dans une circulaire non publique du 23 avril 1856, puis dans une autre du ministre des travaux publics du 7 novembre 1874 relative aux nouveaux moyens de publicité. On remarquera que ce titre pourrait être repris à l’identique aujourd’hui, 130 ans plus tard, pour de nouveaux textes développant le publicité par des moyens informatiques. Cf. Infra, 2e partie, Titre 1er, Chapitre 2.

103 Loi du 17 avril 1906 portant fixation du budget général des dépenses et des recettes de l’exercice 1906 (Dalloz 1906.4.85) « art. 69 : Pour la liquidation de leurs dépenses de travaux publics et de fournitures, l’État, les départements et les communes pourront recourir à l’arbitrage tel qu’il est réglé par le livre III du Code de procédure civile. » ; décret du 20 mai 1914 (Modifié par le décret du 20 février 1919) instituant un comité consultatif de règlement amiable des entreprises de travaux publics et des marchés de fournitures intéressant les départements et les communes, C. Adm. Dalloz, 1926 p. 686. ; arrêté des 18 août – 13 septembre 1848 sur les travaux publics à adjuger ou concéder aux associations d’ouvriers. (Dalloz 1848.4.169)

104Avec la loi du 19 décembre 1922 tendant à imposer aux soumissionnaires des marchés de travaux publics passés au nom de l’État, des départements et des communes, l’obligation de servir les allocations familiales à leur personnel Dalloz 1924. 4e partie.

XXe siècles. En 1859, dans la 3e édition de son Cours de droit administratif105, T.-A. COTELLE

utilise le terme de « marché de travaux publics » mais n’en fait pas un groupe de contrats fondamentalement distinct, méritant, en lui-même et sous ce titre, une étude au sein d’un ouvrage plus général. A. CHRISTOPHLE, en 1862106, préfère lui aussi, tout en utilisant de temps à autre la qualification qui nous intéresse, l’étudier à travers la procédure de l’adjudication. Précurseur, L. AUCOC écrit tout un chapitre de ses Conférences107 sur les

« marchés ou entreprises de travaux publics » comme mode d’exécution des travaux publics.

Cependant, le passage du siècle semble marquer la consécration des « marchés de travaux publics » puisque le code annoté Dalloz de 1895108 traite expressément des « règles communes aux marchés de travaux publics […] », que H. BERTHÉLÉMY réserve des développements exprès à l’« entreprise ou marché de travaux publics »109, et que G. JÈZE désigne les marchés de travaux publics comme une « catégorie particulière de contrat » en 1927110.

2) L’absence de valeur contraignante des ordonnances de 1836 et 1837 et du décret de 1882

76. Si l’utilisation du critère des travaux publics permet une extension de l’application des procédures de passation des ordonnances de 1836 et 1837, ainsi que la création de la catégorie juridique des « marchés de travaux publics » que certains auteurs utilisent encore à tort aujourd’hui111, la valeur contraignante de ces réglementations n’est pas à l’époque celle qu’elle a actuellement.

Loin d’être, comme de nos jours, protecteurs du marché concurrentiel, les textes du XIXe siècle ont été principalement édictés comme mesures de préservation des deniers publics. Cette origine des textes a longtemps conduit jurisprudence et doctrine à considérer que ces réglementations avaient été édictées dans l’intérêt de la seule personne publique et que celle-ci pouvait par conséquent s’en affranchir si elle le voulait. C’est ainsi qu’au début du XIXe siècle, l’administration pouvait conclure ses contrats de gré à gré alors même que la législation semblait lui imposer la procédure de l’adjudication. Le juge se contentait de noter que « les dispositions de règlements précités […] ont eu pour objet d’établir des

105 M. COTELLE, Cours de droit administratif appliqué aux travaux publics, Paris, Dalmont et Dunod ed., 3e ed.

1859 (t. 1) à 1862 (t. 4)

106 A. CHRISTOPHLE, Traité théorique et pratique des travaux publics, Paris, A. Maresq aîné ed., Tome 1, 1862

107 L. AUCOC, Conférences sur l’administration et le droit administratif faites à l’école des Ponts et Chaussées, Paris, Dunod ed. 1870, Tome 2 p. 147 ; 1886, Tome 2 p. 304.

108 « Règles communes aux marchés de travaux publics et aux marchés de fournitures ou de transport au compte de l’État », Les codes annotés Dalloz, Codes des lois politiques et administratives, Tome 3 p. 520.

109 H. BERTHÉLÉMY, Traité élémentaire de droit administratif, Paris, A. Rousseau ed., 4e ed. 1906, livre II, titre 1er, section 3, chapitre 6 p. 602. Le terme d’entreprise de travaux publics est parfaitement justifié à l’époque puisque la présence de travaux publics fonde l’existence de ce type de contrat et que le type de contrat se rapproche en fait du contrat d’entreprise de droit privé. Le titre du chapitre 6 est lui aussi topique de la nouvelle notion puisqu’il s’intitule « des travaux publics et des contrats auxquels ils donnent lieu ».

110 G. JÈZE, Les contrats administratifs, Paris, Giard, 1927, Tome 1 p. 81.

111 Cf. Infra¸on verra que cette qualification ne doit être utilisée aujourd’hui que dans un cadre très restreint, qu’elle ne saurait avoir une effectivité dans le droit de la commande publique.

garanties dans l’intérêt de l’État […] l’inobservation de ces dispositions […] ne saurait ouvrir à son profit un recours par la voie contentieuse »112.

Ce libre choix des procédures, dont on peut dire qu’il s’est maintenu jusqu’en 1909113 a aussi contribué à l’utilisation du critère des travaux publics, fondé sur l’objet du contrat, plutôt qu’à un critère fondé sur la nature du contrat. Comment en effet faire une catégorie des contrats passés après adjudication alors que cette procédure n’était même pas obligatoire…

De plus, tout au long du XXe siècle et jusqu’à la loi MURCEF114, une grande partie de la doctrine a considéré que les contrats des personnes publiques qui ne sont pas passés dans les conditions imposées par les lois et règlements sont des contrats de droit privé115. Or, ici encore, l’utilisation du critère des travaux publics a permis au juge administratif de reprendre un rôle dans la vie de ces contrats puisqu’ils se retrouvaient soumis au droit public dans leur exécution même s’il ne l’avait pas été lors de leur passation.

77. Conclusion du paragraphe : Avec la prise en compte de la qualification de travaux publics pour l’application des règles de passation, les marchés de travaux publics ne deviennent en réalité qu’une modalité d’exécution des travaux publics parmi d’autres.

Cette évolution aura de grandes conséquences : premièrement, sur un plan général puisque le droit des marchés publics au sens large est soumis à la compétence des juridictions administratives et qu’un droit spécial est créé pour eux, droit qui a constitué le fondement de tout le droit des contrats administratifs. Deuxièmement sur un plan plus particulier, puisque le droit des « marchés » a vu dès cette époque son application étendue à des contrats qui n’y étaient pas soumis — principalement les concessions — comme si les procédures de passation profitaient de ce que la jurisprudence les considère comme facultatives dans le cadre des marchés pour devenir une possibilité pour tout le droit des travaux publics116.

78. Conclusion de la sous-section : Ce premier droit des marchés de travaux, fondé sur des considérations financières a constitué un simple élément d’un droit plus général des travaux publics. Cela n’a été possible que parce que la notion même de marché, parfois

112 La formule est de l’arrêt CE 4 juillet 1873 Lefort, rec. p. 612.

113 Jusqu’à l’arrêt CE 5 février 1909 Barla, rec. p. 134, RDP 1910 p. 61 note G. JÉZE.Pour de plus amples développements sur ce sujet, Cf. Chapitre 2, section 1ère, paragraphe 3.

114 Loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier, J.O. n° 288 du 12 décembre 2001 p. 19703.

115 Sur ce point, cf. JOSSE « Coup d’arrêt à la dégradation de la notion de travaux publics », EDCE 1956 p. 34, spé. p. 38 M. JOSSE se fonde sur l’arrêt CE 22 mai 1939 Dme Vve Chabaud, p. 348 pour qualifier ces contrats de contrats de droit privé, alors que cet arrêt se contente de considérer que le contrat en cause est un contrat de fourniture et non de travail public. Il nous paraît plus juste de dire que ces contrats sont passés de gré à gré, c’est-à-dire librement comme c’est le cas en droit privé plutôt que de les qualifier de contrats de droit privé, cela n’empêche pas en effet qu’ils soient parfois « rattrapés » par le droit public dans leur exécution. On retrouve la position de M. JOSSE in A. de LAUBADÈRE, Traité des contrats administratifs, 1956 p. 29 et s. se fonde surle même arrêt.

116 C’est ainsi que la passation de nombreux contrats de concessions a eu lieu après publicité et mise en concurrence dans des conditions équivalentes à celles des textes des ordonnances de 1836 et 1837.

synonyme de contrat, souvent prise à contre-pied pour définir les contrats soumis aux procédures de passation, n’a en tout état de cause jamais été définie clairement, alors que, dans le même temps, la notion de travaux publics envahissait sous d’autres formes le droit administratif, et finissait ainsi par englober le droit des marchés encore faible. L’évolution de ce dernier a donc été soumise durant toute cette période à l’évolution de la notion de travaux publics, ce qui lui a permis de s’étendre plus que toute autre notion en droit administratif.

Sous-section 2ème : Une conception extensive des critères des

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