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Établissement des faits stylisés pour l’Espagne

Section 2. L’ère franquiste (1939-1975)

2.1.3. L’heure des grandes réalisations : l’exemple du transfert du Tage

2.1.3.1. Genèse du projet : le Plan des travaux publics de 1939

Le Plan Pardo donne lieu à trois propositions « alternatives » (MME, 2000b). La première date de 1937. Félix de los Ríos présente un projet de transfert de l’eau de l’Èbre, alors même qu’il est directeur de la Confédération syndicale hydrographique de l’Èbre (sic) : il prévoit un transfert de 1 260 Mm3/an à partir de Xerta vers les bassins du Júcar et du Segura, qui eux-mêmes apporteraient un volume total de 900 Mm3/an, dont 630 Mm3/an permettraient d’approvisionner le bassin du Sud

[Cuenca sur].

Le second projet, très proche, est rédigé par la Délégation nationale des services techniques de la Phalange espagnole traditionnaliste. Il prévoit un transfert de 1 925 Mm3/an en provenance de l’Èbre, dont 1 505 Mm3 seraient consommés dans le bassin du Júcar. Entre temps, le transfert collecterait 788 Mm3/an du Mijares, du Turia et du Júcar. Ainsi, le bassin du Júcar recevrait un total de 717 Mm3/an d’origine externe. Les bassins du Segura et du Sud recevraient respectivement 1 138 Mm3 et 79 Mm3 par an et n’apporteraient rien (Cf. Figure 23, p. 141).

Le troisième projet est porté par l’ingénieur Luís Sánchez Cuervo, défenseur des intérêts de la « séguia royal du Júcar » [Acequia real del Júcar] datant du XIIIe siècle et ayant donné lieu à une communauté d’irrigants du même nom. Afin de limiter la contribution du Júcar (à un volume de

94 [« (…) estamos dispuestos a que no se pierda una sola gota de agua ni persista una sola injusticia. » ;

« Hemos hecho que la Nación vuelva su cara al campo y no descansaremos hasta que el campo alcance el progreso y el bienestar que se merece »].

600 Mm3/an), il propose d’associer à ce transfert celui de l’Èbre. Il est ainsi le premier projet qui associe de manière crédible les deux projets de transfert et est celui qui teintera le plus le projet élaboré en 1967 (Cedex, site internet).

Sur la base de ces trois propositions, le « Plan des travaux publics » [Plan de obras públicas] de 1939 vise à planifier la politique hydraulique sur une vingtaine d’années. Il estime nécessaire de réaliser des études préliminaires plus détaillées, notamment en ce qui concerne les infrastructures régulatrices visant à résoudre le problème de déséquilibre temporel, étant donné que les projets antérieurs dont celui de Pardo en particulier : « se fondent sur des données qui n’offrent pas les

garanties nécessaires » (Plan de 1939 cité par CHS, 1998 : 77)95. Ainsi, il se focalise sur la

mobilisation de l’eau à l’intérieur de chaque bassin par la construction de nombreux barrages, et repousse les transferts à une phase ultérieure. Ce choix s’explique par l’incertitude technique quant aux transferts interbassins, dont la viabilité économique n’est pas assurée, mais aussi par la situation économique du pays.

De plus, d’un point de vue méthodologique, ce plan marque une rupture avec les plans précédents. Ceux-ci prenaient comme point de départ le nombre d’hectares à irriguer pour calculer les volumes à mobiliser, faisant l’hypothèse que l’offre d’eau était assurée et qu’il suffisait de l’adapter à une demande prédéterminée. Au contraire, ici :

« le problème de l’expansion et de l’amélioration des périmètres irrigués du Levante doit être résolu en prenant comme donnée fondamentale les débits en excès dans les autres bassins et qu’il est, économiquement, possible de transférer, en reléguant comme question secondaire la fixation de l’extension des périmètres irrigués possibles » (MME, 2000b : 44)96.

Ainsi, le projet de transfert du Tage est abandonné au profit de programmes de développement des périmètres irrigués à partir d’eau en provenance des bassins eux-mêmes et d’un vaste développement des infrastructures au sein des bassins. Ce plan est approuvé par les lois du 11 avril 1939 (B.O.E., n° 115, du 25/04/1939) et du 18 avril 1941 (B.O.E., n° 122, du 02/05/1941).

2.1.3.2. Mise en œuvre du transfert du Tage

Le Conseil des ministres approuve dès 1955 le projet de transfert. Il faut néanmoins attendre le 30 juillet 1966 pour que le gouvernement ordonne la préparation d’une proposition pour le projet (Swyngedouw, 2007b).

Les trois Plans de développement économique et social de 1964-1967, de 1968-1971 et de 1972-1975 élaborés par le Ministère de la planification et du développement [Ministerio de planificación

95 [« (…) los tanteos presentados se basan en datos que no ofrecen las necesarias garantías. »]

96 [« (…) el problema de la ampliación y mejora de los riegos de Levante hay que plantearlo tomando como

punto fundamental los caudales sobrantes que puede haber en otras cuencas y que, económicamente sean posible trasvase, dejando como cuestión secundaria el fijar la extensión de la superficie de posible riego »]

y desarrollo] planifient, entre autres, les usages de l’eau. C’est notamment le cas du second Plan qui crée la Commission des ressources hydriques [Comisión de recursos hídricos] afin de réaliser les bilans hydriques actuels (1967), et à court (1972) et moyen termes (2000). Celle-ci conclut que l’utilisation des eaux du Tage et de l’Èbre n’est pas une option, mais une obligation nécessaire pour résoudre les problèmes de développement des zones irriguées de la façade méditerranéenne. Ce faisant, elle remet à l’ordre du jour de l’agenda politique l’idée des grands transferts proposée une trentaine d’années auparavant.

En 1967, la Direction générale des travaux publics publie l’« Avant-projet général d’exploitation conjointe des ressources hydrauliques du centre et du Sud-Est de l’Espagne. Le complexe Tage-Segura » [« Anteproyecto general de aprovechamiento conjunto de los recursos hidráulicos del

centro y sureste de España. Complejo Tajo-Segura »] (MOP-DGOH, 1967). Ce programme,

approuvé par Ordre ministériel du 2 août 1968, part du constat continu de l’inégale répartition des ressources selon les bassins. Il se présente donc comme un plan de correction du déséquilibre existant et à venir entre les façades atlantique et méditerranéenne et fait écho aux conclusions de Pardo. Selon ce document, en 2000, en prenant comme hypothèses une population totale de 55 millions d’habitants97 et 3 822 569 hectares de périmètres irrigués, les bassins des Pyrénées orientaux (Bassins internes de Catalogne), du Júcar, du Segura, du Sud et du Guadalquivir seraient déficitaires, tandis que ceux de l’Èbre, du Duero et du Tage seraient excédentaires (Cf. annexe 10). Étant donné que les barrages prévus par les plans antérieurs sont alors déjà construits (exemple des barrages d’Entrepeñas, de Buendía et d’Alarcón construits entre 1955 et 1957) ou en cours de construction, on reconsidère l’idée des transferts. De plus, un nouvel argument vient renforcer cette idée : il s’agit de répondre aux besoins non plus seulement du secteur agricole, mais aussi des secteurs industriel et urbain notamment dans le cas de la zone catalane. Trois projets de transfert sont alors envisagés : Tage-Segura (qui devient Duero-Tage-Segura) ; Júcar-Segura ; Èbre-Bassins internes de Catalogne.

Pour des raisons de proximité géographique, on privilégie les eaux de l’Èbre et du Tage. Les conclusions portant sur les déséquilibres hydriques sont validées par le Centre des études hydrographiques [Centro de estudios hidrográficos] qui publie en 1971 un Inventaire des ressources hydrauliques [Inventario de recursos hidráulicos]. Pour l’ensemble du pays, à l’horizon de l’année 2000, il estime les disponibilités en eau superficielle à 106 000 Mm3/an, le potentiel hydroélectrique à 150 000 GWh/an et la somme des périmètres irrigués à 4 500 000 hectares (existants, en construction et prévus). Le 30 janvier 1967, le Ministre des travaux publics Federico Silva Muñoz prononce un discours au Théâtre romain de Murcie au cours duquel il annonce le lancement des travaux, qui débutent le 13 septembre 1968 (Swyngedouw, 2007b). D’un point de vue légal, c’est la loi 21/1971 du 19 juin 1971 (B.O.E., n° 148, du 22/06/1971) qui arrête les

97 Précisons que pour établir le bilan des besoins en eau urbaine à l’horizon 2000, le document prend pour

ouvrages et les études à réaliser et qui définit les volumes à transférer. Le transfert doit pouvoir acheminer 600 Mm3/an dans un premier temps et, à terme, 1 000 Mm3/an (art. 1).

Les travaux se poursuivent durant presque toute la décennie 1970 et s’achèvent en 1978. Le transfert du Tage reste pour le moment le plus considérable au niveau européen par son ampleur sur plusieurs critères : la longueur, le volume d’eau acheminé, le coût et la complexité des travaux.

2.1.4. Multiplication des barrages

2.1.4.1. Augmentation de la capacité de stockage

Lors de la période franquiste, environ 575 barrages sont construits. Outre le nombre de barrages, c’est surtout la capacité totale de stockage qui a augmenté de façon exponentielle durant cette période, passant d’environ 3 800 Mm3 à près de 42 000 Mm3 de capacité théorique, soit une multiplication par plus de 11 (d’après données CIGB, 2003)98. Le découpage de l’ère franquiste en deux sous-périodes apparaît nettement : en 1957, la capacité de stockage théorique n’atteint que 12 400 Mm3 et seulement 195 barrages ont été construits depuis 1939 (Cf. Figure 11). Pour Gomez de Pablos (1973 : 242), c’est à partir de la seconde période : « qu’ont réellement été “créés” les

fleuves espagnols »99. Les infrastructures concernent essentiellement les bassins identifiés comme

excédentaires par les différents plans présentés précédemment. Ainsi, les bassins du Tage, du Nord et de l’Èbre, avec 331 barrages, totalisent près de 60 % du nombre total des réalisations (Cf.

Tableau 14).

Malgré l’intensité des réalisations hydrauliques, le rythme d’extension des périmètres irrigués a été plus lent. Au cours de la période, le total passe d’environ 1,7 million d’hectares à environ 2,7 millions d’hectares, soit moins d’un doublement (Cf. Tableau 15). Comparée avec l’augmentation des volumes théoriques, cette donnée valide le constat que, contrairement aux discours, l’irrigation n’était pas l’objectif premier de la politique hydraulique (Swyngedouw, 2007b) ou, du moins, que l’augmentation des capacités de stockage n’a pas été accompagnée de réformes simultanées, notamment en termes de propriété foncière, pour accompagner le passage d’une agriculture sèche à une agriculture irriguée (Pérez Picazo et Lemeunier, 2000).

98 La disparité des données quant à l’année de mise en eau des barrages explique en partie les écarts relevés

selon les sources. De plus, il est évident qu’une partie des barrages réalisés au cours de cette période, notamment pour les premières années, était planifiée par des plans antérieurs, mais ces chiffres rendent indiscutable l’idée que c’est Franco qui a impulsé de manière radicale la grande hydraulique de manière généralisée.

Figure 11 : Évolution du nombre de barrages construits et de la capacité de stockage totale (1900-2005)

(volumes cumulés en milliards de m3)

0 100 200 300 400 500 600 700 800 900 1000 1100 1200 1300 19 00 19 05 19 10 19 15 19 20 19 25 19 30 19 35 19 40 19 45 19 50 19 55 19 60 19 65 19 70 19 75 19 80 19 85 19 90 19 95 20 00 20 05 No m b re d e b ar ra g es 0 10 20 30 40 50 60 Vo lu m es Volumes cumulés Nombre de barrages

Source : élaboration propre d’après données CIGB (2003 et base de données) [période 1900-2003], MMA

(2008) et Embalses.net (site internet). D’après Swyngedouw (2007b : 14) (Cf. annexe 8 pour le détail).

Tableau 14 : Répartition par bassin hydrographique des barrages construits entre 1941 et 1980

1941-1955 1956-1970 1971-1980 Total Tage 21 51 52 124 Nord 22 67 25 114 Èbre 24 61 8 93 Guadalquivir 11 28 16 55 Duero 15 29 5 49 Guadiana 3 15 28 46 Júcar 9 16 4 29 Segura 1 7 7 15 Sur 0 2 8 10 Total 106 276 153 535

Source : élaboration propre d’après Swyngedouw (2007b : 18).

Tableau 15 : Évolution des superficies irriguées

1900 1916 1933-34 1960 1980 1990 2000-01 Almeria 22 112 26 428 32 745 33 300 47 042 73 552 88 703 Catalogne 137 387 180 532 198 200 176 768 223 126 211 321 255 042 Murcie 56 000 57 478 68 000 83 250 136 600 159 836 171 364 Valence 198 642 186 431 242 977 279 247 319 557 Espagne 1 338 400 1 366 441 1 500 000 1 800 000 2 800 000 3 300 000 3 418 684

Source : Pérez Picazo (2005 : 59).

Période 1

Période 2

2.1.4.2. Des barrages pour l’électrification du pays

Swyngedouw (2007b) démontre que la construction d’infrastructures hydrauliques pour satisfaire des objectifs agricoles est seulement un des aspects de la politique hydraulique franquiste. Celle-ci vise également (prioritairement ?) un objectif d’augmentation intensive de la puissance hydro-électrique installée. Ainsi, sur les 322 barrages construits entre 1940 et 1963, seulement 132 visent prioritairement l’irrigation. Ce phénomène se renforce par la suite, au point que seulement 38,2 % des barrages construits entre 1964 et 1977 sont destinés à l’irrigation tandis que 57,6 % visent la production d’électricité (Swyngedouw, 2007b). Ainsi, entre 1939 et 1957 la puissance hydro-électrique installée passe de 1 690 MW à 4 424 MW et atteint 12 598 MW en 1975 (Cf. Figure 12).

Figure 12 : Évolution de la puissance hydro-électrique installée entre 1900 et 1975 (en MW)

0 2 000 4 000 6 000 8 000 10 000 12 000 14 000 1900 1905 1910 1915 1920 1925 1930 1935 1940 1945 1950 1955 1960 1965 1970 1975

Source : élaboration propre d’après données CIGB (2003 et base de données) (Cf. annexe 9).

La contribution de l’hydro-électricité à la satisfaction des besoins totaux en électricité passe de 78 % en 1949 à 46,9 % en 1975, le reste étant assuré par l’électricité en provenance de centrales thermiques et, plus marginalement (et plus récemment), de centrales nucléaires (d’après données CIGB, 2003 ; base de données). Ce constat permet à certains auteurs d’étayer la thèse selon laquelle, lors du régime franquiste, l’appareil d’État entretient des relations particulièrement denses (« symbiotiques ») avec les producteurs d’électricité. Avec les grands propriétaires terriens (Cf.

infra), ils sont parfois décrits comme un des piliers majeurs du régime permettant d’expliquer sa

2.2. La « contre-réforme agraire » et l’intensification de la centralisation