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Établissement des faits stylisés pour l’Espagne

1.1.4. Évolution des usages de l’eau et mise en place du modèle : le régénérationnisme hydraulique

1.1.4.1. La « solution hydrologique » et la politique agricole de Joaquín Costa

Le mouvement régénérationniste réunit un ensemble de figures telles Lucas Mallada, Macías Picavea et Rafael Torres. Néanmoins, au vue de ses interventions devant les Congrès d’agriculture et d’élevage de Madrid (1880-1881) ou face à la Chambre d’agriculture du haut Aragón (notamment en 1892 et 1893) et de son ouvrage Política hidráulica (misión social de los riegos en

España) (1911a), c’est Joaquín Costa qui en est le porte-parole le plus emblématique (Fernández Clemente, 1990).

En l’absence de possibilités extérieures, à l’inverse des pays impériaux aux stratégies spatiales externes, le regénérationnisme de Costa repose sur des transformations radicales de la géographie espagnole et, en particulier, du réseau hydrographique, étant donné que : « l’eau est la pierre

angulaire de tout le système dans nos climats méridionaux chauds » (Costa, 1911b : n.p.)51. La

formulation suivante résume la doctrine de Costa :

« il existe d’énormes réservoirs [d’eau] sur les crêtes et dans les entrailles de la montagne, et nous pouvons la déverser avec la régularité mathématique des pulsations cardiaques sur le pays, en le quadrillant par un système artériel hydraulique qui atténue sa chaleur et étanche sa soif » (Costa, 1911a : n.p.)52.

L’usage de la métaphore filée sur le thème de la chirurgie est caractéristique des écrits de Costa. Elle ne se limite pas à sa vision du caciquisme (Cf.supra), elle lui permet également de peindre le portrait du « chirurgien de fer » [« cirujano de hierro »] (Costa, 1901) dont le pays aurait besoin afin de mettre en pratique ses recommandations.

Costa (1876 : 201), qui considère que « l’Espagne n’est toujours pas conquise », prône le recours massif à la grande hydraulique (construction de barrages, de canaux, etc.) afin d’assurer une « colonisation interne » (Marié, 1999 : 27). Il s’agit de : « refaire la géographie de la patrie afin de

répondre à la question politique et à la question sociale » (Costa, 1911a : n.p.). Cet

interventionnisme dépasse de loin l’aménagement territorial. Pour lui, les conditions climatiques et hydrologiques (caractérisées par une insuffisance de pluies, des sécheresses et par une inégale répartition des ressources) et l’impérieuse nécessité d’y remédier sont telles que : « si dans d’autres pays il est suffisant pour l’Homme d’aider la Nature, ici il est nécessaire de faire plus, il est

nécessaire de la créer » (1911a : n.p.)53.

Pour Costa, satisfaire cet objectif de recomposition territoriale, considéré comme d’intérêt national, implique un changement d’échelle dans la gestion de l’eau : elle doit être confiée à l’État afin de transcender les intérêts locaux tout en dépassant les affrontements de partis, en particulier pour ce qui concerne l’eau agricole. Pour l’auteur : « la politique hydraulique implique la nationalisation

par l’État de l’eau pour l’irrigation ainsi que son réseau d’approvisionnement et ses retenues »

(Costa, 1911a : n.p.)54.

51 [« (…) la piedra angular de todo este sistema es el agua en nuestros cálidos climas meridionales »].

52 [« (…) hay inmensos depósitos de ella en las crestas y en las entrañas de los montes, y podemos

derramarla con la regularidad matemática de las pulsaciones sobre el país, cruzándolo de un sistema arterial hidráulico que mitigue su calor y apague su sed. »]

53 [« España no está conquistada todavía. »] ; [« (…) rehacer la geografía de la patria para responder a la cuestión política y la cuestión social. »] ; [« Si en otro países basta con que el hombre ayude a la Naturaleza, aquí tiene que hacer más, tiene que crearla. »]

54 [« La política hidráulica lleva consigo la nacionalización del agua para riego y su alumbramiento o

Cette recomposition territoriale a pour moyen privilégié le recours à la grande hydraulique planifiée et financée par l’État qui, partant, devient l’agent du développement économique et, surtout, le promoteur des programmes de construction des infrastructures hydrauliques. Ce transfert de compétences vise à réduire l’influence des instances locales telles les municipalités, les associations d’usagers [heredamientos] et les assemblées de propriétaires terriens [Juntas de

hacendados], dont les ressources financières et organisationnelles ne sont pas suffisantes pour

mettre en place de tels ouvrages (Pérez Picazo, 2004). La maxime de Costa « irriguer, c’est

gouverner » (Pérez Picazo et Lemeunier, 2000) n’est alors pas sans rappeler celle du Maréchal

Lyautey au sujet du Maroc (« Au Maroc, gouverner c’est pleuvoir »). Notons, que malgré quelques réticences préalables, les propriétaires terriens sont globalement favorables aux mesures régénérationnistes car elles permettent de pallier le contexte économique maussade.

Loin de se limiter aux infrastructures hydrauliques nécessaires pour irriguer de nouvelles terres, les recommandations de Costa portent également sur la manière de les cultiver. Ainsi, face aux stratégies protectionnistes défendues par les grands propriétaires terriens (latifundistes), il prône une stratégie offensive assise sur une agriculture intensive, à haute valeur ajoutée (vigne, horticulture, fruits) et internationalement concurrentielle (Ortí, 1984 ; Fernández Clemente, 1990). Selon Costa (1911a : n.p.), entre autres, il faut :

étendre les zones de prés, alors insignifiantes ; démanteler les troupeaux effectuant la transhumance ; développer un élevage capable de soutenir la concurrence des viandes américaines ;

réduire les superficies destinées aux céréales ; doubler le rendement par hectare des semences et les rendre capables de résister à la concurrence des Russes et des Nord-Américains ;

développer la culture d’arbres fruitiers, « travailleurs infatigables en exercice jour et nuit pendant neuf mois de l’année » ;

augmenter les revenus des travailleurs agricoles et des artisans ;

faciliter le crédit agricole ;

contenir l’émigration vers des pays étrangers et persuader les émigrés de revenir ;

« transformer en une partie vive du territoire national, ces membres atrophiés et

inertes » comme les steppes (par exemple, « le triste » campo de Níjar ou la huerta de

Murcia).

En plus de ces recommandations, Costa (1911a ; 1911b) exhorte à développer l’instruction des agriculteurs et de leurs enfants pour la maîtrise des techniques agricoles modernes tels que l’usage

des engrais chimiques ou les rotations culturales sans jachère, et pour remplacer les céréales par la culture de légumineuses, plus rentable et plus concurrentielle.