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Chapitre  6   : Les jeunes aidants et la reconnaissance de leur réalité 87

6.2   Trois dynamiques de reconnaissance 104

Nous avons vu dans le présent chapitre que la façon dont le rôle d’aidant est compris et reconnu par les personnes entourant les quatre adolescents représente un aspect central qui influence d’une part la manière dont ils s’identifient à leur rôle d’aidant et dont il le vivent, et d’autre part les besoins qui en résultent. Notre porte d’entrée afin de pouvoir conceptualiser les enjeux de la reconnaissance est donc la théorie de la reconnaissance d’Axel Honneth. Lorsque nous parlons de la reconnaissance, il faut ainsi mieux comprendre quelle forme est compromise lorsque nous regardons la réalité des jeunes aidants, ainsi que les conséquences sur leur vie comme aidants et adolescents. Sur la base de notre analyse des quatre situations rencontrées, nous pouvons ainsi identifier trois dynamiques différentes, chacune ayant des enjeux particuliers. Nous parlons d’une dynamique de « reconnaissance non-avouée », d’une « reconnaissance fragmentée » et d’une « reconnaissance soutenue ». La figure suivante résume ces trois dynamiques.

Figure 1 : Trois dynamiques de reconnaissance AN2

Amour Déni de reconnaissance

Dynamique d’une

Droit Déni de reconnaissance reconnaissance Passivité

non-avouée Solidarité Déni de reconnaissance

AN1

Amour Déni de reconnaissance (parents)

Reconnaissance (pairs) Dynamique d’une

Droit Déni de reconnaissance reconnaissance Action

fragmentée détournée

Solidarité Reconnaissance

AN3, AN4

Amour Reconnaissance

Dynamique d’une

Droit Reconnaissance reconnaissance Équilibre

soutenue Solidarité Reconnaissance

Selon Honneth (2007), l’expérience du mépris ou du déni de reconnaissance peut pousser l’individu à s’engager dans une « lutte » pour obtenir la reconnaissance afin que ses besoins soient reconnus et qu’ils trouvent une réponse, car « […] les émotions négatives qui accompagnent l’expérience du mépris pourraient en effet constituer la motivation affective dans laquelle s’enracine la lutte pour la reconnaissance » (Honeth, 2007 : 166). Cela permet le passage de la simple passivité à l’action. Par contre, nous avons pu décrire comment ce passage à l’action n’est pas possible pour AN2, puisqu’il se trouve dans une dynamique de « reconnaissance non-avouée ». Il fait face à l’incapacité d’éprouver et d’exprimer ses propres besoins en raison du déni de reconnaissance dans les trois sphères. Aussi, éprouver des émotions négatives suscitées par l’expérience du mépris ne peut pas constituer une condition suffisante pour permettre le passage de la passivité à l’action. D’autres conditions doivent être

réunies afin de permettre la mise en mouvement vers une lutte pour la reconnaissance. Une de ces conditions est mise de l’avant par Honneth (2007), en précisant que les réactions affectives ne sont pas forcément suffisantes pour contrer l’injustice du mépris, mais qu’il faut prendre en considération les mouvements sociaux déjà engagés dans une lutte pour la reconnaissance sur lesquels l’individu, qui se trouve confronté au mépris, peut s’appuyer afin de s’engager dans l’action.

Tel que soulevé préalablement, AN2 fait face à des lacunes en ce qui concerne les trois sphères de la reconnaissance et pour Honneth (2004), les pathologies sociales se trouvent dans des relations sociales qui empêchent les individus de se réaliser pleinement. Ces barrières provoquent la souffrance, plaçant ces personnes dans des conditions d’injustice sociale. De ce fait, il est possible de souligner que dans une dynamique de « reconnaissance non-avouée », AN2 reste enfermé dans la passivité, car il n’est pas en mesure de reconnaître et de manifester ses besoins, ni de comprendre ses propres actes. Nous avons déjà soulevé cette passivité, car AN2 nous parle avec beaucoup de tristesse de son vécu sans pouvoir identifier lui-même cette tristesse et il insiste sur le fait que ça va bien désormais :

C’est sûr que c’est moins pire là [pleurs] […]. Ben, ça fait longtemps, fait que les émotions sont un peu, sont…. c’est un peu, euh, c’est… je ne pourrais pas dire comment ça se fait que c’est moins pire, mais c’est… Je ne pourrais pas dire pourquoi c’est moins pire, mais c’est moins quelque chose de sensible puis tout ça. Puis, un moment donné, avec le temps, les blessures guérissent, comme on dit.

Pour ce qui est de la deuxième dynamique, c’est-à-dire celle d’une « reconnaissance fragmentée », AN1 nous décrit comment il fait face à un certain déni de reconnaissance pour ce qui est de l’amour, c’est-à-dire que son rôle d’aidant n’est pas pris en considération par ses parents et cela l’empêche d’unir ses différents rôles au sein de sa famille. Toutefois, il reçoit de la reconnaissance de la part de ses amis, ce qui l’aide à ressentir et à exprimer ses émotions et ses besoins. « Côté personnel, c’est sûr qu’un moment donné, j’aimerais ça pouvoir m’en aller de chez moi parce qu’on s’entend que le climat… Oui, j’aime ça être là pour ma famille, mais un moment j’ai besoin du temps pour moi ». En outre, il valorise de pouvoir compter sur le soutien de ses professeurs, mais le manque d’attention de la part d’autres services semble produire une invisibilité de son rôle, qui n’est pas pris en considération par ceux-ci. Enfin,

même s’il reçoit de la reconnaissance en ce qui concerne la solidarité, les dénis décrits préalablement provoquent une reconnaissance fragmentée. Faisant face, d’un côté, à la possibilité d’éprouver ses émotions et ses besoins, mais de l’autre côté, à l’impossibilité de défendre ses intérêts, AN1 s’engage dans une action « détournée ». En considérant qu’il est dans l’impossibilité de s’engager dans une lutte de reconnaissance, pour reprendre les termes de Honneth, pour que ses besoins comme jeune aidant soient reconnus et trouvent une réponse, il s’engage dans cette action détournée, c’est-à-dire qu’il s’implique dans beaucoup d’actions qui pourraient être qualifiées comme d’autres rôles d’aidant afin d’augmenter la valorisation de sa personne.

Eh ! La chose la plus importante pour l’instant, c’est vraiment d’aider tout le monde autour de moi. […] Je vais m’arranger pour que ma mère ait tout ce qu’elle veut, que mon père quand il a besoin d’aide, moi je suis là. J’essaie vraiment d’aider tout le monde, que ça soit dans ma famille ou dans la communauté. Pour moi, l’important est que tout le monde… J’essaie de m’arranger que tout le monde soit heureux […]. T’sais, avec l’Opération Nez rouge, j’essaie de m’arranger que tout le monde soit le plus en sécurité possible, surtout avec ma technique, mon programme d’études, on est super sensibilisés à la sécurité des gens, la santé, le bien-être du monde.

Par contre, en recherchant une plus grande valorisation par ses diverses implications, il nous fait également part de la difficulté de gérer son temps, et qu’il se sent « brûlé ». Il faut ainsi qu’il arrive à gérer ses études, l’aide qu’il apporte à sa famille et ses implications auprès de la collectivité, ce qui fait en sorte qu’il semble submergé par les événements : « C’est sûr que j’aimerais d’avoir moins de responsabilités. Ça me fait beaucoup. Surtout, j’ai plein de choses à faire, c’est l’enfer […] ».

Enfin, notre analyse en ce qui concerne AN3 et AN4 décrit la dynamique d’une « reconnaissance soutenue ». Nous avons fait ressortir comment les parents d’AN4 sont proactifs et posent des gestes concrets afin de permettre une continuité dans le rôle d’adolescent de leur fils pour pallier aux différentes tâches qu’il assume au sein de sa famille. Pour ce qui est de la reconnaissance du droit, ses parents ont également posé des actions concrètes au début de la maladie afin d’aller chercher de l’aide pour leur fils. Même si leur demande de services n’était pas en lien avec un rôle d’aidant, mais davantage sur la base de

leurs inquiétudes concernant l’influence de la maladie sur son développement, nous pouvons conclure que leur initiative au début du processus les a aidés à reconnaître les influences de la maladie sur le développement et sur le changement de rôle de leur fils, ce qui a peut-être ultimement aidé à poser d’autres actions. Aussi, AN4 nous partage comment l’appropriation intersubjective (solidarité) est garantie, car ses amis démontrent un réel intérêt pour son rôle d’aidant, ce qui lui permet de développer un sentiment d’appartenance.

De son côté, AN3 se trouve également dans une dynamique de « reconnaissance soutenue ». Il est ressorti comment elle reçoit, au-delà du soutien dans son développement comme adolescente, de l’aide spécifique pour la soutenir dans son rôle d’aidante, tant par sa famille que par les différents intervenants impliqués auprès de la famille. Mais aussi, la valorisation qu’elle reçoit des intervenants par rapport à son implication représente un aspect important. Cette dynamique de « reconnaissance soutenue » permet à AN4 et à AN3 de trouver un équilibre entre leur rôle d’aidants et leur développement comme adolescents. AN4 mentionne que la relation avec ses parents « n’a pas changé » et qu’il poursuit ses projets personnels tout en voulant garder son rôle d’aidant. « Dans cinq ans, je vais être à l’université, je pense. Euh, oui, c’est ça, fait que probablement je vis dans un appartement, fait que c’est sûr que je vais aider moins ». Cet équilibre ressort également pour AN3, qui nous dit : « Maintenant, je me sens bien. Maintenant je sais quand prendre le contrôle, quand ne pas le prendre ». Elle ressent qu’elle a la possibilité de faire un véritable choix concernant son avenir, et même si son désir d’aider reste toujours présent, elle est capable de mettre ses limites en évoquant que ses parents doivent également apprendre à devenir plus indépendants : « Je veux être impliquée dans la famille, c’est sûr, plus tard là, quand je vieillis puis tout, mais aussi je veux que mes parents deviennent un peu indépendants des enfants […] je pense que c’est une réadaptation qu’ils devront… Ils vont devoir s’adapter à chaque fois ».

Nous sommes d’avis que ces différentes dynamiques en ce qui concerne la réalité des jeunes aidants nous aident à mieux comprendre les enjeux entourant le phénomène. Lorsque nous nous basons sur les conséquences du rôle d’aidant pour les jeunes telles que décrites dans la littérature, celles-ci doivent, d’après nous, être nuancées à l’aide de ces trois dynamiques. Nous reviendrons sur cet aspect dans la discussion de nos résultats.