Sans prétention à embrasser la totalité de lhistoire de la sociologie des partis politiques, on peut schématiquement en dégager deux tendances relativement opposées. Lune, daspiration réaliste et que lon peut qualifier dorganisationnelle ; lautre, à rebours, qui considère davantage les partis dans leur ancrage social et plus largement dans leur environnement entendu au sens des circonstances extérieures. Il est cependant possible et même souhaitable de ne pas avoir à choisir exclusivement lune ou lautre des traditions, en réalité plus complémentaires que contradictoires.
A/ La tradition réaliste dans létude des organisations partisanes
Nous rappellerons ici, succinctement pour éviter toute redondance, la manière dont sest construite la tradition réaliste de létude des partis politiques. Celle-ci a également été lobjet de critiques importantes, tant sur le plan de la limite de ses modèles danalyse que sur son refus de toute approche empirique. Cest après en avoir reconstruit les enjeux que nous préciserons la position, médiane, que nous adopterons.
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1. Influences de lapproche organisationnelle 1
Lapproche réaliste des partis politiques sattache à lobservation concrète des pratiques partisanes et non pas à ce que les partis devraient être ou aux fonctions quils devraient remplir2. Cette tradition est concomitante du développement de la démocratie de masse, dont le but affiché est la conquête pacifique, via les élections, des postes de pouvoir politique. Dès le début de ce siècle, Moisei Ostrogorski, Roberto Michels mais aussi Max Weber définiront les contours de ce qui saffirmera après la Seconde guerre mondiale comme lun des terrains de prédilection de la science politique non empirique. Ces trois auteurs sont en effet les premiers à aborder le problème de lorganisation concrète de la démocratie de masse. Par-delà leurs différences, tous ont en commun de reconsidérer le point de vue normatif jusqualors prédominant selon lequel lexistence des partis entrerait en contradiction avec le principe de la volonté générale et avec la nécessaire unité de la nation. Tous les trois partagent lidée, exprimée ici par Weber, selon laquelle « ces nouvelles formations sont des enfants [...] du suffrage universel, de la nécessité de recruter et dorganiser les masses3 ». Michels va lui plus loin en envisageant les partis comme des potentiels émancipatoires : « la démocratie ne se conçoit pas sans organisation. Lorganisation est, entre les mains des faibles, une arme de lutte contre les forts4 ». Cette perspective commune amène les trois auteurs à dépasser un angle purement descriptif et à « sattacher avant tout au parti comme forme organisationnelle et non comme expression dune doctrine ou dintérêts sociaux5 ». Ils constituent ainsi le parti en tant quobjet scientifique autonome, indépendant de son environnement social. Si le parti nest pas réduit à un type unique, ils considèrent en effet que la professionnalisation et la bureaucratisation inéluctable des partis politiques modernes les amèneront à sautonomiser de leur base sociale. Quil sagisse dOstrogorski, qui à partir de lexemple américain annonçait le triomphe des machines partisanes sur les élus ou de Weber, pour qui les partis de clientèles étaient condamnés à être substitués par des bureaucraties conduites par des entrepreneurs charismatiques, ces auteurs considéraient le détachement des
1
Nous empruntons ce titre à F. Sawicki, « Découverte de la science politique », Cahiers Français, n°276, mai-juin 1996, p. 51-59. Consulté le 20/09/2011 sur le lien suivant : http://ceraps.univ- lille2.fr/fileadmin/user_upload/enseignants/Sawicki/Sawicki-.
2 F. Sawicki, Ibid., p.52. 3
M. Weber, Le savant et le politique [1919], Paris, Plon, 1959, p.154.
4 R. Michels, Les Partis politiques. Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties [1911],
Paris, Flammarion, 1914, p.25.
137 partis modernes de leur socle comme irrémédiables. Leurs analyses en sont directement tributaires. Malgré cela, ces auteurs demeurent sujets à de fortes préoccupations normatives. Leur regard sur les organisations partisanes reste en effet très critique, particulièrement chez Ostrogorski et Michels qui, conformément au postulat oligarchique, considèrent que les dirigeants des partis de masse ont tendance à privilégier leurs propres intérêts au détriment de ceux de leurs adhérents ou de leurs électeurs.
En France, les travaux de Maurice Duverger sont, dans la tradition réaliste de létude des partis politiques, incontournables. En publiant en 1951 son ouvrage consacré aux partis politiques1, il a contribué à façonner le champ des recherches sur cette question pour de nombreuses années. Cet ouvrage, rapidement considéré comme un classique de la science politique, se rattache explicitement aux travaux dOstrogorski et de Michels et privilégie lui aussi une approche organisationnelle. Il affirme ainsi demblée que « les partis actuels se définissent beaucoup moins par leur programme ou la classe de leurs adhérents que par la nature de leur organisation2 ». Il se distingue néanmoins de ces travaux en ne se limitant pas à la classification des partis mais en intégrant également les systèmes quils forment. Sans présenter lensemble de sa théorie, lon peut dire que Duverger a fait du système de partis, lui- même en relation avec le mode de scrutin et la forme prépondérante dalliance qui lui est lié, une variable explicative essentielle des régimes politiques. Selon lui, la représentation proportionnelle tend à sincarner dans un système de partis multiples et indépendants les uns des autres. A linverse, le scrutin majoritaire à deux tours favorise un système de partis multiples, souples et dépendants les uns des autres. Enfin, le scrutin majoritaire à un seul tour tend lui au dualisme des partis3. Concernant lapproche organisationnelle des partis, Duverger innove par un souci de classification semblable à celui des systèmes de partis. Il introduit une série doppositions fondées sur des types-idéaux visant à distinguer les partis en fonction de leur origine (parlementaire ou extérieure, par exemple associative, syndicale ou cléricale), de leur taille et de leur structure. Cest à partir de ce dernier point quil fonde sa célèbre opposition entre partis de cadres et partis de masses. Les premiers, que lon peut rattacher aux partis libéraux et conservateurs, correspondent « aux partis de comités, décentralisés et
1
M. Duverger, Les partis politiques [1951], Paris, Armand Colin, 1976.
2
Ibid., p.20.
3
Si une telle proposition, présentée comme une loi, a donné lieu à de nombreux débats, nul besoin de les rappeler ici. Mentionnons cependant les travaux de Douglas W. Rae, qui a très tôt souligné le poids dautres facteurs institutionnels tel le découpage des circonscriptions électorales (The Political
138 faiblement articulés1 ». Ils sont faiblement hiérarchisés et demeurent pour lessentiel sous le contrôle des parlementaires. Les seconds, qui correspondent aux partis socialistes européens, sont des « partis basés sur les sections, plus centralisés et plus fortement articulés2 ». Ce type de structure partisane nécessite un maillage important du territoire, le paiement de cotisations par les adhérents ainsi que lencadrement des sympathisants et des électeurs par le biais dune forte propagande doctrinale.
2. et ses critiques
En dépit dune catégorisation inopérante pour certains partis (notamment le Parti travailliste anglais, qui nentre pas dans sa typologie), lanalyse en terme typologique va connaître un certain succès. Par la suite, notamment sous la plume de Michel Offerlé, dautres approches influencées par la théorie bourdieusienne des champs et par le travail de Georges Lavau, ont porté la critique à une telle tradition. Frédéric Sawicki, proche dailleurs de la tradition rouverte par Offerlé, en résume la critique en ces termes : « En cherchant à réduire la diversité phénoménologique des partis à quelques types bien déterminés, la science politique était vouée non seulement à courir derrière une réalité historique en perpétuelle évolution, dautant plus insaisissable que la forme parti se banalisait dans les anciens pays coloniaux, mais à ne jamais parvenir à un accord sur les critères et les degrés des classifications utilisées ». De plus, précise-t-il, « en faisant de la typologie la finalité de la recherche et en voulant réduire lexplication des partis à une unique dimension, la science politique a souvent mal rendu compte du fonctionnement effectif des partis et des changements incessants derrière la permanence des sigles qui les traversent, lesquels saccommodent mal de schémas dexplication sommaires3 ».
Lautre limite de cette tradition réside dans son hermétisme à toute approche empirique ou en termes de recontextualisation, obsession typologique et globalisante oblige. Car étudier ainsi une organisation partisane pose la question de lensemble de ses rapports aux facteurs extérieurs qui linfluence et en conditionne la dynamique. Cest dailleurs autour de
1 M. Duverger, Ibid., p.127. 2 M. Duverger, Ibid., p.127. 3 F. Sawicki, Ibid., pp.54-55.
139 ces questions que Georges Lavau remettait en cause lapproche de Duverger : « Ce nest pas seulement létude de la doctrine et de la composition sociale des partis qui manque en effet à louvrage de M. Duverger, mais plus encore celle des types de société et de civilisation où se meuvent les partis, celle des conditions économiques et des circonstances historiques dans lesquelles ils évoluent1 ». Autant de remarques pénétrantes qui sont venues infléchir la portée de cette tradition détude jugée obsolète ou inopérante. Létude des variables historiques ou, plus largement, des facteurs exogènes, savère en effet incontournable à la compréhension des organisations partisanes.
B/ Lapproche socio-historique des partis politiques
Tout en tenant compte de ces critiques et remarques, il nous semble cependant que certains politistes se revendiquant de la tradition réaliste ont pu proposer certains modèles danalyses pertinents pour létude des organisations partisanes. Partant, nous serons amenés dans ce travail à combiner différentes approches. La première, qui concerne la sociohistoire du PS, aura à voir avec son identité idéologique et ses mutations. Nous nous placerons pour cela dans ce que le politiste italien Angelo Panebianco a appelé le modèle génétique2 ainsi que dans ce que le courant de linstitutionnalisme historique a conceptualisé sous le terme de « path dependence3 ».
1. Le concept de modèle génétique
Angelo Panebianco, prenant acte de la critique opérée à lencontre de la tradition réaliste, a au contraire cherché au début des années 80 à en réhabiliter certains concepts. Il déclare ainsi, à propos des travaux de Weber, Michels et Duverger : « This book can therefore be read as an attempt to bring back to center stage what has been stored in a dusty corner,
1
G. Lavau, Partis politiques et réalités sociales. Contribution à une étude réaliste des partis
politiques, Paris, Armand Colin, coll. Cahiers de la FNSP, 1953, p.8.
2
A. Panebianco, Political parties : organization and power [1982], Cambridge University Press, 1988.
3
P. A. Hall, R. C. R. Taylor, « La science politique et les trois néo-institutionnalismes », Revue
140 forgotten by most researchers1 ». Le parti pris organisationnel qui est le sien le conduit notamment à développer le concept de « genetic model », quil décrit comme suit :
« A partys organizational characteristics depend more upon its history, on how the organization originated and how it consolidated, than upon any factor. The characteristics of a partys origin are in fact capable of exerting a weight on its organizational structure even decades later. Every organization bears the mark of its formation, of the crucial political-administrative decisions made by its founders, the decision which molded the organization2 ».
Il faut ainsi aller consulter « the information that historians have gathered on the origins of many parties3 ». Cette approche, utilisée dans un travail sociologique, permet déviter de tomber dans lempirisme béat rendant impossible la mise à jour des dynamiques et des évolutions du parti. De plus, et cest particulièrement pertinent dans le cadre du Parti socialiste, le retour aux moments historiques fondateurs du parti permet de fixer son rapport au réformisme et, partant, au réalisme4. En effet, nous considérons que la dynamique du Parti socialiste et ses rapports ambivalents au réalisme, entre préservation doctrinale et idéologique, maintien dun horizon utopique, et son intégration au jeu du système politique, tiennent pour une partie importante de sa source dans la période qui a vu lunification du parti entre 1905 avec le congrès de la salle du Globe, et 1908 avec la synthèse jaurésienne.
2. La discontinuité historique
Cette méthode privilégiant le retour aux sources du parti ne doit en aucun cas nous conduire à passer au travers des mutations qui lont affecté. Cest la raison pour laquelle cette méthode sera conjuguée à celle, plus dynamique, du sentier de dépendance5. Ce courant de linstitutionnalisme historique cherche à souligner le fait que le trajet quemprunte une institution ou une organisation à un moment de son histoire, conditionne en partie les choix
1
A. Panebianco, Ibid., préface, p.2.
2
A. Panebianco, Ibid., p.50.
3
A. Panebianco, Ibid., p.50.
4
Une telle démarche est notamment suivie par Alain Bergounioux et Gérard Grunberg dans leur ouvrage Les socialistes français et le pouvoir. Lambition et le remords [2005], Fayard, 2007. Nous leur empruntons dailleurs certains des éléments qui suivent.
5
Nulle opposition entre les deux approches, comme le déclare dailleurs Panebianco : « Although crucial, the problem of parties formative paths receives little consideration in the current literature on parties », Ibid., p.50.
141 pris par cette institution devant des questions nouvelles. Ce courant cherche à « distinguer dans le flot des évènements historiques des périodes de continuité et des « situations critiques », cest-à-dire des moments où des changements institutionnels importants se produisent, créant par là des « bifurcations » qui engagent le développement historique sur un nouveau trajet1 ». A rebours dune vision téléologique ou cyclique de lhistoire, limage du sentier insiste sur le poids des décisions prises par le passé, tandis que celle de bifurcation permet de saisir lirruption de la nouveauté, de limprévu, de la crise, qui vont prolonger le sentier de dépendance en le modifiant par leur empreinte. Cette approche présente également lavantage de penser communément continuité et rupture, de ne pas céder aux discours de la nouveauté radicale ou de la stagnation permanente.
Partant, nous insisterons dans notre relecture de lhistoire du Parti socialiste sur les périodes où les questions liées au problème du réalisme ont été particulièrement aigues. Ce faisant, nous tenterons de montrer en quoi ces périodes ont constitué des « situations critiques » par rapport à la question du réalisme et méritent en conséquence des effets de loupe. La première période tournera, conformément à la prescription de Panebianco, autour de linstitutionnalisation du socialisme français ; la deuxième période sarticulera autour de laction et des apports théoriques de Jaurès et de Blum ; la troisième sera consacrée à la période ayant vu Guy Mollet à la tête du parti entre 1946 et 1969 ; enfin, nous consacrerons une large partie à la période mitterrandienne, acte de consécration de la logique réaliste. Cette approche socio-historique se voudra par conséquent chronologique et discontinue.