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2. LE CANCER : UNE EXPÉRIENCE MÉTASOMATIQUE

2.2. Champs de ces réflexions et questionnements

2.2.1. Condition ontologique de l’homme

La première strate que semblent aborder les paroles des personnes atteintes de cancer, concerne une réflexion générale à propos de ce qu’elles considèrent comme étant les conditions mêmes de l’existence humaine. L’arrivée du cancer en tant que menace pesant sur l’existence, amène ainsi les personnes à penser ce qui relève de la vie humaine, ce qui la caractérise. Il s’agit de propos généraux qui se rapportent à ce que nous partagerions tous en tant qu’êtres humains. La personne se prononce ainsi sur ce qui lui semble être la réalité de la condition humaine. Ce sont des propos que la personne pourrait considérer de caractère universel, inhérent au fait d’exister en tant que personne humaine. Ces paroles ne sont pas présentées comme telles dans l’immense majorité des cas par les personnes qui les énoncent : nous n’avons pas eu l’occasion de rencontrer un patient qui prétendait énoncer suite à l’arrivée du cancer ce que serait sans discussion la vie humaine. Mais ces propos tels que nous les avons reçus et analysés, désignent non pas une vérité universelle et indiscutable mais une certaine proposition, une interprétation générale qui pourrait tendre à

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l’universalité sans que celle-ci ne soit revendiquée explicitement. Ainsi, cette parole propre à la personne l’inclut complétement mais elle inclut aussi l’ensemble des personnes humaines.

Ce premier champ est le discours sur ce qu’implique le fait d’être humain. Il s’agit de la dimension intellectuelle de perception de la condition humaine, une forme de regard théorique que porte la personne sur ce qu’est le fait d’être humain, à l’occasion d’une situation de vie très singulière où les conditions de vie peuvent être particulièrement rétractées et contraintes. Ces modifications possibles des conditions de la vie, participent notamment au fait que ce discours général au sujet de l’existence humaine prend souvent l’aspect d’un apprentissage. C'est-à-dire, que c’est à l’occasion de la maladie dans tout ce qu’elle a de réel mais aussi de symbolique, que la personne énonce ce qu’elle pense avoir appris sur l’existence humaine. Dans ce champ d’un propos général au sujet de la condition humaine, nous est souvent rapportée l’idée d’une connaissance qui est acquise avec la maladie.

A cette occasion, la condition humaine est avant tout définie à l’aune de ses limites. La première limite étant bien évidemment la limite temporelle, c'est-à-dire cette condition de finitude que le cancer vient révéler. Il est intéressant de voir que cette interrogation sur la finitude, en pratique clinique, se trouve tout aussi intense chez les personnes atteintes de cancer métastatique, de très mauvais pronostic à court ou à moyen termes, que chez les personnes dont le pronostic vital n’est absolument pas engagé, et qui ont une probabilité très importante d’être guéries. Notre expérience depuis quelques années, de la prise en charge des patients atteints de cancer de la prostate est très informative à cet égard. La population de patients que nous sommes amené à rencontrer en pratique courante est composée d’hommes âgés pour la plupart de plus de 70 ans, et pour une grande partie d’entre eux, les résultats oncologiques seront excellents et l’intention de curabilité de leur cancer est systématiquement affirmée. Pour autant, cette interrogation sur la fin potentielle de l’existence émerge très fréquemment. Cette dernière n’est pas évidente à aborder, mais elle n’est pas non plus systématiquement douloureuse.

« Il faut bien partir de quelque chose », « Là je commence à comprendre qu’à un moment

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et sœurs qui disparaissent les uns après les autres, on le sait que ça va arriver, mais maintenant que c’est une réalité pour moi, c’est différent… ». Notre pratique clinique nous

démontre quotidiennement que cette question de la finitude est abordée aussi intensément par les personnes jeunes, en activité, avec de jeunes enfants par exemple, que par des personnes bien plus âgées et dont on pourrait penser que l’expérience de la vie les aurait préparées à cette révélation. Ce terme de révélation nous paraît adapté car à de maintes reprises, les personnes nous décrivent bien cette idée de « comprendre à présent » que cette caractéristique de finitude est bien une réalité. Le pendant de cette idée de finitude est la question inenvisagée de la poursuite de la vie des autres au-delà de sa propre disparition.

Parmi les autres limites de la condition humaine qui émergent avec le cancer, nous pourrions aussi prendre pour exemples la vulnérabilité partagée ou encore la précarité de l’état de santé. Le cancer, dans sa réalité ou au travers des représentations qu’il porte, vient éveiller

in fine à ce qu’être humain signifie. Toujours dans le cadre d’un discours globalisant (qui n’en

a pas l’intention quand il est exprimé mais qui pourrait prétendre à l’être), les personnes se prononcent aussi sur ce qu’est la maladie cancéreuse et sur ce que cela implique dans leur rapport au corps.

Par exemple, toujours en nous basant sur notre pratique de radiothérapeute spécialisé en urologie, nous avons pu dire que les cancers de la prostate sont des maladies silencieuses, dont le diagnostic se fait le plus souvent à l‘occasion du dépistage par toucher rectal et dosage sanguin du taux de PSA dont l’augmentation amène à proposer des biopsies de prostate. Ainsi une immense majorité des personnes que nous rencontrons en consultation sont parfaitement asymptomatiques. « J’ai un cancer mais moi je ne suis pas malade », « En

fait on me soigne pour mon PSA, mais moi je ne suis pas malade ». Cette situation

d’opposition entre ressenti du corps (ou plutôt absence de ressenti du corps) et réalité biologique du cancer, génère des réflexions générales au sujet de l’état de santé, ou de maladie au sens général. Le corps se révèle comme un élément de soi qui n’est pas entièrement disponible à la connaissance. Un patient psychothérapeute rapportait « mon

corps est comme l’inconscient de mon psychisme : il existe des mouvements insondables, auxquels je n’ai pas accès et dont je ne peux voir que les conséquences ». Cette belle formule

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thématique régulièrement abordée. Elle interroge l’interaction entre notre corps et notre esprit, et serait pour certains une révélation que « le corps a finalement sa propre

vérité », comme l’a dit un de nos patients.

Le cancer est une maladie très particulière et son statut interroge aussi. Les représentations que les personnes vont avoir de cette maladie sont très variées. Pour certains, il est difficile de comprendre que « c’est un excès de vie cellulaire » qui finalement menace leur existence. D’autres considèrent le cancer comme une entité bien distincte d’eux-mêmes mais avec une volonté propre : « le cancer est comme un mauvais colocataire qui menace de faire «péter la

baraque » » pour reprendre les mots d’un patient. Cette idée du cancer comme

« colocataire », ou comme « Alien », c'est-à-dire comme une forme d’étranger dans son propre organisme est fréquente en consultation. L’ensemble de ces réflexions met en lumière l’interrogation que les personnes auront à propos de ce qu’est leur corps : la survenue de la maladie au sein de leur organisme amène ainsi à dire ce qu’est ce corps qui est le leur, à énoncer leur hypothèse propre à ce sujet.

Un autre exemple de réflexion générale autour de la thématique du cancer concerne le sens donné à la survenue de la maladie. Cette préoccupation se traduit en pratique clinique par des hypothèses variées sur l’origine du cancer, le choc psychologique étant très souvent considéré comme à l’origine de la maladie « J’ai déclaré le cancer 6 mois après le décès de

ma fille », « Je sais que c’est mon divorce qui a créé le cancer »,… Cette recherche étiologique

est un phénomène bien décrit par la littérature onco psychologique et les ressorts psychiques à l’œuvre ont été l’objet de nombreux travaux et hypothèses. Nous ne les négligeons absolument pas, mais notre propos ne les abordera pas, dans la mesure où ces considérations ne sont pas dans notre champ d’exploration. Au-delà de considérations psychologiques et biographiques bien réelles, ce type d’hypothèses vient aussi et surtout, parler de la représentation que la personne aura de la relation entre le corps et l’esprit, de l’importance qu’il attache à la santé de l’esprit comme possible condition de survenue de la maladie du corps. Et il est intéressant de voir que des propos identiques sont tenus, non plus à propos de la survenue du cancer, mais au sujet de la prise en charge : « Je dois garder le

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propos, les personnes nous livrent leur interprétation du lien entre corps et esprit, le plus souvent sous la forme d’une subordination du corps à l’esprit.

Au contraire, d’autres personnes vont très clairement énoncer « l’absurdité du cancer ». Nous voulons dire par ceci que certains patients ne vont donner aucun sens à la maladie. « C’est arrivé parce que c’est arrivé », « Il n’y a pas de sens ou de raison à donner à un

événement biologique », « Je ne me pose pas de question car il n’y en a pas en fait ». À

l’opposé des exemples précédents, le corps est ici interprété comme un élément de la nature, et pouvant présenter des anomalies, des incohérences, des dysfonctionnements dont la question de l’origine ne se pose pas. Comme d’autres éléments de la nature (un patient prenait l’exemple des branches qui ne poussent pas droit : « On ne sait pas pourquoi,

mais parfois ça arrive »), le corps peut présenter des problèmes qu’il faut uniquement

corriger. Cette absence de sens n’est pas corrélée nécessairement à un apaisement psychique des personnes car pour certaines, ne pas donner de sens autre que naturel à la maladie, se résigner à l’absence de cause extérieure et donc désignable, est un apprentissage particulièrement difficile, notamment car il remet en cause des représentations antérieures (nous y reviendrons plus tard).

Enfin, toujours dans le cadre de cette réflexion générale sur ce qu’est la maladie, nous pouvons reprendre les mots suivants : « si on est malade, finalement c’est qu’on est bien

vivant ». Ces paroles peuvent paraître anodines, ou simplistes mais elles révèlent à notre

sens une véritable pensée sur le statut de personne malade, personne dont l’existence est bien menacée par la maladie mais chez qui la menace manifeste de la persistance d’une existence bien réelle.

Ce premier champ que nous avons désigné comme le propos général sur la condition humaine regroupe donc toutes ces pensées qui directement ou indirectement amènent la personne à exprimer des éléments de ce qu’est sa propre vision, représentation ou théorie générale à propos de l’existence et de l’arrivée de la maladie. Comme nous l’avons dit, l’irruption du cancer invite à une réflexion sur ce qu’être humain veut dire pour chacune de ces personnes. Nous pourrions dire que le cancer, en tant que maladie grave et potentiellement mortelle est une condition de l’existence qui invite la personne à penser, à

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dire ce que pour elle, la condition humaine, le statut du corps, le lien entre le corps et l’esprit, ou encore le sens de la maladie signifient. Nous avons regroupé ces propos dans cette catégorie car, s’ils ne sont pas exprimés comme des vérités absolues, ils ont comme point commun d’avoir une portée universelle potentielle. Les personnes s’expriment sur ce qui leur semble être partagé par l’ensemble des individus. Ces propos sont d’une grande singularité et il n’y a pas un discours unique et partagé, une révélation universelle. C’est une perception propre à un individu, mais une perception potentiellement englobante qui est exprimée.