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Chapitre  6   : Les jeunes aidants et la reconnaissance de leur réalité 87

6.3   Les jeunes aidants et le regard des intervenants 109

6.3.3   Le droit et la réalité des jeunes aidants 116

Nous avons déjà soulevé que le droit, l’élément cognitif de la formation de l’identité, représente la reconnaissance juridique nécessaire pour développer le respect de soi-même. Il s’agit de la reconnaissance que nous avons des droits comme les autres (Honneth, 2007). Sur la base des sept entrevues que nous avons réalisées avec les intervenants, il ressort deux dimensions qui font obstacle à cette reconnaissance, c’est-à-dire des barrières institutionnelles et la réticence de la part des adolescents à faire appel à des services professionnels. Ce qui est particulièrement intéressant concerne le fait que les intervenants mettent par contre encore une fois l’accent sur le rôle des parents afin de pouvoir garantir cette deuxième forme de reconnaissance, comme nous allons le décrire lorsque nous allons soulever les pistes d’action décrites par les participants.

Pour ce qui concerne les barrières institutionnelles, des intervenants décrivent leur difficulté à rejoindre les adolescents en raison de l’organisation des services. On nous mentionne par

exemple que les heures d’ouverture traditionnelles font en sorte qu’il est difficile pour les intervenants d’établir un contact avec les jeunes. En ce sens, un intervenant (INT2) nous décrit une situation dans laquelle il lui était impossible de rencontrer un adolescent et qu’il a dû contourner le règlement de l’établissement pour pouvoir intervenir :

Les contraintes de temps aussi. Nous on est ouvert de huit à cinq. Quand les jeunes viennent ici, il faut qu’ils viennent, faut qu’ils manquent l’école. Ce n’est pas évident. Et à chaque fois qu’on veut rencontrer un jeune plus tard, il faut demander une autorisation spéciale à nos patrons. Si on argumente bien, on va l’avoir, mais si on n’argumente pas bien, on ne l’aura pas. […] Tu vois, moi, la dernière jeune que j’ai vue, j’ai fait le choix de la voir à la maison avec son père parce qu’il y avait la garde partagée et elle était là. Jamais elle ne serait venue… Elle aurait pu venir ici, mais ça aurait été compliqué à cause des horaires, des cours et des autobus. Faque moi, je suis allé après l’école. J’ai fini plus tard et je ne l’ai pas dit à mon patron. Si je lui avais dit, elle m’aurait dit : « Tu n’y vas pas », mais ç’a été la seule façon que je la vois dans son milieu à elle, et ça s’est très bien passé. Oui et ça parle un peu de certaines contraintes institutionnelles qu’on peut avoir. Je pense qu’il faut se questionner à chaque fois pour savoir comment on approche les jeunes.

Non seulement la contrainte du temps représente un obstacle pour les intervenants en ce qui concerne cette deuxième forme de reconnaissance, mais ils identifient également l’absence de services spécifiques pour les jeunes aidants et mentionnent que les services généraux sont « encore moins adaptés pour les jeunes » (INT5). Dans les pages précédentes, spécifiquement par rapport à la dynamique d’une « reconnaissance non avouée », nous avons déjà soulevé le paradoxe auquel les jeunes aidants peuvent faire face, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas nécessairement impliqués dans les différents processus de consultations, mais qu’on leur demande par contre de s’impliquer dans la prise en charge du parent. Ce même paradoxe ressort lorsque les intervenants nous parlent de leurs expériences. D’un côté, ils font face à la difficulté de rejoindre les jeunes pour leur apporter de l’aide comme mentionné préalablement, mais de l’autre côté, ils constatent que le réseau de la santé encourage, d’une certaine manière, leur implication auprès du parent.

[Les intervenants] valorisent beaucoup dans le sens que « C’est donc bien beau de te voir aller. Tu es donc bien bonne. […] c’est bien et c’est beau de voir ce que tu fais pour tes parents » et tout ça. Donc, des

fois, ça va faire en sorte de mettre une pression supplémentaire sur le jeune, de dire : « Eh bien, c’est embêtant de dire non, parce que ouais c’est vrai que c’est fin et, c’est ça, je suis une bonne personne » et tout ça, mais le réseau n’est pas du tout, du tout, du tout conscient de ça » (INT3)

En ce sens, on nous mentionne qu’il semble y avoir un certain calcul qui se fait, c’est-à-dire de devoir faire plus avec moins de ressources, ce qui signifie également impliquer les jeunes dans les soins du parent. En lien avec cet aspect, certains intervenants soulèvent également l’absence de collaboration entre les différents milieux, ce qui rend l’intervention auprès des jeunes aidants encore plus difficile. Souvent, l’école n’est pas au courant de la maladie du parent et des conséquences que celle-ci peut avoir sur la réorganisation des rôles au sein de la famille. Une intervenante (INT7) qui travaille dans un centre de réadaptation nous explique par exemple qu’afin de pouvoir augmenter la reconnaissance des jeunes aidants et s’assurer que des services adaptés se développent, elle a dû rencontrer l’école pour expliquer la situation familiale, car le jeune était « toujours pointé du doigt, [mais on a négligé] qu’il a une double tâche, à aider sa mère comme aidant naturel [et] à faire ses devoirs ». Selon elle, il faut créer cette collaboration entre les professionnels qui interviennent auprès des jeunes pour s’assurer que leurs différents rôles sont pris en considération et que des accommodations puissent être faites pour garantir un équilibre dans leur vie. Cela n’est toutefois pas facile à réaliser puisque « dans notre société, c’est compartimenté, souvent, dans de petites cases. L’école, c’est l’école, et le système de santé, c’est le système de santé. Et de mixer les réalités, ce n’est pas tout le temps facile ».

Au-delà de la nécessité de créer une meilleure collaboration afin d’établir des moyens pour que les jeunes aidants puissent trouver un équilibre dans leur vie, la majorité des intervenants est consciente qu’il faut inclure les jeunes dans le processus de consultation et « ne pas penser qu’ils sont trop jeunes » (INT7). Il faut donc aller chercher leur adhésion et donner de l’information pour qu’ils puissent mieux comprendre la condition de leur parent et les changements que cela implique, car c’est seulement lorsque nous comprenons notre situation que nous sommes capables de faire des choix. De surcroît, lorsque nous cherchons l’adhésion d’un jeune aidant, il faut « lui donner un espace pour qu’il puisse librement s’exprimer sans nécessairement être entendu par [ses] parent ou le reste de la famille » (INT1).

Nous avons vu que les barrières institutionnelles (contraintes dans l’organisation des services, absence de services, manque de collaboration) représentent des obstacles pour les intervenants à l’augmentation de l’attention qui devrait être portée envers les adolescents qui sont des jeunes aidants. La majorité des intervenants sont conscients de la nécessité d’inclure les jeunes dans le processus de consultation pour recevoir des services, comme tout le monde. Toutefois, un défi supplémentaire se pose à eux, car il ressort un deuxième obstacle à la reconnaissance en ce qui concerne le droit, c’est-à-dire la réticence des jeunes à faire appel à des intervenants : « Tu sais, il faut aller les chercher, les adolescents. Il ne faut pas attendre que ça vienne d’eux. Je ne pense pas qu’ils vont se mobiliser pour dire : "Tiens, je vais créer… je vais aller me chercher de l’aide". Tu sais, d’aller parler avec une T.S. ou d’aller dans un groupe de soutien, je ne pense pas que ça vienne d’eux » (INT7). Plusieurs intervenants mentionnent ainsi que les adolescents sont très hésitants en ce qui concerne les services qui pourraient leur être offerts. Ils souhaitent davantage se dissocier du monde des adultes, se « fondre dans la masse » (INT6), et donc, être comme tout le monde. Aussi, on souligne les préjugés que les jeunes peuvent avoir, ce qui ferait en sorte qu’ils « ne veulent pas être étiquetés, veulent s’organiser par eux-mêmes [et] ils pensent qu’ils sont corrects » (INT2). En conséquence, ils ne font pas appel à des intervenants. Par contre, cette réticence des adolescents pourrait également être renforcée par celle des parents, car « il faut que le parent soit à l’aise que le jeune parle de sa famille » (INT3) et, dans certaines situations, « les parents ne veulent pas nécessairement [que les jeunes parlent de leur situation familiale] » (INT5).

Au chapitre précédent, nous avons présenté la situation d’une jeune aidante pour faire ressortir la complexité à laquelle un jeune peut être confronté. L’intervenante (INT6) nous a décrit comment l’adolescente de 15 ans ne prend pas seulement soin de son père aux prises avec des limitations physiques et cognitives, mais aussi de sa sœur plus âgée ayant une déficience intellectuelle et de son frère plus jeune. Elle a donc dû gérer ces responsabilités, et cela dans un contexte de famille monoparentale aux conditions socio-économiques précaires. Sur la base de cette expérience, il devient évident qu’il faut s’intéresser à sa réalité comme jeune aidante. Par contre, l’intervenante nous a également indiqué que « le père refusait [les services d’un centre de réadaptation]. Malgré le fait que j’avais expliqué le rôle de la TS en réadaptation ». On peut ainsi imaginer que le refus du père d’avoir recours aux services d’une

travailleuse sociale pourrait renforcer la réticence chez l’adolescente à faire appel à une intervenante. De ce fait, pour pouvoir assurer une reconnaissance au niveau du droit, les intervenants mettent encore une fois l’accent sur le rôle des parents afin de permettre aux jeunes de recevoir les services comme tout le monde, mais aussi pour apprendre à faire confiance aux divers intervenants.

Les intervenants considèrent donc qu’il est nécessaire de rejoindre les jeunes le plus tôt possible dans le processus de l’apparition de la maladie afin de pouvoir créer un lien de confiance. Lorsqu’un lien entre les familles, les jeunes et l’équipe d’intervenants est créé, les jeunes « peuvent demander plus facilement [de l’aide] » (INT3) lorsqu’ils en ressentent le besoin. En ce sens, avec une intervention précoce, non pas en lien direct avec le rôle d’aidant, mais davantage sur les influences de la maladie sur l’ensemble de la famille, il serait possible d’éviter que les jeunes vivent une expérience négative en lien avec les services professionnels, car lorsqu’il y a des expériences négatives, « là, il va y avoir une fermeture quasiment garantie » (INT6). Nous constatons en conséquence encore une fois le rôle des parents pour être proactifs afin de pouvoir créer ces liens avec les intervenants, et cela, tôt dans le processus.

Faisant face à ces différentes barrières afin d’augmenter la reconnaissance des jeunes aidants en ce qui concerne le droit, quelques intervenants soulèvent une piste d’action intéressante. Lorsque l’individu fait face au déni de reconnaissance, et donc, qu’il est exclu par rapport à certains droits, son image de soi risque de se détériorer. Comment, alors, contourner l’absence de services pour les jeunes aidants ? Comment s’engager dans une « lutte » afin de répondre aux besoins de tous ? Encore une fois, les intervenants mettent l’accent sur le rôle des parents, car ceux-ci doivent faire prévaloir leurs propres droits comme usagers du système de la santé. Les parents doivent ainsi porter une attention particulière à la réalité de leurs enfants, et en conséquence, s’assurer qu’on réponde aux besoins de la famille pour permettre d’alléger le rôle d’aidant de leur enfant.

L’adulte lui, qui est client dans le système de santé via le CLSC, via l’hôpital, l’hôpital, CLSC en sont responsables, donc c’est là qu’il a des droits, le droit de demander où le soin se donne. Le client a des droits, donc le parent qui pourrait être plus sensibilisé et plus soutenu

en tous cas, encore là, si le malade était mieux accompagné ou accompagné différemment accompagné avec une vision qu’il peut y avoir un proche aidant, c’est plus ça que je devrais dire, à ce moment- là c’est lui qui servirait de limite, ou de barrière, ou de frontière aux exigences qui évoluent sur son enfant. Mais il faut qu’en partant, que le parent le reconnaisse. (INT4)

Même s’il s’agit de services pour le parent et non pas directement pour les adolescents, nous voyons toutefois que cette aide spécifique peut indirectement offrir du soutien pour les jeunes afin d’alléger leurs responsabilités. Mais pour que cela soit possible, il revient encore une fois aux parents, selon les intervenants, de réaliser des actions pour que toute la famille soit reconnue dans ses besoins.