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4. TENTATIVE DE DÉFINITION DE CETTE DIMENSION : UNE ÉTHICOLOGIE DE LA PERSONNE ÉTHICOLOGIE DE LA PERSONNE

4.2.4. Souci de soi : analyse de Michel Foucault

Avant d’aborder la manière dont Foucault va définir la spiritualité, il nous paraît nécessaire de passer par un détour sur les concepts de souci de soi et de connaissance de soi, qui constituent deux lignes de force majeures de la pensée philosophique antique, (et que l’on retrouve par la suite dans la période moderne, sous une forme différente, nous aurons l’occasion de le voir).

4.2.4.1. Souci de soi et connaissance de soi

A l’occasion de son cycle de cours de l’année universitaire 1981-1982 au Collège de France, Michel Foucault fait l’analyse de la notion du souci de soi, dans une perspective historique s’étendant de la période hellénistique et romaine jusqu’aux premiers siècles de notre ère (à savoir la construction de la chrétienté). Il désigne ainsi le souci de soi comme étant un « phénomène culturel d’ensemble », c'est-à-dire que cette thématique va traverser cette riche période de l’histoire de la pensée occidentale112. Elle naît avec Socrate et se retrouve explicitement dans la période d’installation de la chrétienté.

Le souci de soi (l’epimeleia heautou), est une préoccupation d’ensemble, et, si la connaissance de soi (gnôthi seauton) est indissociable de ce souci de soi, elle ne correspond initialement qu’à une des déclinaisons de ce souci de soi. Le souci de soi justifie la connaissance de soi mais ne s’y résume pas. Au cours de l’évolution de la pensée, Foucault décrit bien le retournement qui a fait de la connaissance de soi le point fondamental de la pratique philosophique, alors qu’elle était initialement centrée sur le souci de soi. Socrate invite à se soucier de soi-même et non uniquement à se connaître113. Il existe un lien entre souci de soi et connaissance de soi, mais ce dernier est un rapport de « subordination » pour reprendre les mots de Foucault114. Le principe fondamental n’est donc pas la connaissance de soi mais bien le souci de soi dans la philosophie antique. Le souci de soi est la nécessité

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Foucault Michel. L’herméneutique du sujet. Opus cité. P 11.

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« Socrate, c’est l’homme du souci de soi, et il le restera. Et on verra, dans toute une série de textes tardifs (chez les stoïciens, les cyniques, chez Epictète surtout) que Socrate, c’est toujours, essentiellement, fondamentalement celui qui interpelait dans la rue les jeunes gens et leur disait « il faut vous soucier de vous-mêmes ». Ibid. P10.

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« L’epimeleia heautou est bien le cadre, le sol, le fondement à partir duquel se justifie l’impératif du « connais-toi toi-même ». Ibid. P 10.

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d’ouvrir les yeux et de se considérer soi-même alors qu’une part importante de notre activité consiste à se soucier d’autre chose que de nous. Socrate nous enjoint à nous soucier de nous, il nous éveille, nous appelle à ce mouvement115.

Le souci de soi tel que Foucault en fait l’analyse, comporte 3 volets : l’attitude générale, la forme d’attention qui est portée à sa propre existence et enfin, les pratiques de soi. L’attitude générale désigne la façon dont la personne envisage les choses de façon globale, c'est-à-dire l’attitude vis-à-vis de soi, mais aussi des autres et du monde : se soucier de soi c’est envisager de définir cette posture globale et qui s’applique à soi, mais aussi en direction de l’extérieur. L’attention à l’occasion du souci de soi, doit être modifiée en faveur d’un regard que l’on portera non plus vers l’extérieur mais vers l’intérieur : on est attentif aux états et aux mouvements de sa pensée (Foucault parle d’ « attention retournée vers soi ») : se soucier de soi c’est convertir son regard, ne plus le diriger vers les autres ou le monde mais bien le tourner vers soi-même de sorte à devenir son propre objet d’observation. Enfin, l’epimeleia contient aussi en son sein, des pratiques de soi, très diverses et qui vont être l’occasion pour l’individu de « se prendre en charge » et donc de se transfigurer116. Le souci de soi est donc à la fois attention portée à soi, comme un état de vigilance à soi-même ; mais aussi, et surtout, un ensemble de procédures, de techniques à réaliser en vue de transformer son être117. Se soucier de soi, c’est aussi exercer en sa propre direction, certaines pratiques dans la nécessité de se modifier. Ce thème de la transformation est central chez Foucault, il parlera dans ses écrits de « travail éthique », d’ « ascétique », de « pratiques de soi » ou encore de « spiritualité » justement. Mais ces termes utilisés dans diverses démonstrations de Foucault, alimentent une idée générale de travail de l’individu sur lui-même, en vue de se transformer, dans une quête de la vérité et qui permet à la personne de devenir pleinement sujet (nous aurons l’occasion d’y revenir ultérieurement).

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« Dans cette activité qui consiste à inciter les autres à s'occuper d’eux-mêmes, Socrate dit qu'il joue par rapport à ses concitoyens le rôle de celui qui éveille. Le souci de soi va donc être considéré comme le moment du premier éveil. Il se situe exactement au moment où les yeux s'ouvrent, où l'on sort du sommeil, et où l’on a accès à la toute première lumière » Ibid. P 9.

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Ibid. P 12-3.

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« (…) le souci de soi est resté une forme d’activité. Le terme même d’epimeleia ne désigne pas seulement une attitude de conscience ou une forme d’attention qu’on porterait à soi-même ; il désigne une occupation réglée, un travail avec ses procédés et ses objectifs ». Ibid. P 475.

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Dans le cadre de notre travail de définition de ce que recouvre la dimension ε, cette première définition trouve un écho tout particulier dans la mesure où l’ε reprend en partie les différentes significations du souci de soi de Foucault. En effet, le souci de soi peut être perçu comme une réponse, une proposition pour prendre en considération les registres de l’ε. Les paroles de l’ε reflètent la manière dont les personnes peuvent manifester d’une interrogation sur différentes problématiques de l’existence – ce qu’est la condition humaine en général, ce que seront les repères établis par la personne pour exercer sa vie au sein de cette condition et enfin, la manière concrète de vivre – et le souci de soi, tel que défini par Foucault, est une proposition pour établir une réflexion de la personne à son propre sujet. L’attitude générale (envers soi, les autres et le monde) du souci de soi peut être une manière d’envisager la condition humaine car la perception cette dernière conditionnera l’attitude générale (définir la manière dont je me « tiens dans le monde », dont je « considère les choses », c’est déjà définir ce que sont ces choses et le monde)118. Le regard sur soi, cette vigilance à ce que l’on pense et à la manière dont on peut penser, est une forme de réponse à la question de la définition des préceptes qui permettent à une personne de vivre son existence (en me regardant moi-même, en veillant à ma façon de réfléchir, je perçois ce qui en moi, exerce la fonction de référence) . Enfin, les actions qui transforment la personne sont une des manifestations possibles de la manière de vivre de la personne. Ainsi, partager, échanger autour de l’ε pourrait être perçu comme une occasion de souci de soi et inversement, le souci de soi selon Foucault permettrait de rendre compte de la réalité de ce registre de l’ε. Une fois encore, nous pouvons voir toute l’inactualité de la philosophie antique, en tant qu’elle trouve, en dehors de son contexte historique et au travers de l’analyse de Foucault, un intérêt singulier pour notre travail.

4.2.4.2. Définition de la spiritualité selon Foucault

Au cours de la même session d’enseignement au collège de France, Foucault propose des définitions des termes philosophie et spiritualité, et ces définitions s’articulent autour de la notion de vérité. La philosophie y est à entendre comme une pensée qui établit les éléments nécessaires à la distinction du vrai et du faux, elle est la pensée qui tâche de définir les conditions d’accès à la vérité. La philosophie n’est donc pas selon lui la quête de la vérité, mais cette tentative de définition des possibilités d’accès à la vérité.

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La spiritualité est présentée comme « l’ensemble de ces recherches, pratiques et expériences qui peuvent être les purifications, les ascèses, les renoncements, les conversions du regard, les modifications d’existence, etc., qui constituent, non pas pour la connaissance mais pour le sujet, pour l’être même du sujet, le prix à payer pour avoir accès à la vérité ».La spiritualité est ainsi conçue comme l’ensemble des pratiques qui vont aboutir à la transformation de soi et, c’est justement du fait de cette transfiguration rendue possible par la spiritualité, que la personne deviendra « enfin sujet capable de vérité »119. Ainsi ce n’est qu’au travers de ces travaux de modification de soi par la spiritualité que le sujet pourra accéder à la vérité. La transformation demande des efforts inédits à la personne et peut revêtir bien des aspects. Le résultat final de ces efforts, pratiques et exercices est cette conversion : par conséquent, la vérité, selon Foucault n’est pas donnée, elle s’acquiert, elle a un prix120. Et ce prix est la conversion de soi (« prix qui met en jeu l’être même du sujet ») 121

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Foucault conclut son analyse en précisant : l’effet de la vérité ne vient pas de l’acquisition d’une connaissance seule, le plein effet de la vérité vient aussi du fait qu’à travers sa quête, la personne s’est modifiée : la vérité n’est pas une simple récompense de connaissances, elle est une illumination de la personne : « (…)il y a, dans la vérité et l’accès à la vérité, quelque chose qui accomplit le sujet-même, qui accomplit l’être même du sujet, ou qui le transfigure » : Foucault parle d’ « effet de retour » de la vérité sur le sujet122. La spiritualité, c’est la mise en pratique des conditions d’accès à la vérité, quête de la vérité qui nous transforme, mais dont l’effet n’est entier que si la vérité est acquise au prix de cet effort et non seulement par sa révélation (ce point explique aussi le non recouvrement du souci de

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« (…) « philosophie », cette forme de pensée qui s’interroge non pas sur ce qui est vrai ou sur ce qui est faux, mais sur ce qui fait qu’il y a ou qu’il peut y avoir du vrai et du faux, et l’on peut ou que l’on ne peut départager le vrai du faux. Appelons « philosophe » la forme de pensée qui s’interroge que ce qui permet au sujet d’avoir accès à la vérité, la forme de pensée qui tente de déterminer les conditions et les limites de l’accès à la vérité ». Ibid. P 16.

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« Le savoir et la vérité, (…) ne peuvent être reçus tout faits, mais (qu’) ils doivent être engendrés par l’individu lui-même ». Hadot Pierre. Qu’est-ce que la philosophie antique ? Opus cité. P 53.

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Foucault Michel. L’herméneutique du sujet. Opus cité P 16-7.

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soi par la seule connaissance de soi)123. Lors d’une pratique spirituelle, non seulement une recherche de la vérité en tant que connaissance sera mise en œuvre mais, en accomplissant ces pratiques spirituelles, la personne procède aux modifications de son être qui sont les conditions sine qua none au plein effet de la vérité sur le sujet.

Si de prime abord, cette définition de la spiritualité selon Foucault semble assez éloignée de notre objet de travail qui est la définition de l’ε, certains traits sont tout de même remarquables. Le premier point est que de cette spiritualité, nous pouvons retenir le caractère extrêmement dynamique, et ancré dans une réalité. La spiritualité est un ensemble de pratiques que la personne effectue au cours de sa vie, et si les formes de spiritualité sont multiples (des activités spirituelles à des manifestations plus visibles extérieurement, telle le jeûne par exemple), elles ont pour point commun de venir trouver une réalité dans la vie de la personne. Elles sont la manifestation d’un mouvement en direction de ce que Foucault appelle la vérité, et cette aspiration à la vérité est en elle-même, déjà, un mouvement de la personne : en pratiquant la spiritualité, on s’oriente vers quelque chose, mais la pratique même engendre déjà un pareil mouvement. Cette mobilisation de la personne, dans tous les sens du terme, semble se manifester au travers des propos de l’ε, dans la mesure où à de nombreuses reprises sont évoqués avec le cancer, les changements de perception de l’existence, mais aussi les changements de croyance ou encore les changements concrets de la vie (déménagement, changement de métier,…). Les personnes se trouvent souvent malgré elles bousculées par le cancer et ce qu’il représente, mais il est fréquent que les personnes nous rapportent qu’en réponse à ces changements, elles se mettent à se poser un certain nombre de questions, à se considérer autrement et à effectuer dans leur vie courante des modifications parfois radicales afin de « continuer à vivre » ou au contraire de « tout changer et être en accord avec la vérité de leur situation ».

Le second point essentiel est cette référence à la vérité dans le cadre de la spiritualité. Dans la dernière partie de son œuvre, Foucault, pour qui la vérité restera un thème transversal, fait de la vérité une pièce centrale de l’existence de la personne et érige sa recherche

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« (…) pour la spiritualité, jamais un acte de connaissance, en lui-même et par lui-même, ne pourrait parvenir à donner accès à la vérité s’il n’était préparé, accompagné, doublé, achevé par une certaine transformation du sujet, non pas de l’individu, mais du sujet lui-même dans son être de sujet ». Ibid. P 18.

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comme ultime manière de se regarder et de se transformer soi-même. Foucault s’intéresse surtout au rapport que l’individu, sur le plan éthique, établit avec la vérité. Or, la référence à la vérité est fréquente dans les propos de l’ε. Les notions de « révélation de ce que c’est que

d’être humain », de l’inadéquation « entre ce que je souhaite et ce que je vis en réalité », ou

encore de ne « plus pouvoir tricher avec une maladie pareille » renvoient chacune à leur manière, à l’importance que la vérité revêt à l’occasion des paroles de l’ε ; ce n’est certainement pas par hasard si l’expression de « paroles de vérité » a été la façon de nommer l’ε pour notre ancien chef de service. La révélation de la vérité, sa recherche active sont au cœur de la définition de la spiritualité de Foucault.

Ne pourrait-on pas voir ainsi dans les propos de l’ε, une expression de cette préoccupation spirituelle en direction de la vérité, dont la révélation a transformé la personne, mais qui appelle tout autant la personne à pratiquer sur elle des activités de modification de soi, tant sur le plan théorique ou réflexif que sur le plan de la vie pratique ? Et l’on pourrait voir les prémices de cette pratique de modifications de soi au travers de l’émission de ces propos de l’ε. Toujours en lien avec cette idée de lien intime entre spiritualité et vérité, il est intéressant de voir que Foucault ne s’aventurera jamais à donner une définition stricte la vérité ; ce qui est essentiel n’est pas tant ce qu’elle contient mais bien les effets qu’elle aura sur l’individu, plus du fait de sa recherche que de son acquisition au sens strict. Ainsi le rapport qui se crée entre la personne et la vérité n’est pas uniforme, ne trouve pas nécessairement les mêmes manifestations chez tous les individus. Cette pluralité, nous la retrouvons aussi au travers de l’ε, avec autant de personnes, que de propos possibles, chacun en référence avec une certaine idée de vérité (à intégrer, à retrouver, à accepter), mais sans jamais que la vérité ne soit strictement définie à priori. Ainsi, l’objet « vérité », la manière dont la personne va le définir importe peu, le véritable enjeu est le cheminement en direction de cette vérité, cheminement qui ne manquera pas de s’accompagner de modifications de la personne dans son être-même.

Cette définition de la spiritualité chez Foucault, du fait de sa dimension de pratique, de l’idée de mouvement, et enfin, en raison de la place qu’y occupe la vérité, nous semble être des éléments pertinents pour alimenter la thèse de qualifier la dimension de l’ε, de spirituelle. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus précisément dans ce travail, mais le fait que la

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spiritualité en tant que pratique de soi transforme la personne et se constitue comme moyen pour la personne d’établir un rapport avec elle-même, et in fine lui permette de se considérer comme sujet moral, est un argument pour avancer que les propos de l’ε sont dans une certaine mesure, une expression de cette activité de spiritualité de la personne au sens de Foucault, à l’occasion de la survenue du cancer.

La spiritualité désigne donc une dimension très large, polysémique. Cette réalité a été saisie par le monde du soin ; en témoigne la grande richesse des théories et des travaux de recherche portant sur cette thématique. La transposition d’un modèle médical, axé sur la souffrance ou le besoin pose question dans la mesure où elle engendre la nécessité de soins spirituels. Depuis plusieurs décennies se sont développés des abords plus ou moins interventionnistes, selon des repères théoriques et des modalités pratiques très variés. Les mesures du bien-être spirituel se multiplient et, bien que critiquables sur le principe, sont le reflet de cet intérêt grandissant. Nous avons pu discuter de l’intérêt mais aussi des limites de cet abord soignant de la spiritualité.

Nous voudrions retenir comme principaux éléments dans le cadre de notre travail de recherche, tout d’abord que la spiritualité est, dans ce cadre, généralement conçue comme un principe universel, interpelant soignés et soignants à l’occasion de leur rencontre. La transversalité de la question spirituelle fait que chaque patient peut se sentir concerné et que chaque soignant, médical ou paramédical peut se sentir appelé à considérer cette dimension spirituelle. Le second point important au sujet de la spiritualité, entendue comme quête de sens, est cette connexion, cette interrelation entre le psychique et le spirituel, avec de possibles conséquences psychiques de questionnements ou de troubles en termes de spiritualité. Le troisième point, est cette description bien établie de la spiritualité comme un élément fort de l’identité, de la singularité de la personne. Enfin, les travaux de Michel Foucault autour de la question de la spiritualité comme mise en pratique, exercice de la personne au cours de sa quête de la vérité insiste sur cette dimension de mise en actes, de dynamique très intense de la spiritualité. Ces différents points (universalité, lien avec le

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psychologique, singularité et travail pratique) sont autant d’arguments pour penser que la dimension ε que nous avons identifiée lors des échanges en consultation d’oncologie, pourrait porter le nom de « spirituelle ». Les différentes caractéristiques du champ spirituel (souvent idéologiquement marqué) collent bien avec ce que nous avons appelé l’ε. Cependant, nous rappelons que nous avons établi qu’il était nécessaire de lier méthodologiquement la dimension ε à la méthode pour l’explorer. L’absence de cadre épistémologique bien établi, et surtout la multiplication des méthodes disponibles sont difficiles à conjuguer avec cet objectif de lier d’emblée simplement et clairement espace à explorer et méthode d’exploration de cet espace.