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philosophie mais pratiquer la philosophie

5.2.4. Pensée en mouvement

La méthode que nous souhaitons développer en éthicologie doit aussi prendre en compte le caractère mouvant de la pensée. En effet la parole éthicologique est une pensée qui cherche autant qu’elle se cherche. Par pensée qui cherche, nous entendons que les entretiens éthicologiques sont l’occasion pour les personnes d’aborder selon un versant rationnel, par le dialogue, des registres de pensées qui peuvent ne pas être habituellement partagés ou questionnés. La place du consultant qui pose des questions, propose des reformulations est un des leviers de cette activité de recherche de la pensée, recherche de ce qu’est la position propre de la personne, ainsi que les raisons et les implications concrètes de cette position, vis-à-vis des différents registres éthicologiques. Cette recherche n’est pas sans effort, elle mobilise la personne et implique donc une posture bienveillante et encourageante du consultant. Et, autant l’élaboration que la formulation intelligible, constituent les efforts consentis par la personne. Cette idée de pensée qui cherche nous fait employer l’expression d’exploration.

Par pensée qui se cherche, nous reprenons ces notions d’effort d’élaboration et d’expression rationnelles de la pensée. Le fait de la maladie, et le caractère très intime, rarement abordé avec une personne tierce, de la dimension éthicologique ont pour conséquence que cette pensée ne va pas de soi. En effet, c’est un exercice peu commun que de se regarder soi-même, de veiller à ce que l’on pense, et à comment on le pense et on le fait vivre. La pensée n’est pas claire du premier coup, dans son contenu et sa forme. De plus, l’arrivée de la maladie cancéreuse a pu aussi fortement perturber les positions et les perceptions de la personne quant aux registres éthicologiques. Parce qu’abordée et exposée de manière inédite, la pensée éthicologique est une pensée qui se construit au fur et à mesure qu’elle est exprimée. Il s’agit donc d’une pensée qui se cherche, et non d’une récitation ou d’une parole automatique.

Cette pensée qui cherche et qui se cherche, implique donc des mouvements de la pensée. Des revirements, des retours en arrière, des contradictions vont donc nécessairement survenir, en lien avec ce mouvement. La place du consultant face à ces mouvements sera bien évidemment de les tolérer, car ils font partie intégrante de l’exercice. Ces modifications

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du discours sont à tolérer car la solidité ou l’invariance ne sont pas le but : on ne cherche pas à ce que la personne nous livre un édifice éthicologique parfait et cohérent du début à la fin. La recherche dont nous parlons ne peut s’épargner ces revirements. Nous avons pu voir au cours de notre travail de recherche pratique que les positions peuvent changer entre deux entretiens, voire au cours du même entretien ; ces évolutions sont aussi à mettre en parallèle avec les possibles méandres de l’évolution de la maladie des personnes atteintes de cancer. Ainsi aucun élément ne peut être figé, car tous les éléments du décor sont en mouvement réel, ou potentiel et la pratique éthicologique ne tâche pas de faire entrer dans un cadre ou de faire comme un cliché instantané que la personne serait sommée de prolonger quels que soient les évènements.

Pour autant, la possibilité de changements a beau être connue, le consultant fera aussi de ces modifications, de ces revirements, un élément essentiel de l’échange. Les leviers du regard sur soi reposent sur la possibilité de se considérer soi-même et ceci passe par ce tâtonnement de la pensée éthicologique. Ainsi, les contradictions seront soulevées, non pas pour dire que ceci est hors cadre, relève de la faute ou de l’incompétence. La mise en évidence de pensées contraires se doit d’être délicate, et accompagnée. Il nous est souvent arrivé lors des entretiens de rappeler aux personnes toute la difficulté des questions soulevées ; les difficultés étant dues au registre abordé, très intime, parfois rarement interrogé, mais aussi à la délicatesse de pouvoir traduire en mots intelligibles une pensée de cette nature. La reconnaissance de l’existence et de la légitimité de ces difficultés est un élément essentiel. Elle dédramatise la situation et constitue un élément important de réassurance, indispensable pour que la personne se considère elle-même en mesure de poursuivre malgré cette contradiction. De plus, il nous semble important de relever cette contradiction et de bien faire comprendre à la personne que cette contradiction est l’exercice en lui-même, et qu’en survenant, elle est la manifestation d’une authentique réflexion. Ces notions reprennent celle de non jugement que nous avons déjà définie.

La révélation de la contradiction interne, de l’incohérence, qui est une des déclinaisons possibles des entretiens éthicologiques est donc essentielle. Mais contrairement à la pratique socratique par exemple, qui par la mise en évidence de l’ignorance convoque l’autre à se soucier de lui, à philosopher, l’éthicologie ne s’articule pas autour de la

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dimension de connaissance : on ne veut pas faire comprendre à l’autre qu’il ignore, mais bien lui révéler qu’il cherche, et qu’il est en mesure de faire cette recherche de soi et par soi. L’incohérence ou la contraction sont des invitations à réfléchir et c’est ainsi qu’elles doivent être présentées. Ainsi le consultant pourra interroger cette incohérence, dans le cadre de cet exercice rationnel. Il posera des questions pour alimenter la réflexion mais ne remettra pas en cause la personne elle-même. La remise en question de la personne pourra se faire au cas échéant, par le biais du regard qu’elle portera alors sur elle-même, au travers des questionnements soulevés, mais les interrogations ne peuvent pas prendre l’aspect de sommations à répondre immédiatement, ou à se remettre en cause. A plusieurs reprises au cours de notre recherche, les personnes ont pu témoigner de l’atypie de l’entretien mené, qu’elles ne s’attendaient pas à cela, mais aussi du fait que cela avait été l’occasion de voir les mouvements à l’œuvre et de saisir l’indéfinition de certains aspects de leur vie.

« Cela me fait du bien de douter, de me questionner, alors que j’ai le sentiment que tout est

déjà écrit d’avance, et que je suis sur une autoroute toute droite». La pratique éthicologique

met en évidence le doute d’être certain de sa pensée, met en évidence la complexité de se dire. Et le consultant, en relevant les incohérences de la pensée, met ce doute au tout premier plan. Le but n’est pas de faire chuter les idéaux (nous avons constaté que cette modification des idéaux ou des priorités de vie, est induite par la maladie et que cette modification déjà réelle est l’objet de l’entretien éthicologique), mais de permettre d’interroger la rationalité du discours de soi, et d’en mesurer l’articulation avec sa vie concrète. Dans cette perspective, le doute peut être perçu non pas seulement comme une perte de repères, mais aussi comme une observation bien réelle de la portion d’indéterminé, voire de liberté résiduelle. Si l’on doute, cela peut aussi être dû au fait que quelque chose dépend de soi, du choix qui sera fait, ou du parti pris qui sera suivi, et dans la singularité des registres de l’éthicologie, c’est bien la personne elle-même, dans sa liberté irréductible - la liberté de sa pensée - qui a les clés pour appréhender authentiquement ce doute.

En partant de ce point de vue, le but de la consultation éthicologique n’est donc pas de répondre pour la personne, ou d’accompagner la personne dans une résolution impérative de cette situation de doute, puisque cette dernière n’est pas l’impasse mais le levier même du rapport de soi à soi. Et si certains viennent avec à l’esprit une situation concrète à

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résoudre, il n’est pas impératif d’atteindre cet objectif. L’apaisement lié à la résolution d’une situation de conflit ou de doute est très précieux, surtout pour des personnes en situation de maladie grave, nous ne le nions pas, et certains entretiens éthicologiques ont pu participer à cet apaisement du doute. Mais il nous semble important de considérer cet apaisement comme un objectif important mais secondaire. La pensée éthicologique est une pensée qui cherche sans objectif de trouver.

La pensée en mouvement permet au consultant de saisir, de par sa rationalité, les points à questionner, à reformuler. Les modifications du discours, contradictions, doutes seront soulevés, avec prudence, délicatesse et bienveillance, car ils sont investis comme des manifestations de la vie pleinement persistante dans cette dimension éthicologique. Nous reprenons la place du consultant comme une altérité questionnante et non offensive. Il est de son rôle de relever les propos qui nécessitent une interpellation de la personne et il ne peut pas avoir d’exigences vis-à-vis de la forme ou du fond de la pensée, sans quoi la bienveillance de la démarche serait remise en cause.