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consultation en oncologie

3. IMPLICATIONS LIÉES À L’IDENTIFICATION DE CETTE DIMENSION

3.2.4. Risques éthiques d’une telle démarche

3.2.4.1. Un nouvel impératif de transparence absolue vis à vis des soignants ?

Nous avons pu énoncer lors du chapitre précédent, toute la singularité des propos de l’ε, et nous en avons établi le caractère très intime, très personnel. Pour reprendre les mots de certains patients, « ils se livrent », « ils s’abandonnent », « ils se mettent à nu ». Ces différentes expressions reflètent bien cette dimension d’extrême intimité. C’est à l’occasion d’un mouvement d’exposition d’eux-mêmes, dans ce qu’ils ont de plus profondément ancré, dans ce qui les caractérise en tant que sujet, que ces propos émergent.

Dans ces conditions, nous pourrions être amené à considérer cette intimité telle, qu’elle ne peut être finalement abordée : proposer une approche directe de l’ε ne pourrait pas aussi être perçu comme une invitation plus ou moins adaptée, ou alors comme une véritable injonction à « se mettre à nu » ? L’erreur serait ainsi de penser, sous prétexte de prise en soin, dans une vision certes bienveillante mais tout autant paternaliste et impérative, que tout peut ou plutôt tout doit être exposé pour le bien de la personne. En raison d’une telle démarche, on pourrait reprocher aux soignants de faire que sous prétexte de maladie, la personne prise en soin leur soit complétement transparente, même dans ce qui, en tant que professionnels de santé, ne les regarde pas de manière impérative.

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Il pourrait nous être opposé que cette dimension si intime peut et doit être abordée en dehors de l’hôpital (en tant que lieu et en tant que temporalité), en dehors d’un contexte de soin, car les réflexions de l’ε, si elles intègrent la survenue de la maladie et ses conséquences, ne se limitent pas à la maladie. On peut en effet voir dans cette proposition un débordement de la médecine et du monde du soin en dehors de leur lit initial. A l’occasion d’un séminaire où ce travail avait été présenté, une personne pratiquant le coaching nous a très clairement dit que ça n’était pas à des soignants de prendre cela en charge, que c’était encore une fois marquer la médicalisation de tout, y compris de l’existence et que cela n’était qu’un moyen supplémentaire de renforcer la position de médecin, de soignant qui doit tout savoir et tout diriger : « tout n’est pas médical ».

Ces remarques quant à l’intimité et aux difficultés à pouvoir l’exposer sans se sentir d’autant plus vulnérable, sont à prendre très sérieusement en compte, et il est impératif de ne pas minimiser cette exposition de soi au sein de l’ε, non plus en tant que malade, mais en tant que personne. Parler de la maladie, des symptômes, de leurs conséquences physiques ou psychiques, n’est déjà pas chose aisée, mais dans ces registres, la maladie est placée au centre, comme en tampon. Les propos de l’ε incluent mais débordent ces thématiques, et une attention toute particulière à ne pas imposer à l’autre cet exposé doit être portée.

De même nous partageons tout à fait l’idée que les propos de l’ε ne surviennent pas exclusivement dans le temps ou le lieu de l’hôpital ; ces considérations sur l’existence, sur les valeurs et sur sa manière de vivre peuvent être échangées avec des proches, des membres de sa famille, des amis… Cependant deux idées nous viennent en tête : la première est que ces paroles sont adressées. C'est-à-dire que si la personne les émet, elle choisit de les adresser à quelqu’un (en l’occurrence, un soignant). Ces propos ne sont pas anodins, sont lourds de sens et parfois très exposants, et ils sont donc adressés en direction d’une personne identifiée. Et s’ils peuvent être dits à d’autres, ils sont alors dits aux soignants. Les adresser aux soignants, c’est les interpeler, en tant que professionnels mais aussi en tant que personnes.

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La seconde idée est que l’intimité de ces propos fait aussi qu’il n’est pas aisé de les adresser à ses proches (nous avons parlé précédemment du sentiment d’isolement que certains patients peuvent exprimer à ce sujet) : « A qui pourrais-je le dire ? ». La fonction soignante est perçue aussi comme profondément marquée par l’idée du secret professionnel, et le climat de confiance qui peut naître à l’occasion de la prise en charge a un effet facilitateur sur l’expression. Nous aurons l’occasion plus tard dans ce travail d’insister sur la place importante d’un tiers soignant, mais non impliqué dans la prise en charge pour réaliser cette approche.

L’intimité de ce registre de l’ε, et la nécessaire subtilité de son approche en font aussi un terrain dangereux, avant tout pour la personne. Le contexte de vulnérabilité, l’impact du regard d’autrui, les enjeux relationnels ou biographiques, ou encore les différentes injonctions que nous avons pu citer en début de travail, sont autant de raisons pour penser que les proches d’une personne ne sont pas nécessairement mieux placés pour aborder avec justesse et délicatesse ce registre de l’ε. Les conséquences d’un échange de l’ordre de l’ε avec un proche peuvent être tout aussi négatives, si ce n’est plus avec un proche qu’avec un soignant, non impliqué biographiquement ou sentimentalement, et avec un enjeu relationnel de dimension moindre.

Enfin, on pourrait aussi se poser la question de la présence de l’autre au sens large, peu importent sa place ou son type de relation avec la personne. L’altérité en elle-même, qu’il s’agisse de celle d’un soignant, d’un ami, d’un époux, peut être un véritable problème, car la présence d’autrui, ne serait-ce qu’en tant qu’auditeur de l’ε, va déjà influer sur le discours et pourquoi pas, remettre en cause la singularité de ce dernier. Et quand nous voyons la nature des réflexions et leur impact sur la personne, ce risque de modifier, plier, orienter la singularité est à peser. Sans reprendre ce que nous avons déjà exposé, il nous semble que, si ce risque est à considérer, les enjeux de considération de l’autre dans sa singularité justement, de prévention des perturbations psychiques et l’impératif de non abandon sont autant d’arguments pour maintenir la proposition. D’autres pratiques (psychologiques, spirituelles, religieuses) démontrent que des questions intimes peuvent être tout de même envisagées en présence d’autrui. La présence de l’autre au sens large, peut s’accompagner quasi intrinsèquement, d’un risque de soumission ou d’assujettissement. Mais sans être une

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contre-indication à nos yeux, ce risque établit un point méthodologique majeur. Préserver la pudeur, la singularité ou la liberté de la personne ne veut pas signifier ne pas l’aborder du tout. Nous envisageons la réflexion au sujet de l’ε, comme une pratique certainement singulière, mais pas nécessairement solitaire.

La réalité de la pratique nous a montré que certaines personnes étaient en demande de parler de l’ε. Et la position de soignant, si elle n’est pas en elle-même un argument irréfutable justifiant cet abord, ne représente pas non plus un obstacle, à condition d’avoir bien pris en compte toutes ces réflexions autour de la pudeur et de l’intimité, et de faire de cette démarche, une proposition et non un impératif, à l’instar de la prise en charge psychologique par exemple.

3.2.4.2. Difficultés envisagées dans la conduite de ces échanges

La conscience de ces risques sur la personne engendre bien évidement un ensemble de craintes pour celui ou celle qui penserait aborder l’ε : craintes de mal faire, de faire mal, de ne pas savoir quoi dire. En effet, donner un espace dédié à l’ε, c’est proposer une pratique inédite, ou en tout cas qui diffère radicalement de ce que nous faisons actuellement : il existe en effet certainement une différence entre recevoir ces paroles et en faire quelque chose, relancer, discuter. De par les risques et de par l’absence de repères, il pourrait être jugé trop audacieux voire tout bonnement dangereux de s’aventurer dans cette exploration, dont le seul à pouvoir réellement en pâtir est la personne en face de nous.

La modification de positionnement qui accompagnerait de même cette proposition est déstabilisante et peut freiner l’initiation de la démarche. Pour préserver cet espace de liberté et ne pas faire plier la pensée de la personne à ce qui serait une bonne manière ou en tout cas de manière adéquate de penser, il faut considérer une nouvelle position. La notion de savoir est probablement à abandonner (la suite de notre travail traitera de cette question de la position du non sachant). En tant que soignant médecin, porteur d’un savoir sur le corps ou le psychisme que la personne malade vient solliciter, nous sommes habitué à fournir des explications, à répondre aux interrogations et à prescrire, dans tous les sens du terme. Nous avons en tant que soignant somaticien ou en santé mentale, une démarche qui permet d’aboutir à une certaine proposition. Dans le cadre de l’ε, ne pouvant pas nous

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permettre de penser à la place de l’autre, dans cette exigence éthique de préserver cette liberté, une modification de positionnement s’impose. Quand ces paroles émergent au cours de la consultation, en tant que soignant, le plus souvent, nous prêtons attention à ces propos, nous en faisons l’ « accusé de réception », pour reprendre l’expression d’une collègue infirmière. Envisager d’aborder l’ε implique de ne plus simplement recevoir ces réflexions, mais de les questionner, de les creuser en réalité, ce qui ne peut pas être fait dans une posture de sachant. Aborder cette dimension, ce n’est pas par essence répondre aux questionnements mais être l’accompagnant de ces réflexions. Cette autre façon d’envisager les échanges et avoir à l’esprit que l’absence de réponse, inhérente à ce type de réflexions, peut mener vers de possibles impasses, rend la tâche ardue et peut refroidir les ambitions d’un tel projet.

Il est certain que ces changements de paradigme, de positionnement, ne sont pas des éléments qui rendent cette idée naturelle ou facile à mettre en place. Tout ceci nous impose de penser la relation à la personne différemment, ainsi que de concevoir une modalité d’accompagnement non plus sous la forme de l’éclairage par la connaissance, mais sous la forme d’un accompagnement subtil, attentif aux conséquences de ce qui se joue, et conscient de la nature crue, parfois déroutante, ou en tout cas inhabituelle de ce qui s’y développera.