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2. LE CANCER : UNE EXPÉRIENCE MÉTASOMATIQUE

2.2. Champs de ces réflexions et questionnements

2.2.3. Manifestations dans la vie pratique

Suivant notre proposition de catégoriser en trois champs, les propos que nous avons identifié comme relevant d’une dimension particulière, la troisième strate que nous proposons concerne le fait concret de vivre, les choix de vie réels. Ainsi au-delà de ce qui relève de considérations générales sur la vie en tant qu’humain, au-delà des propositions faites au sujet de ce qui pourrait servir de mode de vie idéal, ce troisième thème correspond à l’abord du réel de l’existence ; donc, non pas ce qui pourrait être bien de faire, ce à partir

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de quoi je décide de mener mon existence, mais bien la manière dont je la mène dans mes actes. Il s’agit de la traduction pratique de ces perceptions générales (dans leur modification ou leur prolongement) et ces réflexions concernent moins les actes réalisés que ceux à réaliser au présent ou à l’avenir.

Des situations de choix persistent bien évidemment une fois que le cancer a été diagnostiqué ; les personnes atteintes ne se trouvent pas dépossédées de leur capacité d’action, d’opinion et d’orientation de leur vie. Ces choix se font dans différentes sphères de leur existence et la manière dont la vie sera considérée dans son ensemble, la manière dont la personne va définir ses priorités ou ses valeurs, vont naturellement influer sur la nature des options choisies.

Tout d’abord, le parcours de soin en lui-même est l’occasion de multiples décisions qui vont amener la personne atteinte de cancer à se positionner. Nous pouvons penser ainsi à la désignation de la personne de confiance dont la parole aura un sens particulier si l’évolution de la maladie devait rendre impossible l’expression de la volonté de la personne malade. La décision de participer ou non à un essai thérapeutique implique aussi un choix très pratique et va solliciter la manière dont l’individu va se situer quant à la survenue de la maladie et à la nature de cette expérience. Enfin, de manière tout aussi intense, les réflexions portant sur les conditions de la fin de vie sont un autre exemple de cette dimension de choix bien concrète. La rédaction de directives anticipées, ou les demandes de sédation profonde et continue sont des manifestations concrètes dans le parcours de soin de décisions de la personne, dont les leviers sont notamment ses réflexions propres sur la condition humaine et la manière dont il est jugé de bien mener sa vie.

Mais il est intéressant de voir que les décisions dans d’autres dimensions de l’existence vont aussi être mises en jeu avec l’arrivée du cancer. Dans cette perspective d’envisager parfois sous un autre jour sa situation d’être humain, les décisions de la vie courante peuvent être l’objet de changements de positionnements bien concrets dans les actes. Ainsi un patient de 60 ans, jeune retraité, à l’occasion de la fin d’une séquence thérapeutique longue avec une radiothérapie puis une hormonothérapie de 3 ans en raison d’un cancer de la prostate nous dit : « J’ai changé de vie, vendu ma voiture en une semaine et suis passé à l’acte pour vendre

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ma maison la semaine suivante. Je désirais vivre différemment. Je me suis posé la question de ce que je souhaitais vraiment dans la vie. Ce n’est pas un choix fou mais je me suis posé des questions et j’ai agi en conséquence ». Il nous arrive ainsi régulièrement que les personnes

nous exposent qu’après avoir pris conscience de changements dans leur manière de considérer la vie et de définir leurs priorités, elles décident de modifications radicales dans leur vie. « Poursuivre ma vie comme avant, ça n’est pas possible ». Ces modifications radicales peuvent être liées à un changement de leur condition physique, mais au cours de notre expérience clinique, il nous est apparu que ce sont les modifications d’opinions, de représentations qui sont à l’origine de ces décisions nouvelles : les changements ont lieu non pas seulement car la « vie d’avant » n’est pas compatible avec les capacités physiques, mais parce qu’elle n’est plus cohérente avec les idées de la personne. Changer ou affiner sa vision réflexive de l’existence et de la bonne manière de la mener ne peut pas se faire sans une conséquence dans l’exercice concret de cette existence.

Les situations de déménagement, de divorce, de changements professionnels sont courantes au cours ou dans les suites d’un parcours de soin en cancérologie. Bien sûr, ces situations viennent parler de conditions de souffrances psychiques potentielles mais, il nous semble qu’elles viennent aussi révéler tout autant l’ensemble de ces réflexions portant sur l’existence. « Plus rien ne pourrait être comme avant ». Ce type de réflexions est particulièrement fréquent. Avec la maladie, les individus peuvent être amenés non seulement à penser, mais aussi à vivre selon un autre mode.

Mais, toujours pour être fidèle à la réalité de notre expérience clinique, nombreux sont aussi les personnes qui ne souhaitent pas changer quoi que ce soit à leur mode de vie, qui vont intégrer la survenue de la maladie, la nécessité des traitements dans une logique préexistante au cancer et qui vont poursuivre leur ligne telle qu’elle existait auparavant. « Je

ne vais pas changer ma vie à cause de la maladie. J’ai toujours vécu ainsi et lâcher ces activités (associatives caritatives en l’occurrence) serait pour moi une vraie perte ».

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Ainsi, dans la perspective de pouvoir qualifier ces propos tenus par les personnes atteintes de cancer que nous rencontrons à l’occasion de notre pratique de médecin radiothérapeute, il nous semble que « ces paroles de vérité » appartiennent à trois champs de réflexion distincts. Ces propos recueillis spontanément lors de consultations médicales peuvent donc concerner la vision que la personne aura de la vie humaine (dans ses conditions et ses limites), du statut du corps (notamment son rapport à l’esprit), ou encore de la maladie cancéreuse. Cette première strate étant entendue selon nous comme une considération générale, réflexive propre à la personne mais dont la portée peut être considérée comme universelle (même si elle n’en a pas l’intention).

Le deuxième champ que nous avons essayé de définir concerne toujours un discours réflexif, qui ne concerne plus ce qu’est la condition humaine en elle-même, mais les repères à partir desquels la personne exercera son existence au sein de cette condition humaine. On pourrait parler de valeurs ou de priorités. Cette dimension recouvre donc ce que la personne choisit ou constate comme étant les guides de son exercice de vie.

Enfin, le troisième et dernier champ regroupe les paroles qui se rapportent à l’exercice de la vie à proprement parler, c'est-à-dire aux manifestations concrètes dans le parcours de soin mais aussi dans toutes les autres sphères de la vie de la personne. C’est la description non plus de ce qui est préférable de faire mais bien ce qui est fait en pratique.

S’il nous est possible de proposer une distinction entre ces trois champs, nous souhaitons désormais procéder à une analyse des éléments qui font qu’ils sont aussi très fortement liés.

In fine, ces points communs nous permettront de proposer de les regrouper en une unique

dimension englobante. Mais il nous semble avant tout que ces propos, au sein de ces trois champs, sont aussi et surtout une manifestation de la capacité réflexive des personnes, même aux prises avec des situations de vie particulièrement contraintes. Cette poursuite de la vie réflexive, des capacités de décider de sa vie et de la nécessité de choix qu’il serait parfois facile de mettre de côté du fait de la gravité bien réelle ou potentielle de la maladie cancéreuse, est probablement ce qui nous aura le plus marqué au cours de notre activité de soignant en oncologie.

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2.3. Caractéristiques communes à ces champs de réflexions

Nous souhaitons ainsi insister sur le lien profond qui existe entre ces trois champs définis précédemment. Ce lien s’articule certes autour de l’indépendance de ces trois champs qui se renvoient les uns aux autres et s’alimentent. Mais certaines caractéristiques, plus transversales les lient tout autant.