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Chapitre  6   : Les jeunes aidants et la reconnaissance de leur réalité 87

6.3   Les jeunes aidants et le regard des intervenants 109

6.3.4   La solidarité et la réalité des jeunes aidants 121

Afin que nous puissions développer notre estime de soi, il faut que nous recevions une appropriation intersubjective, c’est-à-dire que notre contribution à la vie sociale doit avoir une valeur aux yeux d’autrui. Pour ce qui est de la réalité des jeunes aidants, nous avons déjà souligné, dans le chapitre précédent, comment les intervenants décrivent que le manque de sensibilisation par rapport à ce phénomène fait en sorte que nous sommes dans l’impossibilité d’identifier les jeunes. Ce manque de connaissance représente certainement un obstacle important pour assurer la reconnaissance en ce qui concerne la solidarité. La réalité des jeunes aidants est une réalité cachée, et en conséquence, ils ne peuvent pas recevoir cette appropriation intersubjective nécessaire au développement de leur estime de soi. Mais au-delà de ce manque de sensibilisation, plusieurs intervenants décrivent également le tabou entourant la situation des jeunes aidants :

Là, j’y vais vraiment avec une perception, mais j’ai l’impression que, dans l’ordre des choses, c’est le parent qui prend soin de l’enfant, que l’inverse est contre nature […] Donc, il y a comme une… Je pense que c’est difficile pour la population en général de reconnaître le rôle d’aidant naturel chez les enfants parce que c’est à l’envers. (INT3)

Ce regard stigmatisant influence les individus qui y font face, et ils se trouvent dans l’incapacité d’attribuer une valeur à leurs propres capacités. Ils « […] ne peuvent reconnaître à leur existence aucune signification positive au sein de la communauté. Pour l’individu, l’expérience d’un tel déclassement social va donc de pair avec une perte de l’estime de soi, il

n’a plus aucune chance de pouvoir se comprendre lui-même comme un être apprécié dans ses qualités et ses capacités » (Honneth, 2007 : 165). Ce regard de l’autre peut ainsi provoquer de l’isolement par crainte ne pas pouvoir être compris et d’être mis à l’écart par autrui. Les jeunes peuvent avoir l’impression de devoir cacher leur réalité, et cela « de peur, finalement, d’être jugés par les autres » (INT1). Les règles selon lesquelles chacun reçoit de l’attention sont en lien avec l’organisation de la société, et la façon dont les gens obtiennent de l’attention est influencée par leur rôle social, leur statut et les structures sociales (Derber, 1983). Une attention négative renforce ainsi leur place inférieure au sein de la société. Lorsqu’il est difficile pour les gens de recevoir de l’attention, un doute s’installe chez eux par rapport à leur valeur personnelle. Ce doute sur leur valeur peut donc empêcher les jeunes aidants de parler de leur réalité : « Eh bien, j’ai l’impression, dans ce que j’ai vu aussi, c’est que les jeunes, parce que c’est méconnu et parce qu’ils ont peur aussi des préjugés, ils n’en parlent pas trop » (INT7). Selon Honneth (2007), il faut en conséquence qu’on sensibilise l’opinion publique à l’importance des qualités et des capacités de chacun pour la collectivité afin de pouvoir augmenter leur valeur sociale, car c’est seulement par cette forme de reconnaissance qu’un sentiment de fierté peut se développer chez les individus. La majorité des intervenants sont très sensibles au fait qu’il faut changer le regard de l’autre. Ils soulèvent la nécessité de parler de cette réalité, d’informer la population en général des impacts d’une maladie sur la dynamique familiale et du rôle d’aidant chez les adolescents : « Mais il faut en parler. Il faut en parler puis il faut pas culpabiliser, donc c’est de changer les regards des autres » (INT4).

Lorsque nous établissons des liens avec la pratique du service social par rapport à la solidarité (troisième forme de reconnaissance), Houston et Dolan (2008) mettent en évidence qu’il faut rétablir les liens entre les systèmes (famille, école, travail, communauté, etc.) en augmentant l’appartenance des individus à ces différents systèmes. C’est seulement lorsque ces relations sont durables que la solidarité peut se développer, ce qui aide ultimement à combattre l’exclusion sociale des individus. Au-delà de la nécessité de sensibiliser la société à la réalité des jeunes aidants, l’analyse des entrevues avec les intervenants fait également ressortir l’importance de créer des liens entre les divers systèmes. Pour ce faire, les intervenants reconnaissent que la responsabilité est partagée entre eux-mêmes et les parents. Pour la part qui les concerne, les intervenants considèrent qu’il est de leur devoir d’éduquer les

environnements des jeunes aidants pour mobiliser les différentes ressources et ainsi trouver des accommodations dans le but de soutenir les adolescents dans les différents rôles qu’ils adoptent. De ce fait, il faut consolider les liens entre les ressources impliquées auprès des familles et améliorer leur collaboration.

S’il y avait une meilleure communication entre nous et les autres intervenants impliqués, quand il y en a, ça pourrait aider pour, entre autres, mettre à l’œuvre, que les autres intervenants impliqués soient un peu à l’affût de ce qui se passe à la maison […] Avec des meilleurs échanges d’informations, tout le monde serait mieux en mesure d’intervenir adéquatement au bon moment. C’est impossible, mais, moi, mon idéal ce serait ça : qu’il y ait un meilleur échange d’information, que l’information circule plus rapidement. C’est ça qui pourrait aider. (INT2)

Toutefois, les parents doivent être sensibilisés au rôle d’aidant de leurs enfants afin de pouvoir également créer ces liens avec la communauté. Une intervenante (INT5) nous parle par exemple d’une expérience qui illustre le rôle des parents. Elle avait reçu la demande d’une mère dont le mari est atteint de limitations cognitives à la suite d’une maladie, et elle a voulu rencontrer d’autres familles ayant des adolescents afin de briser leur isolement. « Et, là, ça a adonné. J’étais contente parce que, pas longtemps après, j’ai rencontré un couple un peu dans la même situation qu’eux et qui avait un enfant sensiblement du même âge, alors je les ai mis en contact. […] Il y en a, mais c’est comme on disait tantôt, c’est caché, ce n’est pas tout le monde qui va chercher de l’aide ». C’était donc seulement à la suite de l’initiative de la mère que l’intervenante a pu mettre des familles en relation pour qu’un soutien et des liens durables entre celles-ci puissent se développer. Par contre, pour que cela soit possible, il faut que les familles s’ouvrent à autrui, qu’elles fassent connaître leur réalité et la réalité de leurs enfants qui s’impliquent dans les soins d’un parent malade. Ce n’est que par la création d’une meilleure collaboration entre les différents systèmes dans lesquels les familles évoluent et par l’ouverture des parents pour créer des liens durables, qu’il est possible que les jeunes aidants soient non seulement reconnu dans leur réalité, mais que leur contribution ait une valeur pour autrui et que des liens sociaux puissent se créer afin d’offrir un sentiment d’appartenance. De ce fait, ils peuvent recevoir une valorisation de ce qu’ils font pour pouvoir développer leur estime de soi, ce qui aide à unifier les différents rôles qu’ils adoptent.