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Conclusion : dimensions et évolution du réalisme politique

Cette approche par l’histoire des idées politiques nous permet de dégager ces premiers éléments et de distinguer deux dimensions dans la compréhension du réalisme politique. Dans sa dimension descriptive, le réalisme politique est l’étude scientifique du politique qui accorde le primat à la question de la lutte pour le pouvoir, à la violence et au conflit entre les hommes. À partir d’une lecture sécularisée et désenchantée de l’Histoire, il postule un pessimisme qu’il transpose à la chose politique. Cela le conduit à élargir, par prudence, le règne de la nécessité à tout ce qui touche à la politique. Il peut en cela être défini comme l’art d’agir dans des conditions et des situations difficiles, un art de l’adaptation. Mais le réalisme, s’il se cache derrière une neutralité, est également énonciateur de postulats et de critères normatifs. Dans son articulation prescriptive, on peut le considérer comme une sensibilité au service de l’autoconservation de l’État ou du pouvoir en place, une technologie au service de ce qui est déjà. Légitimation de ce qui est, il s’appuie sur une inertie de la réalité et s’oppose par principe à tout discours sur les possibles et les transformations de la société. Ce rejet du « comment les choses devraient être » à ce qu’elles sont réellement revient à rejeter une partie du projet global et prescriptif du politique. C’est au travers de cet aspect qu’il révèle la tragédie du politique. Celui-ci ne doit donc ainsi pas prioritairement changer les choses mais se conforter à un état de fait. La force et l’attrait du réalisme résident précisément en ce qu’il parvient à brouiller ces deux dimensions. La dimension prescriptive, qui s’est adjointe puis

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Ibid., Paragraphe 340, p.333.

79 développée de manière concomitante à la science du politique, trouve sa légitimité dans la revendication de scientificité telle qu’elle se développe avec le projet moderne. Elle dote le réalisme d’une assise scientifique, objective et neutre. Mais cette scientificité permet également de prouver par la raison et l’expérience que les choses ne pourraient pas être autrement. Cette légitimation de la stabilité est évidemment très confortable pour le pouvoir, et l’on comprend les raisons qui peuvent pousser les gouvernants à la brandir en cas de danger pour le pouvoir. De telle sorte que l’argument du réalisme peut bien souvent être l’apanage des groupes dirigeants ou de ceux ayant des intérêts au statu quo.

Cette approche ne doit pas demeurée figée dans la mesure où le réalisme a été tributaire de la transformation avec laquelle le projet philosophique de la modernité a soumis certains de ses socles. D’abord d’un point de vue de l’anatomie humaine, puisque l’anthropologie pessimiste de Thucydide et Machiavel a progressivement été ajustée en s’adossant à la société mercantile telle qu’elle s’est dessinée avec la naissance de l’économie politique. L’impulsion naturelle au désir d’acquisition et à la conservation a trouvé son inclination dans les bénéfices de l’échange alors que, paradoxalement, l’enracinement de cette raison utilitariste a eu comme effet l’effondrement de la croyance en la réciprocité bienveillante des hommes. L’on est ainsi progressivement passé de l’idée de lutte pour la survie des hommes à l’idée de création d’ordre pour leur vivre-ensemble. Le réalisme politique pour la philosophie moderne n’est donc pas uniquement un savoir de la domination mais plutôt une science des conditions d’une pratique rationnelle de gouvernement et une science du possible. Le nœud originaire du conflit et de la violence, qui jouait un rôle important dans la version classique du réalisme, a également été partiellement remis en cause. Avec la modernité, la politique a, paradoxalement, peu à peu été contrainte de s’ouvrir aux autres activités de la vie sociale. Ce sont alors l’économie et le droit qui sont devenus les pôles médiateurs complémentaires du réalisme moderne. Les critères du réalisme en sont ainsi venus à être relativisés par ceux de l’économie : l’échange a eu pour effet de transformer l’ennemi en ami, le marché de remplacer le primat du conflit par celui de la coopération. Le marché, de plus, soustrait à l’arbitraire des individus la distribution de la richesse, désormais justifiée par une lutte naturelle sociale. Sont alors légitimées les situations inégalitaires. En s’associant avec le projet libéral de l’économie politique, le réalisme politique tend par conséquent à percevoir en termes de lois naturelles et considère un ordre du monde ne relevant plus que comme une sorte d’évidence parfaite et harmonieuse. Il peut en cela être

80 caractérisé comme une forme de refus de la complexité et de la diversité. La politique a également été redimensionnée selon les critères du droit : le droit soumet le pouvoir et l’État- puissance tend à se dissoudre dans l’État de droit. L’amoralisme du réalisme machiavélien, s’il n’est pas totalement remis en cause, subit donc en revanche le correctif du droit. Il ne sauraiten ce sens être absolu et dépend donc d’un contexte juridique qui vient le contraindre.

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Chapitre 2 : Voies du réalisme

Third Fisherman : « Maister, I marvel how the fishes live in the sea.

First Fisherman : Why, as men do a-land, the great ones eat up the little ones ».

William Shakespeare, Périclès, Prince of Tyre [1609], Cambridge University Press, 1998, p.110.

. Introduction

Nous avons pour le moment laissé le réalisme politique au 19ème siècle, détaché de tout ancrage disciplinaire, national et académique. La première définition à laquelle nous sommes parvenus n’en est pas moins suffisante pour que nous soyons à présent en mesure de porter notre attention sur les travaux qu’y consacreront les sciences sociales à partir de la fin du 19ème siècle. Là encore, la tâche ne nous sera pas facilitée, en raison du fait que beaucoup d’auteurs ne se désignent pas eux-mêmes comme « réalistes ». Nous tenterons de résoudre cette question en nous appuyant sur des travaux qui se sont attachés à montrer l’existence d’une tradition réaliste. Notre objectif sera quant à lui à la fois plus modeste et plus ciblé : nous ne proposerons pas ici, comme c’est souvent l’usage dans les sciences sociales, un état des lieux général des recherches sur le réalisme politique. Nous nous attacherons plutôt à saisir le mouvement d’une pensée dans sa diversité, ses contradictions et ses incomplétudes. L’objectif sera ici double : proposer une étude de la littérature sur le réalisme nous permettant par la suite d’en affiner la définition mais également éclaircir les orientations qui seront les nôtres dans la suite de notre travail. Pour ce faire, nous centrerons principalement, mais pas

82 exclusivement, notre analyse sur les travaux français, américains et italiens qui recouvrent la fin du 19ème siècle et les trois premiers quarts du 20ème siècle. Cette mise en perspective se voudra transnationale et insistera sur les apports et échanges intellectuels entre ces différentes traditions nationales. Nous insisterons également sur les mutations et évolutions dans la manière dont cette question a été abordée.