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consultation en oncologie

3. IMPLICATIONS LIÉES À L’IDENTIFICATION DE CETTE DIMENSION

3.1.2. Justification d’une troisième pièce

3.1.2.1. Distinction entre Ψ et ε

C’est à nouveau dans les travaux de Frankl, que nous trouvons un exemple de ce que nous proposons d’identifier. En effet, au cours de l’élaboration de la logothérapie, Frankl va établir une anthropologie dimensionnelle ; c'est-à-dire que selon lui, un sujet humain est constitué de trois dimensions : corporelle, psychologique et noétique (que l’on peut aussi qualifier de spirituelle)12. Ainsi, la dimension noétique existe en elle-même, intimement liée à la dimension psychologique mais, pour autant, identifiée comme différente.

C'est-à-dire que la noétique n’est pas qu’une partie de la problématique psychologique. Les deux sphères sont bien évidemment liées mais il existe une frontière bien réelle. Ceci permet à Frankl de concevoir épistémologiquement un espace où la psychologie entendue au sens freudien par exemple, ne paraît pas la méthode la plus adaptée. Il est surtout intéressant de voir qu’au sein de ses travaux, Frankl laisse une place au psychologue non logothérapeute. Il ne prétend pas aborder par la logothérapie des névroses non noogénes qui bénéficieraient alors des autres propositions de prise en charge13. Il peut donc exister dans chacune de ces dimensions psychologique et noétique des facteurs pouvant mener à une souffrance ; mais ces névroses trouvant leur origine dans des dimensions différentes, leur prise en charge ne peut être identique. Les dimensions psychologique et noétique coexistent, se recoupent, peuvent chacune engendrer des névroses, mais du fait de leur distinction, des considérations épistémologiques et thérapeutiques différentes peuvent se justifier.

L’exemple de la logothérapie est un exemple d’établissement d’une dimension tierce qui permet de sortir d’un dualisme corps-esprit pour se représenter l’être humain. Cette

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Frankl Viktor. Ibid. Frankl Viktor. Nos raisons de vivre. Opus cité. P 171.

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« Les névroses noogènes proviennent de l’absence de raison de vivre. Dans les cas de névroses noogènes, la logothérapie est plus appropriée que la psychothérapie, puisqu’elle touche à la dimension existentielle de l’être ». Frankl Viktor. Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie. Opus cité. P 126.

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distinction permet donc de penser des mouvements possibles dans chacune de ces dimensions psychologique et noétique et qui peuvent ne pas nécessairement pénétrer l’autre espace. En cela, la modélisation de Frankl permet de mettre en lumière la possibilité d’une interrogation intime de l’individu, sans que ne soient nécessairement activés les leviers de la psychologie. Une pensée noétique peut parfois engendrer une souffrance psychologique mais elle peut aussi très bien rester une interrogation noétique. C’est ce que nous avons pu constater en consultation d’oncologie, et c’est ce qui nous a amené à considérer cet espace de l’ε, distinct du Ψ. C'est-à-dire deux registres dont il est assez simple de distinguer la différence, sans qu’ils soient pour autant imperméables l’un à l’autre.

Il est cependant nécessaire de clarifier certains points de distinction entre notre travail et la logothérapie. La première, la plus essentielle, est que notre proposition d’identifier un registre ε n’est pas la base d’une théorie du fonctionnement de la pensée humaine, ou même une conception anthropologique. La mise en évidence de l’ε s’est faite au cours des entretiens que nous avons pu avoir à l’occasion de notre activité de clinicien en oncologie, et cette troisième dimension est bien une dimension de l’échange. Nous n’avons ni la prétention, ni la formation scientifique, psychologique ou philosophique pour nous aventurer dans une entreprise identique à Frankl de théorisation du fonctionnement de l’être humain. A aucun moment au cours de ce travail, nous ne nous appuierons sur une théorie du psychisme et nous verrons en quoi cette absence de théorie de l’esprit sera un point méthodologique essentiel. De plus, nous avons eu l’occasion de décliner ce que l’ε contenait, et il est clair que notre proposition quant au contenu de l’ε ne rejoint pas la notion de noodynamique de Frankl, ou plutôt, il nous semble que la proposition de Frankl ne recouvre pas l’intégralité de ce que nous désignons comme ε. La préoccupation du sens à donner à l’existence, mais aussi à la survenue de la maladie, ou encore le désir de pouvoir inscrire cette existence au regard d’un sens général, fait partie des propos que nous avons pu relever, mais il ne s’agit que d’une partie des registres de réflexions identifiés.

La proposition théorique de Frankl, bien que nous n’y adhérions pas sur des points majeurs, est avant tout une illustration de l’existence d’un autre système de pensée où il existe une troisième dimension non clivée du psychologique, mais complémentaire, entremêlée sur certains points avec le psychologique.

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3.1.2.2. Critique méthodologique :

En dehors de certains modèles, et notamment de celui de la psychiatrie biomédicale contemporaine, les méthodes psychologiques reposent sur une théorie du psychisme, sur un modèle conceptuel de l’esprit. Ces modèles conceptuels varient d’une école à l’autre, et sont des propositions d’explications des phénomènes pathologiques de l’esprit, mais aussi des mécanismes de fonctionnement non pathologique de la psyché. Ces différentes théories ont trouvé au travers des thérapies qu’elles ont pu proposer, une légitimité, une application concrète et sensée au service des personnes. Notre propos n’est pas du tout de jeter l’opprobre sur les différentes théories ou méthodes thérapeutiques en psychologie, ou en psychiatrie.

La question que nous posons est de savoir si l’on peut considérer les approches du Ψ, adaptées à celle de l’ε. Et ce qui nous semble poser problème est que cette présence d’une théorie du psychisme marque un certain parti pris avec une théorie de l’esprit qui impose déjà un point de vue orienté sur le fonctionnement de la personne. C’est à dire, qu’il nous paraît incompatible d’aborder l’ε, en ayant à l’esprit une idée précise du fonctionnement de l’individu dans cette sphère ε. Il est évident que la pratique psychologique prend en compte très attentivement la notion de singularité de la personne et ne prétend pas la connaître à priori ; ainsi, pour reprendre l’exemple de la logothérapie, Frankl énonce bien le caractère unique du sens de l’existence, sens qui change non seulement d’une personne à l’autre, mais aussi d’une période à l’autre de la vie d’une même personne. Ce qui nous pose problème n’est pas l’absence de prise en compte de la singularité mais l’hypothèse d’un fonctionnement général de l’esprit. Nous ne disons pas que ces théories sont fausses (nous ne nous prétendons pas épistémologue de la psychologie), mais nous affirmons que la présence de cette théorie de la quête de sens comme occupation centrale de l’existence, par exemple, est pour celui ou celle qui échange avec la personne, une grille de lecture qui oriente sa propre vision de la situation. Il est donc tout à fait possible à l’occasion d’une logothérapie d’accueillir la diversité des personnes, mais cette singularité sera toujours mise en perspective de la quête de sens. La théorie, en fonction des concepts, des constats ou des mesures qui la fondent, va sans aucun doute orienter le regard qui sera porté sur le discours de la personne. Si le sens de l’existence est propre à chacun, et variable d’un moment à l’autre de la vie, il ne resta pas moins que la logothérapie, pour poursuivre cet exemple,

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établit la définition du sens de l’existence comme la tâche principale à accomplir au cours de la thérapie. Dans ce cadre, les échanges, les questions, bref l’ensemble de la démarche, aussi adaptée soit elle à l’individu venant consulter, seront orientés dans cette direction

Nous pensons que l’existence à priori de la rencontre avec l’autre, c'est-à-dire avant la réception des réflexions de l’ε, d’une théorie portant sur le fonctionnement possible de la personne, ou de ce qui est le ressort de sa réflexion, est une critique majeure à adresser à la psychologie pour aborder l’ε. Si cette théorie à priori n’entrave pas l’accueil de la singularité, elle est tout de même un facteur d’orientation, d’interprétation trop important. Recevoir l’ε et l’intégrer à une grille de lecture peut avoir pour effet d’orienter fortement la manière dont l’ε sera discuté et réfléchi avec la personne ; le risque étant in fine de faire plier les réflexions de l’ε à la grille de lecture qui convient, non pas à la personne, mais à celui ou celle qui reçoit les propos sur l’ε.

Si nous gardons à l’esprit que ces réflexions de l’ε constituent un espace de liberté radicale car elles touchent à la manière de penser et de mener son existence propre, une orientation telle ne peut être acceptée. Le risque d’aboutir à une réduction de ces pensées ou à une interprétation inadaptée est essentiel à prendre en compte du fait du caractère particulièrement intime, personnel et essentiel de ces propos de l’ε. De plus, le contexte de vulnérabilité (tant physique que psychique) qui accompagne la maladie cancéreuse, nous invite à prendre cette possibilité de risque d’autant plus au sérieux car, dans un tel contexte, l’influence de cette orientation théorique pourrait être d’autant plus importante. L’ε reflète notamment les pensées de la personne au sujet de ce qu’est la vie et ce qui permet de guider l’exercice de sa vie afin qu’elle soit bonne, heureuse selon ce qu’elle considérera comme important à ses propres yeux. Aborder l’ε avec une théorie première consisterait non seulement à dire comment explorer la dimension mais aussi comment, finalement il serait jugé théoriquement convenable ou adapté de penser la condition humaine, ce qui fait valeurs dans l’existence et enfin sa manière de vivre.

Dans ces conditions, nous ne pouvons nous empêcher de penser aux mots d’Emmanuel Kant : « Personne ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (c’est-à-dire à la

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manière dont il conçoit le bien-être des autres hommes) »14. Ces mots sont tirés d’un essai de philosophie politique de Kant, au cours duquel il pose les principes de ce que pourrait être selon lui l’état civil. Parmi les principes fondamentaux, il cite en premier lieu la liberté et les propos cités sont la définition kantienne de la liberté au sein d’une communauté. Plus tard dans le texte, il explique comment, aussi bienveillant puisse-t-il être, un gouvernement paternaliste au sein duquel « les sujets sont forcés de se conduire de manière simplement passive, à la manière d’enfants mineurs, incapables de distinguer ce qui leur est vraiment utile ou nuisible et qui doivent attendre simplement du jugement du chef d’État la manière dont ils doivent être heureux » constitue pour lui le despotisme le plus extrême. Fidèle à sa critique de l’état de minorité propre à la conception des Lumières, Kant insiste donc sur l’impossibilité de conjuguer la liberté avec une définition du bonheur à priori et extérieure à l’individu (en l’occurrence le pouvoir politique dans son exemple). Loin de penser que la psychologie doive être pensée comme un despotisme, nous trouvons que cette citation éclaire bien notre propos : le risque de la théorie à priori est de déjà venir border les propos au sein de l’ε. Cette grille de lecture aussi efficace dans le domaine Ψ, aussi bienveillante soit-elle ne pourrait être fidèle à cette caractéristique de liberté que contient l’ε.

L’autre caractéristique qui fait des méthodes psychologiques des approches non adaptées à l’abord de l’ε, est l’existence en leur sein d’éléments qui vont relever de l’ordre du pathologique, et d’autres de l’ordre du thérapeutique. Le clivage entre normal et anormal n’est pas le fondement des pensées psychologiques, mais cette catégorie pathologique existe bien, et nous pensons que d’adopter une méthode d’approche qui en son sein inclut une catégorie pathologique, ainsi qu’une potentielle intention de traitement ne peut pas être appliquée pour considérer l’ε.

3.1.2.3. Constat pratique de la réception de la psychologie par les personnes

De nombreuses représentations sont liées à la pratique psychologique, et des craintes sont plus ou moins clairement exprimées par certains patients à ce sujet. La façon dont la psychologie peut être perçue explique un certain nombre de refus de rencontrer nos collègues psychologues. La plupart du temps nous sont rapportées des craintes d’être jugé,

14Bernardi Bruno. La démocratie, Flammarion, Paris, 1999. p : 151-2. Citant KANT Emmanuel, « Du rapport entre la théorie et la pratique dans le droit politique, in Théorie et pratique, section II, trad. F. Proust, Paris.

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d’être évalué. Et cette idée de jugement vient en partie du fait qu’au sein de la pratique psychologique justement, il existe cette possible catégorisation du comportement ou de la pensée comme pathologiques. D’autres émettent la peur d’être définis par l’autre. « Je ne

veux pas la rencontrer, elle va m’analyser ! ». Ce type de phrase anodine révèle une crainte

que l’autre ait un possible accès à une vérité de l’esprit qui n’est pas accessible ou intelligible pour la personne elle-même, crainte de devenir transparent à l’autre comme le corps l’est au sens clinique du soignant, aux résultats biologiques ou radiologiques. Ces phrases très communes, rencontrées en dehors d’un contexte de soin, manifestent avant tout d’une incompréhension de la démarche psychologique mais aussi dans une autre mesure de cette réticence à s’exposer, de devoir rendre accessible un espace d’intimité extrême et où l’on peut risquer de voir un autre percevoir mieux que soi-même les méandres de sa propre vie psychique.

Mais au-delà de ces constats simples et populaires, certaines personnes refusent la prise en charge psychologique non pas en raison de craintes fondées sur des représentations, mais en raison de l’identification d’un besoin autre. Ainsi, cet homme d’une soixantaine d’années atteint d’un cancer de l’oropharynx nous a confié : « J’avais besoin initialement de la

psychologue, cela m’a fait du bien, l’annonce a été dure et les premières chimios aussi ; mais maintenant, j’ai besoin d’autre chose. Ce n’est pas la psychologue qui pourrait m’aider ».

Régulièrement en tant que clinicien, nous est évoqué ce sentiment de non adéquation de la démarche psychologique à ce que vivent les personnes à l’occasion d’une étape de leur parcours. Ce constat survient souvent après une première phase de traitement (les propos cités étaient tenus par ce monsieur entre la fin d’une phase de chimiothérapie néo adjuvante et la mise en place d’une séquence combinant radiothérapie et chimiothérapie), ou encore à la fin des séquences thérapeutiques (lors des premiers rendez-vous de suivi post thérapeutique). Cet écart n’est pas lié à une mauvaise réception de la psychologie en tant que méthode, dans la mesure où l’immense majorité de ces personnes témoignent du soutien réel et effectif de la psychologie, notamment au début de leur parcours de soin. Cet écart nous semble être un indice de l’existence d’un espace complémentaire, dont la présence est ici soulignée par le fait que la psychologie ne le couvre pas. De même, lorsque cette dame nous disait que, sans se sentir mal sur le plan psychique, elle percevait bien que quelque chose avait changé et qu’elle ne savait pas quoi faire de tout cela, c’est aussi une

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forme de mise en lumière de questionnements ou de préoccupations autres que psychiques ou en tout cas, qui lui paraissaient ne pas relever d’une grille de lecture psychologique15.

A la lumière de ce que nous venons d’exposer, nous tirons comme conséquence épistémologique qu’il existe, du fait de la couverture parcellaire des propos de l’ε par la démarche psychologique, d’une critique sur les plans méthodologique et conceptuel, une insuffisance réelle des dimensions de prise en soin actuelles pour aider les personnes qui le souhaiteraient à donner plus de place ou d’importance à ce type d’échanges. Notre hypothèse étant justifiée aussi par la perception réelle par certains patients d’un espace différent.

Le corollaire de cette conséquence devient une réflexion éthique : en effet, si désormais cette dimension tierce est bien identifiée, se doivent d’être discutés les enjeux éthiques et pratiques de cette identification, et in fine, de son abord. Identifier qu’autre chose existe bien impose une réflexion d’ordre éthique pour envisager les possibilités d’aborder une dimension radicalement singulière et porteuse de sens, de représentations pour les personnes qui le souhaiteraient. Mais il s’agit d’une dimension qu’il est tout aussi impératif de respecter, de ne pas orienter dans la mesure où ces réflexions de l’ε, comme nous l’avons dit, sont un véritable espace de liberté dans la situation contrainte de la maladie.

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« Je ne peux pas dire que je me sente triste ou angoissée. Je continue ma vie comme avant mais ma vie n’est plus celle d’avant. Le cancer a été une révolution pour moi, un révélateur de ce que je souhaitais ou pas. Et après le gros des traitements, quand la vie reprend son cours, je ne sais pas quoi faire de toutes ces choses qui sont arrivées. J’ai appris des choses, c’est certain, mais je ne sais pas comment faire avec… ». Rappel d’une citation d’une dame rencontrée en consultation.

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3.2. Une dimension identifiée donc à aborder ?

Si on part du principe que cette dimension existe, qu’elle est partagée par tous à différents degrés et qu’elle est une dimension à part entière, il serait parfaitement illogique de ne pas considérer la possibilité de l’aborder. Notre question est de savoir comment pourrait être justifié cet abord d’un point de vue éthique et, avant même d’en décrire une proposition de méthode, comment envisager de prendre en compte les freins possibles.