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philosophie mais pratiquer la philosophie

5.2.3. Pensée de soi, sur soi

La pratique des entretiens éthicologiques est une pensée de soi, une pensée propre à la personne et une pensée sur soi, car la personne elle-même en est le sujet. Définie ainsi, la réflexion éthicologique peut être considérée comme hautement spécifique au fait d’être humain. Il serait même tout à fait envisageable d’en faire une des déclinaisons possibles du

zoon logikon d’Aristote. Produire cette pensée éthicologique, la faire vivre, pourrait être

considéré comme une certaine manière de définir ce que c’est que d’être humain, du fait des différents registres qu’elle contient.

Cette pensée éthicologique est aussi d’une très grande singularité. Elle est une déclinaison propre, d’une personne donnée, dans un contexte et une période précis de son existence. Si nous pouvons considérer les registres appartenant à l’éthicologie comme inhérents au fait d’être une personne humaine, les déclinaisons au sein de ces différents registres ne sont pas uniformes. Pour reprendre ce que nous avons déjà dit précédemment, le caractère partagé des préoccupations ou de certains questionnements ne s’accompagne pas d’une uniformisation des manières de les considérer, de les penser et de les vivre. Et, de même, la pratique éthicologique, notamment au travers de la rationalité, ne sert pas à homogénéiser, mais au contraire se veut une aide, un accompagnement de la personne dans l’élaboration de sa propre pensée éthicologique, une pensée qui émane d’elle et à laquelle elle se sentirait liée. La parole éthicologique, à l’instar de ce que nous avons pu dire au sujet de la spiritualité, vient ainsi témoigner, voire donner une réalité à cette singularité de la personne, mais une singularité qui s’exprime au sein d’une préoccupation hautement humaine, à propos de problématiques partagées.

Ces spécificités nous imposent de prendre en considération toute l’intimité liée à la parole éthicologique, et doivent nous faire envisager les moyens pratiques de la respecter. Cette

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dimension d’intimité se trouve dans les deux pans de cette pensée de soi et sur soi. En effet, exprimer cette pensée de soi, c'est-à-dire celle qui émane de la personne elle-même, c’est exposer la manière de penser, la manière de traiter les informations, la rationalité de la personne. Il y a une dimension de dévoilement, d’exposition de soi lorsque la pensée éthicologique est discutée, car ce sont la rationalité, la manière de penser qui se trouvent exposées. C’est une dimension d’intimité de la vie intellectuelle qui peut se trouver mise en lumière, et qui, d’habitude accessible à la seule personne, se voit accessible à l’autre. La seconde dimension est liée à cette idée de pensée sur soi. Les propos tenus dans le cadre d’un entretien éthicologique sont d’une singularité radicale, nous l’avons dit, et touche la personne dans ce qu’elle a de très intime, à savoir sa manière de considérer l’existence humaine, et sa manière de mener son existence. Dans la mesure où le sujet de la réflexion est soi-même, et où le rapport établi avec soi-même se fait à l’occasion d’un échange avec un autre très présent (notamment au travers de la pratique du dialogue), l’entretien éthicologique doit être d’autant plus considéré comme une véritable exposition de soi. Les propos que peuvent recouvrir la pratique éthicologique ne sont pas des paroles neutres, et n’ont pas à être impérativement prononcées. Cette double dimension d’intimité doit nous inviter à penser les moyens de ne pas forcer cette intimité, de la respecter. La pratique éthicologique ne peut pas être un exercice imposé, comme un impératif de partage de cette intimité, mais elle peut être l’occasion, si les personnes le souhaitent et dans les registres qu’elles auront elles-mêmes choisis de la partager. Nous proposons d’articuler cette réflexion méthodologique autour de la notion de respect.

La première déclinaison de la notion de respect lié à cette intimité, réside dans le principe simple de ne pas aborder les sujets qui ne le sont pas par la personne. Ou plutôt, il s’agit surtout de traiter, de discuter la thématique qui aura été choisie par la personne. Le corollaire est aussi de respecter les limites voire les barrières érigées par la personne. Peu importent les mécanismes qui peuvent amener au souhait plus ou moins explicitement exprimé d’arrêter de discuter d’un thème donné. Il peut s’agir d’une expression de pudeur, liée à la dimension éminemment intime de la dimension éthicologique, comme de barrières liées à ce que nous pourrions appeler une résistance psychique, ou encore d’un ressenti douloureux lié à la particularité de la thématique. Quelle que puisse être la cause de l’arrêt de l’exploration d’une pensée, nous nous imposons de suivre le choix de la personne. On ne

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peut définir pour l’autre ce qui a besoin d’être dit ou exploré. Le caractère réflexif, la rationalité n’induisent pas une insensibilité à ces limites qui seront posées par la personne. Persévérer sans tenir compte de ces limites, ferait de l’éthicologie une pratique potentiellement maltraitante et non respectueuse de la volonté de la personne. En termes pratiques, nous avons régulièrement utilisé des précautions oratoires avant de dialoguer avec les personnes, de sorte à rappeler à la personne rencontrée et au consultant, que cette intimité est respectée et que la personne seule en fixe la limite. Pragmatiquement nous avons employé des expressions comme « dites-moi si je vais trop loin » ou « ne vous sentez

pas obligé de répondre à ma question si elle vous importune ». Cela peut paraître anodin,

mais ce sont ces éléments de langage essentiels qui manifestent à l’autre la considération que lui porte le consultant ; le but étant d’asseoir encore l’idée d’un dialogue à deux voix, où le consultant accompagne mais ne pousse pas dans une direction qu’il jugerait seul nécessaire.

Rappelons de plus, que nous défendons l’idée que l’intimité est aussi respectée par le caractère rationnel donné à la parole. En effet, en axant notre intérêt sur la compréhension de ce qui a été dit, et en faisant de la non interprétation du propos au-delà du rationnel un point méthodologique central, nous donnons la priorité à ce qui émane de la personne dans la réalité de ses paroles, sans définir pour elle ce qui pourrait être jugé bon, ou justifié d’aller réfléchir. L’intimité est aussi respectée par le parti pris de ne pas prétendre connaître à priori les arcanes du fonctionnement de la pensée de l’autre, et ne pas définir pour elle les thématiques à aborder, dans une idée de détermination de ce qui constituerait un bien pour elle. Ainsi la rationalité, en limitant les interprétations de la parole est aussi un ressort de ce respect dû à l’intimité de la personne.

Un autre point essentiel du respect de l’intimité de la personne réside dans la posture de non-jugement du consultant en éthicologie. Par cela, nous voulons dire que la discussion que pourra amener le consultant ne consistera pas à déterminer si la parole de la personne rencontrée est considérée comme bonne ou non selon des critères déterminés, arbitrairement, par la seule singularité du consultant. La validité de la parole sera pesée par la personne elle-même, et la démarche conjointe de la personne et du consultant ne consiste pas à dire si le propos est bon ou mauvais, mais de voir comment il fonctionne, ce

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qu’il implique. L’unique exigence que porte le consultant est une exigence de rationalité, et d’intelligibilité du propos de la personne au cours du dialogue. Comme nous le verrons plus en aval, cette posture de non jugement a pour corollaire une position de non sachant, et ces deux aspects de la méthode éthicologique font que le consultant n’a pas pour vocation de répondre aux questionnements de la personne, ou de donner son appréciation sur les paroles de la personne. Par son altérité marquée, ses questions, ses reformulations, ses demandes de précision ou d’exemples pour mieux comprendre la pensée de la personne, le consultant accompagne avant tout le cheminement du questionnement, sans faire du résultat de ce cheminement, un objectif prédéterminé.

Cet impératif de non jugement nécessite donc que le consultant puisse mettre à distance ses propres repères éthiques, ses propres réflexions sur la manière de mener son existence. Car en effet, si ces « paroles de vérité » de l’éthicologie nous marquent autant en tant que soignant, c’est bien parce qu’elles viennent nous interpeler en tant que personne humaine, elle aussi en prise avec ces mêmes conditions d’existence et donc à des questionnements éthicologiques. Une très grande vigilance est donc de mise, et finalement, une certaine modalité de rapport de soi à soi se fera aussi au cours du dialogue pour le consultant, mais ce rapport aura pour principale fonction d’éviter l’écueil d’orienter ou de juger la pensée de la personne. C’est par le biais de cette vigilance à ce que l’on pense soi-même en tant que consultant, que pourra être déployée concrètement cette posture de non jugement. Ainsi, la pensée doit être respectée autant dans la thématique qu’elle traite, que dans son contenu et ses implications, à condition qu’elle puisse répondre à une exigence de rationalité partagée par les deux personnes impliquées. Aucune approbation ou validation de la pensée n’est à attendre du consultant, qui nous le rappelons, met sa rationalité au service de la réflexion éthicologique de la personne.

Une autre déclinaison du respect mise à l’œuvre dans le cadre de l’éthicologie, réside dans le crédit qui sera donné à ce qu’expose la personne à l’occasion de l’échange. Dépourvue des idées de jugement de valeurs, en l’absence d’une volonté de diriger l’autre vers ce qui serait établi comme le bon sujet à penser, ou la bonne manière de l’envisager, la parole de la personne prend une valeur toute singulière. La démarche n’ayant pour but que de permettre à cette pensée de s’exposer, elle sera considérée de prime importance, et en tant

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que reflet de la pensée rationnelle, le consultant lui attribuera un crédit, une probité. Ainsi, la pensée sera abordée avec considération, et en complément d’une posture de non jugement, les implications de la pensée sur le réel seront jugées hautement probables. Nous pouvons prendre un exemple. Les évocations de changement de vie plus ou moins importants, parfois radicaux, sont fréquentes à l’occasion de la survenue de la maladie cancéreuse. Déménagements, changements de profession, mais aussi séparations, sont des circonstances de vie régulièrement abordées à l’occasion des entretiens éthicologiques. La posture que nous essayons d’exposer est que, quelle que puisse être la pensée de la personne quant à ces changements potentiels, cette dernière sera respectée. Les discussions autour de la nécessité de changement de vie pour « s’accorder avec ce que l’on pense être

bon » (pour reprendre les mots d’un monsieur vu en consultation) se baseront sur le crédit

attribué à cette pensée et à sa puissance bien réelle. Sans préjuger qu’il s’agisse d’une forme de bravade, ou de provocation, sans voir dans ces idées des mouvements psychiques particuliers, l’échange respectera la position de la personne. Ainsi peu importe que ces pensées finissent ou non par devenir réelles, la discussion peut aussi bien concerner un réel existant qu’un réel potentiel. La manière de vivre évoquée comme registre éthicologique est autant celle du jour, que la manière de vivre possible (pas nécessairement la plus probable). C’est dans ce que nous pourrions appeler le sérieux, ce crédit donné à la parole, que le respect de la pensée de soi se manifeste aussi.

Pour aller plus loin, nous pourrions même aller jusqu’à dire que la vérité du propos tenu n’est pas le problème de l’éthicologie. Une fois encore, peu importe que le propos se rapporte à la réalité concrète actuelle, car ce qui est visé par l’éthicologie est avant tout de penser, et de trouver au travers de cet exercice, une opportunité de se regarder soi-même. Là encore nous pouvons citer un exemple intéressant. Un monsieur atteint d’un mélanome au stade métastatique, a été vu en entretien dans le cadre de notre travail de recherche. Ce dernier était en quatrième ligne de traitement par chimiothérapie orale et venait pour renouvellement de sa thérapie et réalisation d’un bilan d’évolution. Ce dernier montre une stabilité de la maladie, sur l’ensemble des métastases connues.

Au cours de la discussion, cet homme, très imprégné de pratiques de soins énergétiques, et consommateur de nombreux compléments alimentaires considérés comme « anti-cancer »,

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nous expose qu’il est compliqué pour lui de prendre cette chimiothérapie orale au domicile. « Dès le troisième jour de prise, j’ai senti que c’était un poison ». Nous discutons alors de la façon dont il développe une « prise en charge de lui-même » selon les préceptes de nutrition, de méditation, et d’autres pratiques d’inspiration orientale. Puis, il nous annonce enfin, qu’il ne prend pas la chimiothérapie, qu’il ne l’a pas dit à son médecin traitant, ni à son oncologue, et que les seuls traitements pris sont ceux qu’il se concocte lui-même. En tant qu’oncologue, étant donné les résultats de stabilisation du scanner et de la nature particulièrement agressive de l’évolution des mélanomes au stade métastatique, nous avons été assez surpris. Nous avons pris le parti de ne pas discuter la véracité de ces paroles. En réalité, la rationalité que nous souhaitions mettre au service de ce monsieur n’a pas pour impératif de traiter uniquement de sujets dont nous sommes certains de la réalité. Nous ne saurons jamais si ce monsieur prenait ou non sa chimiothérapie orale, et dans le cadre de notre exercice, cette donnée de réalité n’est pas essentielle : en attribuant du crédit à cette parole, un échange véritable, rationnel a pu s’établir, et du fait de cet investissement cette possibilité a pu être envisagée avec tout le sérieux nécessaire.

Evidemment, à la place du médecin référent, l’échange aurait pris une autre tournure car la non-observance effective pose une question médicale de prise en charge, et peut-être de confiance dans le cadre de la relation soigné-soignant. Ce type de discussion a lieu régulièrement au cours de notre pratique d’oncologue urologique où l’observance des hormonothérapies (techniques de castration chimique dans le cadre de la prise en charge des cancers de la prostate) est une problématique parfois épineuse (notamment en raison des conséquences sexuelles de ces traitements). Nous avons au cours de l’entretien pris le parti de ne pas chercher à savoir si cette parole était vraie ou non, nous avons essayé de comprendre comment la personne était arrivée à penser que cette option était la meilleure. En sortant de la position du jugement, de celui qui dira que c’est mal de faire ou de ne pas faire, de dire ou de ne pas dire, et en donnant à cette possible parole le crédit d’un réel, une valeur de réel, les conditions de l’échange éthicologique ont pu se maintenir. L’éthicologie n’est donc pas une pratique de la vérité, mais une pratique d’un regard vrai sur soi, et ce regard vrai sur soi-même n’a pas pour impératif de se baser sur des faits bien réels. Le regard vrai sur soi trouve avant tout ses conditions dans la méthode proposée.

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