Comprendre la politique à partir des 16ème et 17ème siècles cest, dans la voie ouverte par Machiavel, saisir scientifiquement limportance de lhomme et de ses passions. Ce qui constituait lun des éléments du projet machiavélien va progressivement se diffuser. Il convient désormais, pour penser les fondements de la société, de partir du fait des passions et den proposer une arithmétique qui puisse permettre un projet de société. Prise dans le sillage tracé par la révolution scientifique, la pensée politique de cette période va, pour répondre au défi de la perte de transcendance et de normativité religieuse, proposer deux remèdes : le contrat social, puis léconomie politique1, comme le rappelle Pierre Rosanvallon : « Ma thèse est ainsi que le Léviathan [de Thomas Hobbes] et la Richesse des nations [dAdam Smith] doivent être lus de la même façon. Ou si lon préfère que le contrat social et le marché ne sont que deux variantes de la réponse à une même question. Le Léviathan : réponse politique ;
1
Nous utiliserons ce terme car nous considérons quil est le plus explicite quant à la réalité à laquelle il renvoie. Mais la littérature qui en traite utilise des termes parfois différents. Ainsi Louis Dumont parle d « idéologie économique » (in L. Dumont, Homo aequalis I. Genèse et épanouissement de
59 la Richesse des nations : réponse économique1 ». Léconomie viendra remédier aux défaillances du contrat social et saffirmera comme le fondement de la société. Associée à la philosophie du droit, elle modifiera les rapports entre morale et politique. Sa grande force sera de réconcilier intérêt individuel et intérêt collectif et de proposer une alternative aux politiques de puissance. Séductrice car dérivant dun ordre des choses considéré comme naturel, elle marquera de son empreinte le réalisme, qui nen sera lui aussi que plus séducteur.
A/ Les théories du contrat social
Issu des théories du droit naturel du 17ème siècle, les principes du contrat social se diffusent très largement au 18ème siècle. Il y a cependant au sein de cette théorie une pluralité de conceptions, parfois opposées et contradictoires. Mais la question qui les unit, par-delà leur diversité, est la suivante : comment, à partir dune science de lhomme, penser linstitution de la société ? On peut également leur désigner les doctrines du droit divin comme ennemi commun. La préoccupation de ces auteurs était de détacher létude du politique des approches théologiques en pensant la société comme radicalement différente dun état de nature. Il ne saurait être question pour notre propos de traiter lensemble de ces théories. Nous nous limiterons dans un premier temps à lauteur qui, dans la tradition du réalisme politique, trouve le plus aisément sa place, à savoir Thomas Hobbes ; nous verrons ensuite comment les principes du contrat social ont peu à peu évolué jusquà lapparition de léconomie politique.
1. Le pacte hobbesien
Hobbes, à la mesure de ses prédécesseurs, est un spectateur inquiet de lhistoire. De son propre aveu, il semblerait que ce soit la peur qui fut sa principale interlocutrice durant sa longue vie. Sa naissance en 1588 coïncide dailleurs avec la présence de lArmada espagnole le long des côtes anglaises. Cette situation politico-militaire détermina sans aucun doute la nature de sa pensée ultérieure, à ceci près que Hobbes était lobservateur dune guerre civile
60 sur une île isolée et ainsi davantage protégée que ne létait par exemple lItalie de Machiavel. Le point de départ de la philosophie hobbesienne est donc une fois de plus à chercher du côté de lexpérience dune situation politiquement instable, dune inquiétude face à lavenir et dune volonté dy apporter une solution. Hobbes, traducteur de lHistoire de Thucydide, le rappelle dailleurs dans la présentation de luvre de son prédécesseur1 : « Car le principal et le véritable objet de lHistoire étant dinstruire et de permettre aux hommes, par la connaissance des actions passées, de se conduire avec prudence dans le présent et de façon prévoyante pour ce qui est de lavenir : il nen existe aucune autre (purement humaine) qui remplisse cette fonction plus naturellement et pleinement que celle qui est due à mon auteur2 ». Le principal apport de Thucydide est selon lui de dévoiler « les buts secrets et les délibérations intérieures » et « lart par lequel de telles entreprises ont pu être conduites à leur terme3 ». La démarche de Hobbes est avant tout scientifique et peut-être moins historique que celle de Thucydide et de Machiavel. Mais elle est dans tous les cas tributaire de lesprit scientifique moderne. De manière aussi explicite que Machiavel, il part dune conception pessimiste de lordre social : le désordre y est naturel, il est létat antérieur à toute intervention humaine. La cause de ce désordre est à rechercher du côté de légoïsme de lhomme, pour qui le désir naturel est de rechercher la conservation. Si cette affirmation nest pas étrangère à ce que nous savons pour le moment du réalisme, la méthode par laquelle Hobbes y parvient lest davantage4. Il fut ici influencé par les découvertes dun médecin anglais, William Harvey, qui, sappuyant sur la méthode galiléenne, découvrit en 1628 le mécanisme de la circulation sanguine. Sappropriant les théories du médecin anglais William Harvey, qui sinspirait lui-même des méthodes de Galilée, Hobbes fut à même de proposer une explication de la conduite et de la psychologie de lhomme à partir de létude du mouvement. Lapplication de la loi mécanique à létude de lhomme lui a permis de parvenir à la conclusion selon laquelle il était essentiellement mû par le désir et la peur. Cette démarche scientifique lui a permis par la même occasion daffirmer que tant que primerait un état de nature, prévaudrait un désir de conservation. Cet état de nature conduit tout naturellement à la
1
Pour une analyse des rapports entre Thucydide et Hobbes, voir L., M. Johnson, Thucydides, Hobbes,
and the Interpretation of Realism, Northern Illinois University Press, 1993.
2
Cité par Franck Lessay, Souveraineté et légitimité chez Hobbes, Paris, PUF, 1988, p.49.
3
Ibid., p.49.
4
Les lignes qui suivent sont tirées de louvrage de Jean-Marie Ruiz, Une tradition transatlantique :
Limpact du réalisme politique sur la fondation des États-Unis et la pensée politique américaine du 19ème siècle, Université de Savoie, 2010, p.42.
61 violence : dans la mesure où « le moins fort a assez de force pour tuer le plus fort1 », où existe une sorte dégalité des aptitudes, celle-ci va constituer une source deffets pervers relatifs aux relations humaines. En engendrant légalité dans lespoir qua chacun datteindre ses fins, chacun va espérer satisfaire son désir. Tous les individus raisonnant ainsi, il va sen suivre un problème débouchant sur une logique de conflit : si deux individus désirent un objet dont seul lun des deux peut jouir, que faire dans la mesure où les aptitudes naturelles semblables ont provoqué chez chacun la même espérance quant à la satisfaction de son désir ? Cest pour cette raison que la vie humaine est « solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale et brève2 ».
La recherche de Hobbes nest, pour ces raisons, pas celle de la bonne société mais plutôt celle de la plus vraisemblable3. Il rejette lui aussi le genre utopique. Mais alors que Machiavel avait cherché à substituer des vertus purement politiques aux vertus morales traditionnelles, Hobbes va « transplanter la loi naturelle sur le terrain de Machiavel4 ». Il conserve lidée de loi naturelle tout en la dissociant de lidée de perfection humaine ; il récupère la doctrine de la loi naturelle et la conçoit en tant que doctrine de létat de nature. Létat de nature nest plus chez lui opposé à létat de grâce mais à la société civile. Ce renversement est caractéristique du remplacement moderne de létablissement divin par le facteur humain dans lérection de la société. Langlais part donc des droits naturels et non des devoirs. Or, ce qui a le plus demprise sur lhomme cest, nous lavons vu, la passion. Cela illustre parfaitement « lapproche réaliste de Hobbes. Au lieu dessayer de réformer la nature humaine, Hobbes, compte sur sa passion la plus fondamentale la peur de la mort pour assurer la paix5 ». Sortir de létat de nature, où tous saffrontent, implique de créer la société civile. Effectuer la transition de létat de nature à létat civil, cest passer de la guerre à la paix. Or, le seul moyen pour sortir de cet état de guerre est dy opposer une passion encore plus puissante, celle de la peur de la mort, ou le désir de conservation. Cest donc la peur qui conditionne lapparition de la politique : « La passion par laquelle nous tâcherons de nous accommoder aux intérêts dautrui doit être la cause de la paix6 ». Mais cette paix ne peut pas être garantie par les passions individuelles à lautoconservation, elle doit lêtre par « une puissance supérieure et générale qui puisse contraindre les particuliers de garder entre eux la
1 T. Hobbes, Léviathan [1651], Paris, Gallimard, 2000, p.220. 2 Ibid., p.225.
3
Les éléments qui suivent sont empruntés à P. Rosanvallon, Ibid., p.16.
4 L. Strauss, Droit naturel et histoire, Paris, Plon, 1954, p.197. 5
P. Cows, The causes of Quarrel, Boston, Beacon Press, 1989, p.27.
62 paix établie et de joindre leurs forces contre lennemi commun1 ». Cest lobjet du contrat social : « Chacun soblige par un contrat exprès, et permet à un certain homme ou à une certaine assemblée, faite et établie pour le commun consentement de tous, de faire ou de ne pas faire ce que cet homme ou cette assemblée lui commanderont de faire ou quils lui défendront2 ». Le pacte social est donc, simultanément, un pacte de soumission et dassociation qui repose sur une mutualisation de la crainte.
Si Hobbes peut être considéré comme un auteur réaliste, cest également en raison de sa célèbre description des relations internationales, décrites comme un état de guerre permanent dans lequel « les rois, les personnes et les autorités souveraines, constamment jaloux les uns des autres, sont pareils à des gladiateurs, leurs armes et leurs yeux fixés les uns sur les autres, sur leurs forts, leurs garnisons et leurs canons pointés sur leurs royaumes dans une posture de guerre3 ». Hobbes explique cet état de guerre de la même manière quil explique lhostilité de létat de nature : chaque État, en tentant de se préserver, crée chez lautre un sentiment dinsécurité qui débouche sur la prise de mesures de sécurité qui créent un climat de défiance permanent. Un argument déjà avancé par Thucydide et qui démontre bien, malgré les ruptures et innovations, certaines récurrences et continuités dans le réalisme.
2. Evolution du contrat
Lévolution des théories du contrat social va dans le sens de lassouplissement du réalisme que nous évoquions. Car léconomie hobbesienne des passions naturelles est encore celle de la guerre et de la paix. Elle demeure dans une logique de violence/non-violence et, si elle est un projet à finalité irénique, la théorie hobbesienne repose sur une logique de crainte. Économie qui, à linverse, repose, par exemple chez un auteur comme Pufendorf, sur la bienveillance et lintérêt. Dans Le droit de nature et des gens, publié en 1672, il fait de lhomme, contrairement à ce quen faisait Hobbes, un être naturellement sociable : « La nature en nous ordonnant dêtre sociables ne prétend pas que nous nous oubliions nous- mêmes. Le but de la sociabilité est, au contraire, que par un commerce de secours et de
1 Ibid., p.18.
2
Ibid., p.18.
63 services chacun puisse mieux pourvoir à ses propres intérêt1 ». Lhomme a donc un intérêt à être sociable. Mais alors que chez Hobbes il était une conséquence négative du désir de conservation, il revêt chez Pufendorf une fonction positive. Linstitution de la société repose davantage sur une dynamique de lintérêt que de la peur. Cest dailleurs dans cette tradition que sinscrira John Locke, lun des fondateurs de lindividualisme démocratique. Son
Deuxième Traité du gouvernement civil, quil publie en 1690, est une critique du pacte de
soumission du type de celui que lon trouve chez Hobbes. Ce pacte repose sur la logique selon laquelle le pouvoir du souverain, absolu, se place au-dessus de la loi. Le souverain est donc mis à part de la société civile, il reste « dans létat de nature vis-à-vis de tous ses sujets, autant quà légard du reste de lhumanité2 ». Si le souverain est au-dessus des lois, il peut sans contraintes faire usage de la force et de la violence. Cette critique de labsolutisme hobbesien repose aussi sur la conception lockéenne de létat de nature. À la manière de Hobbes, il accorde une grande importance à linstinct de conservation dans le fondement du droit naturel. Mais cet instinct de conservation trouve une issue différente grâce à sa théorie de la propriété. La propriété, produit du travail et prolongement de lindividu, existe dans létat de nature dans la mesure où le travail y existe. Ainsi, lhomme « porte en lui-même la justification principale de la propriété, parce quil est son propre maître et le propriétaire de sa personne, de ce quelle fait et du travail quelle accomplit3 ». Conservation de soi et conservation de la propriété ne sont donc pas distincts lun de lautre. Instituer la société signifie alors assurer la paix civile mais aussi garantir la propriété. Cette évolution du fondement du contrat social bouleverse également léconomie des passions. Elle donne aussi un sens nouveau à linstitution de la société civile : « La fin capitale et principale, en vue de laquelle les hommes sassocient dans les républiques et se soumettent à des gouvernements, cest la conservation de leur propriété4 ». De ce fait, le pouvoir du souverain ne peut être absolu, il est limité par ce que nécessite la conservation par les individus de leur propriété. Cest pourquoi le pacte de soumission est chez Locke remplacé par un pacte dassociation, suffisant pour maintenir la paix et la propriété.
1
S. Pufendorf, Le droit de nature et des gens, Basle, 1771, Tome 1, Livre II, chap.3, p.226.
2 J. Locke, Deuxième traité du gouvernement civil [1690], Paris Vrin, 1977, p.125. 3
Ibid., p.100.
64 Cest dans ce cadre et dans cette évolution quil faut envisager la place de Jean- Jacques Rousseau1 dans le développement du réalisme. Contrairement aux conceptions antérieures le définissant, létat de nature est caractérisé chez Rousseau par un état de solitude, dautonomie et de liberté. Lêtre naturel est motivé par des passions modérées et vit selon des besoins limités. Cest la société qui les développe et les favorise : « Cest donc une chose incontestable que lamour même, ainsi que toutes les autres passions, na acquis que dans la société cette ardeur impétueuse qui le rend si souvent funeste aux hommes2 ». Le contrat social quil fonde doit ainsi permettre de garantir à lhomme létat de liberté dans lequel il se trouve à létat naturel. La rupture rousseauiste vis-à-vis des conceptions traditionnelles de létat de nature réside dans sa critique de la société civile à partir dun renversement de létat de nature. Contrairement à Hobbes, il pense cet état contre la société civile. Mais lintérêt de Rousseau réside également dans la situation médiane dans laquelle il se trouve vis-à-vis de léconomie politique3. Il est à mi-chemin entre une conception économique et une conception politique de linstitution du social. Ainsi, concernant lutilitarisme naissant, il déclare en 1762 :
« Si lopposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire létablissement des sociétés, cest laccord de ces mêmes intérêts qui la rendu possible. Cest ce quil y a de commun dans ces différents intérêts qui forment le lien social ; et sil ny avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts saccordent, nulle société ne saurait exister. Or, cest uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée4 ».
Mais, dans un texte antérieur de dix ans au Contrat social, il critique cette idée dharmonie des intérêts : « Car, pour deux hommes dont les intérêts saccordent, cent mille peut-être leur sont opposés, et il ny a pas dautre moyen pour réussir, que de tromper ou de perdre tous ces gens-là5 ». La théorie rousseauiste du contrat social est par conséquent double : il est « écartelé entre une conception économique et une conception politique de
1 Nous pourrions suivre ici la démarche de Jean-Marie Ruiz, qui analyse le réalisme rousseauiste dans
une optique résolument étatique. Mais, fidèle à notre idée consistant à analyser intrinsèquement lévolution du réalisme au prisme des théories du contrat social, nous poursuivrons dans cette optique. Elle est conforme à ce que nous disions sur le caractère restrictif dune analyse du réalisme uniquement selon langle étatique, (J-M. Ruiz, Ibid., pp.68-75).
2 J-J. Rousseau, Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes [1755],
Paris, Flammarion, 2008, p.218.
3 Nous empruntons à nouveau cette remarque à P. Rosanvallon, Ibid., p.26-27. 4
J-J. Rousseau, Du contrat social [1762], Paris, Flammarion, 2008, p.361.
65 linstitution du social1 ». Il semble tout à la fois séduit par lharmonie naturelle des intérêts que développera Adam Smith, tout en insistant sur la sauvegarde de lÉtat dans linstitution de la société.
Si la solution contractualiste, de Hobbes à Rousseau, évolue, celle-ci fait encore dépendre le social du politique. La politique, certes selon des logiques différentes, institue le social. Mais ces différentes théories ne renvoient pas tant à des distinctions sur la conception du politique quà des divergences quant aux manières dadministrer les passions. Néanmoins, si on suit Rosanvallon, « Rousseau est à un tournant. Il continue à penser en termes politiques ce que lopinion dominante commence à appréhender en termes juridiques et économiques. La question de linstitution du social commence à passer au second plan au 18ème siècle. La grande question devient celle de la régulation du social2 ». On passe ainsi progressivement à une conception non politique de la société. De par cette mutation, le réalisme se meut progressivement vers les logiques du fonctionnement économique.
B/ Lalternative économique
Lapparition de léconomie politique et les évolutions de la pensée juridique vont avoir un impact sur le réalisme : elles en modifieront et en atténueront la violence. Lhypothèse que nous développerons consiste à penser que léconomie politique puis le droit sont venus, à lintérieur du projet moderne, prolonger et accentuer leffet dadoucissement du réalisme initié avec les théories du contrat social. Grâce à léchange et à lintérêt, la figure de lennemi et lanthropologie de la méchanceté vont peu à peu être évacuées : lennemi devient quelquun avec qui il est économiquement possible de coopérer ; lingratitude humaine, elle, une fois domptée et réorientée, peut être mise au service de la collectivité. Le concept de marché tel quil se développe aux 17ème et 18ème siècles donne naissance à deux correctifs aux théories du contrat. Le premier de ces correctifs se situe dans une nouvelle façon dappréhender les questions de guerre et de paix entre nations. Lidéologie économique permet de dépasser lincapacité des théories du contrat à penser la paix entre les nations. Car
1
P. Rosanvallon, Ibid., p.27.
66 si le pacte social permet dinstaurer la paix civile, il est en revanche incapable dinstaurer la paix entre les nations. À linverse, grâce au commerce, les relations entre nations peuvent senvisager selon des rapports coopératifs et pacifiés. Les logiques du pouvoir et de la