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2. LE CANCER : UNE EXPÉRIENCE MÉTASOMATIQUE

2.1.1. Représentations et injonctions autour du cancer

2. LE CANCER : UNE EXPÉRIENCE MÉTASOMATIQUE

Au cours de cette partie de notre travail, nous nous proposons d’exposer certaines de ces paroles, recueillies à l’occasion de notre pratique médicale en radiothérapie au CHU de Bordeaux. Bien sûr, cet exposé n’a rien d’exhaustif, et constitue avant tout des exemples de propos qui nous ont marqué. Le point essentiel est de souligner que ces mots n’ont pas fait l’objet d’une recherche spécifique, ils sont advenus lors d’entretiens courants en radiothérapie, et ils sont avant tout des détours du discours de la personne malade. Quand nous pouvons discuter avec les personnes malades au sujet des traitements ou de ce qu’est la maladie cancéreuse sur le plan médical par exemple, il est très fréquent que l’échange dévie vers les questionnements ou représentations de ces personnes. Ces propos ont été recueillis avec l’accord des personnes au fil de l’eau, et doivent être entendus comme un constat issu de notre pratique clinique, en dehors de notre projet de recherche. Il n’y a pas eu autour de ces paroles, de travail d’approfondissement ou d’échange spécifique. Il s’agit simplement de l’expérience encore courte d’un clinicien oncologue, probablement identique à celle de beaucoup d’autres.

Dans un premier temps, il nous semble nécessaire d’identifier les thèmes de ces paroles recueillies à l’occasion des consultations de soins courants. Le spectre des thèmes abordés est particulièrement large mais nous pouvons procéder à un regroupement en certaines grandes catégories.

2.1.1. Représentations et injonctions autour du cancer

La survenue du cancer dans l’existence d’une personne est un événement hautement signifiant, chargé de représentations, et qui interpelle la personne qui en est atteinte, tout autant que ses proches, les soignants et la société tout entière. Ces représentations liées à la compréhension du cancer comme une maladie grave et menaçante, amènent à des jugements variés sur de nombreuses thématiques. Elles sont aussi à l’origine de tout un système d’injonctions, d’origine et de formes multiples. La première catégorie de thèmes que nous proposons regroupe ces représentations strictement liées à la maladie.

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2.1.1.1. Représentations liées au cancer

A de très nombreuses reprises, les personnes que nous avons rencontrées en consultation de radiothérapie sont revenues sur leur vécu de l’annonce de la maladie. Ce moment singulier est une vraie scission dans l’existence, et les descriptions s’appuient régulièrement sur l’image des catastrophes naturelles (« tsunami », « tempête », « tremblement de terre »). Ce retour aux conditions, au contenu de l’annonce, est régulier lors des consultations de radiothérapie, alors que l’annonce a déjà eu lieu. Les personnes malades éprouvent le besoin lors de ces entretiens de revenir sur cette étape fondamentale de leur parcours de soin, et finalement de leur parcours de vie.

L’annonce génère des sentiments très marqués et bouleverse un équilibre de vie. Ces sentiments que l’onco-psychologie décrit très bien, prennent notamment leur source dans les représentations que les personnes peuvent avoir au sujet du cancer. Ces dernières ne sont pas toujours vraies, mais elles viennent irriguer la pensée de la personne et orientent fortement sa façon d’appréhender cette nouvelle situation. Parmi ces représentations identifiées lors de notre activité clinique, nous pouvons retenir les exemples suivants.

Un élément majeur est le sentiment d’injustice de la maladie. Avec une identification toujours plus fine des facteurs de risque de cancer et une diffusion plus efficace de ces données à la population générale, la maladie frappe les personnes « qui ne le méritent pas » pour reprendre les mots de certaines personnes.

« J’ai toujours tout fait pour prendre soin de moi, suivi les recommandations pour l’alimentation, pas fumé, ni bu une goutte d’alcool. Alors pourquoi moi? La maladie n’est jamais juste mais encore moins pour moi! ».

« Et dire que j’ai passé mon temps à engueuler mon mari à mettre un chapeau pour qu’il n’ait pas un cancer du crâne. C’est moi qui lui ai évité ce problème et c’est moi qui ai le mélanome, entre les orteils en plus ! ».

Au contraire, d’autres malades vont élaborer tout un ensemble d’étiologies possibles de leur cancer, et ces hypothèses ne sont pas neutres quant au rôle joué par les personnes dans la survenue de la maladie.

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« Avec le métier de fou que j’avais, je ne pouvais que tomber gravement malade ». « Je n’ai pas ce cancer de la verge pour rien, il faut bien payer par là où l’on a péché ! ».

De ce fait, ce corps dont on aura pris soin au quotidien, prend la position du traître. Cette image est régulièrement utilisée en onco-urologie, dans la mesure où une très grande majorité des cancers de la prostate sont diagnostiqués lors d’un dépistage : l’immense majorité des personnes que nous sommes amenés à traiter sont parfaitement asymptomatiques. Le corps devient objet de suspicions, car en son sein a pu se développer sans aucun signe d’alarme, une telle pathologie.

« C’est une maladie sournoise ».

« C’est pas pour rien que l’on parle du tueur silencieux ».

« Je n’ai jamais rien senti, je me sens en forme. Et puis l’urologue m’annonce ça. Je ne m’étais pas préparé ».

« Comment puis-je me retrouver à avoir des rayons et trois ans de castration chimique quand rien dans mon corps ne me dit que quelque chose cloche ? ».

Le cancer est aussi perçu comme une menace concrète qui pèse sur l’existence de la personne. Cette préoccupation est partagée par de très nombreux patients et ce, quel que soit le stade de la maladie. L’idée de mort accompagne le cancer.

« Et puis on m’a dit que j’avais un cancer, donc que je peux en mourir. On a beau me répéter que je ne mourrai pas de ça, que ça se guérit, n’empêche, je pourrais en mourir »

« J’ai vu ce que c’est que de mourir du cancer, c’est pas beau à voir. On meurt décharné, sous morphine, à manger par une sonde. Je préférerais mourir d’une crise cardiaque, au moins c’est propre »

« De toute façon, si les traitements ne marchent pas, ou me font trop de mal, je pars en Suisse (en référence au suicide assisté) ».

« On ne guérit jamais de ce genre de maladie, on vit avec une épée de Damoclès». « Je dois me battre sinon c’est la boite ! »

Pour dernier exemple, nous pourrions citer cette patiente dont les paroles nous ont été rapportées. A l’occasion de la visite d’une étudiante en médecine en externat, cette patiente atteinte d’un cancer de l’ovaire asymptomatique est interrogée quant à la présence de

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douleur. Celle-ci répond : « Comment voulez-vous que je n’ai pas mal avec la maladie que

j’ai ? Quand on a un cancer, on a forcément mal ! »

Au-delà des représentations de la personne, le cancer va agiter celles de l’entourage du malade. Le cancer a un impact majeur sur les proches, et ces derniers vont pouvoir aussi projeter leurs propres représentations et les partager avec les patients. Par exemple, nous avons pu discuter avec un homme atteint d’un cancer de la prostate sur l’origine de sa maladie, et en particulier de l’implication des pesticides des vignes. En conclusion de l’échange, nous lui posons la question de savoir si cela est important pour lui de comprendre ce qui a pu causer sa maladie : « Moi je m’en fous ; c’est ma fille qui passe son temps à me

dire que si je n’avais pas utilisé ces produits pour mes trois pauvres pieds de vigne, je n’aurais pas eu le cancer. Je vais pouvoir enfin lui dire d’arrêter de me harceler avec ça ! »

Le caractère parfois asymptomatique de la maladie surprend aussi l’entourage :

« Les gens me disent que je pète la forme et finissent par me demander si j’ai vraiment un cancer. Ils ne se rendent pas compte ! C’est un comble, c’est à moi de bien répéter aux gens que je suis vraiment malade ! D’accord, je vais bien, mais je suis vraiment cancéreux ».

Ces représentations expliquent en partie pourquoi de nombreux patients disent ne pas vouloir dire à leurs proches, et notamment à leurs enfants, qu’ils sont malades. L’inquiétude que la maladie génère chez les proches est difficile à canaliser :

« Je n’aurais rien dû dire à ma femme ; elle est plus inquiète que moi, et je passe mon temps à la canaliser. Mais au final, son inquiétude m’envahit et remet en question ma tranquillité : et si elle avait raison ? ».

« Je peux pas dire à ma fille que j’ai un cancer, ça va la briser… ». « Je n’ai pas envie que mes proches s’apitoient sur moi ».

Le cancer est source de nombre de représentations, y compris chez les soignants et au-delà, au sein de la société toute entière. Nous en voulons pour exemple le titre d’ « empereur de

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toutes les maladies » donné au cancer par le Dr Siddartha Mukherjee, lui-même oncologue, à l’occasion de son essai publié en 20112.

2.1.1.2. Injonctions

En raison de cette charge symbolique très lourde, les bons conseils se multiplient autour de la personne. La maladie cancéreuse ne laissant personne indifférent, les patients se voient adresser des recommandations diverses et variées. Les uns et les autres émettent des opinions plus ou moins tranchées, et plus ou moins adaptées sur ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire, bon d’avoir fait ou de ne pas avoir fait. Partant d’un bon sentiment d’être utile et de soutenir l’autre, ces réflexions finissent généralement par prendre l’aspect d’injonctions à vivre ou penser de telle ou telle manière.

La première sphère de ces injonctions est bien évidemment celle des proches qui ne manquent pas de commenter la situation, en tant qu’accompagnants. Notre propos n’est pas de discréditer ces réflexions ou de les stigmatiser comme foncièrement mauvaises ou mal intentionnées. Nous souhaitons surtout souligner qu’avec le cancer, la personne se voit être l’objet de toute cette attention, pas toujours adéquate.

« Ma femme me dit que je me laisse aller ».

« Mes fils me disent qu’il faut que je prenne soin de moi, mais moi je ne veux pas ! Je ne sais pas ce que ça veut dire. Pour moi arrêter mon rythme de vie, c’est déjà mourir ».

« Mes petits-enfants me disent de me battre pour eux ».

Cette attention pourra passer par une recherche d’informations par les proches au sujet du cancer, informations qui seront ensuite soumises au malade pour l’en faire bénéficier, quand certaines personnes souhaitent « juste savoir ce qu’en pense leur médecin ». Des recommandations alimentaires (notamment l’utilisation de compléments alimentaires, la pratique du jeûne ou encore l’arrêt de la consommation de sucre et de laitages), le recours aux médecines alternatives et complémentaires (en particulier le recours aux « coupeurs » ou « barreurs de feu ») font partie de ces injonctions des proches.

« Ils me disent que je dois mettre toutes les chances de mon côté mais je ne sais pas quoi penser de tout ça ».

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« Je finis par me demander qui est malade à la maison : ils parlent plus de mon cancer que moi ! ».

« Ma sœur m’a dit d’aller voir un prêtre exorciste ! Elle qui est magistrat, qui a toujours eu la tête sur les épaules ! Les gens deviennent fous avec le cancer ! »

« Mon époux me secoue car si je m’écroule le cancer va gagner ».

La société en général véhicule aussi tout un ensemble d’injonctions à agir de telle ou telle façon pour prévenir le cancer ou au cours de la prise en charge. Les exhortations à se battre ou à nécessairement continuer sa vie « comme si de rien n’était » interroge dans un tel contexte.

« Moi je ne désire pas être un héros du quotidien comme elle, je ne veux pas être un modèle ou avoir une médaille » (en référence à une dame ayant poursuivi ses fonctions de ministre au cours de sa prise en charge par chirurgie, chimiothérapie et radiothérapie pour un cancer du sein).

« Je lisais un article sur comment bien vire son cancer… incroyable ! On essaie déjà juste de vivre et c’est déjà beaucoup »

« Tout le monde parle de combat, mais je ne suis pas un soldat ».

Enfin, ce qui est probablement le plus interrogeant à nos yeux, les soignants eux-mêmes vont projeter ces bonnes recommandations.

« L’oncologue m’a conseillé de reprendre contact avec mon fils, car ce serait difficile de partir en étant fâché avec lui ».

« Je vous répète ce que m’a dit mon généraliste : la guérison c’est 50% dans la tête ! ».

Le monde soignant véhicule aussi un certain modèle de patient, ce patient « cortiqué »,

« facile », « acteur de sa maladie ». Autant de projections dont les personnes malades sont

directement les objets.

La survenue de la maladie cancéreuse ne laisse personne indifférent : malades, proches, soignants et la société, chacun à sa place se représentent ce qu’est le cancer, et au travers de ces représentations, des jugements de valeur seront émis. Mais en plus de sa dimension de phénomène médical, source d’inquiétudes, le cancer va profondément modifier

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l’existence des personnes, autant dans l’exercice pratique de la vie, que dans la perception plus générale de cette dernière.