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II De l’institutionnalisation du socialisme à son unification

1. L’affaire Millerand

L’Affaire Dreyfus va être l’occasion pour les socialistes d’exprimer à nouveau ce qui idéologiquement les divise. Ces années sont marquées par une poussée réactionnaire, nationaliste et xénophobe que vient cristalliser l’Affaire. La question de la défense républicaine va alors se poser aux socialistes et donner lieu à diverses considérations. C’est en premier lieu une façade d’unité qui est affichée : le 18 janvier 1898, cinq jours après le réquisitoire de Zola, le groupe parlementaire invite les prolétaires à la neutralité dans cette « guerre civile bourgeoise1 ». Dans cette déclaration se côtoient les signatures de Jaurès et de Guesde. Mais très vite, des dissensions éclatent. Dans une déclaration de son Conseil National du 24 juillet 1898, le POF rappelle aux travailleurs que « leur place n’est ni d’un côté ni de

165 l’autre des fractions militaires aux prises et également ennemies de notre classe et du socialisme. Les prolétaires n’ont rien à faire dans cette bataille qui n’est pas la leur1 ». Guesde refusait les distinctions raciales et considérait qu’il n’y avait non pas un problème juif mais bien un capitalisme juif. A l’inverse, pour Jaurès et les allemanistes, dont le socialisme se réclame de la République, il y a danger et donc lieu de s’engager. Mais les progrès de la droite vont inciter les socialistes à faire union. A la fin de l’année 1898, un Comité d’entente se forme, dont Jaurès est l’animateur. C’est pour lui l’un des actes préfaçant l’unité qu’il cherche à construire. A la Chambre, les socialistes font front et mènent une campagne victorieuse contre le ministère Dupuy. Ce ministère défait, Waldeck-Rousseau forme un nouveau Cabinet et fait appel à Millerand pour le portefeuille du Commerce. Celui-ci avait énoncé à St-Mandé sa stratégie pour le développement du socialisme :

«… Le collectivisme proclame que le salariat ne sera pas plus éternel que ne l’ont été ces modes antérieurs de la servitude et de l’exploitation humaines qui se sont appelés l’esclavage et le servage… N’est pas socialiste quiconque n’accepte pas la substitution nécessaire et progressive de la propriété sociale à la propriété capitaliste… Recourir à la force, et pour qui et contre qui ? Républicains avant tout, nous ne nourrissons point l’idée folle de faire appel au prestige illusoire d’un prétendant ou au sabre d’un dictateur pour faire triompher nos doctrines. Nous ne nous adressons qu’au suffrage universel : c’est lui que nous avons l’ambition d’affranchir économiquement et politiquement, nous ne réclamons que le droit de persuader2 ».

Pour la première fois donc, un socialiste accédait à l’exécutif. Les réactions ne se firent pas attendre. Jaurès, de son côté, jubilait : « Quelle que soit l’issue immédiate, ce sera une grande date historique ; et un parti audacieux, conquérant, ne doit pas, à mon sens, négliger ces offres du destin, ces ouvertures de l’histoire3 ». Quelques semaines plus tard, le POF publiait un manifeste condamnant l’entrée de Millerand au gouvernement :

« Il s’agissait d’en finir avec une politique prétendue socialiste, faite de compromissions et de déviations, que, depuis trop longtemps, on s’efforçait de substituer à la politique de classe, et par suite, révolutionnaire, du prolétariat militaire et du parti socialiste… Le parti socialiste, parti de classe, ne saurait être ou devenir, sous peine de suicide, un parti ministériel… Parti d’opposition nous sommes et parti d’opposition nous devons rester, n’envoyant des nôtres dans les

1

A. Zévaès, Les guesdistes, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1911, p.103.

2

A. Orry, Ibid., pp.28-29.

166 Parlements et autres assemblées électives qu’à l’état d’ennemis, pour combattre la classe ennemie et ses diverses représentations politiques1 ».

Ainsi s’est déclenchée l’affaire Millerand. La question du ministérialisme et de la participation au pouvoir allait désormais occuper les débats et les énergies et par là même retarder la création d’un grand parti socialiste unifié. La question posée se résume en ceci : jusqu’où un parti socialiste, prônant la lutte des classes, peut-il aller dans la participation à un gouvernement bourgeois ? L’on peut scinder les deux types d’argument de la manière suivante : d’un côté les participationnistes, de l’autre les partisans du refus.

Jaurès, s’il reconnaît la portée relative et circonstancielle de la participation ministérielle, n’en reste pas moins convaincu de sa nécessité : « Il faut toujours être prêt à l’assaut révolutionnaire du lendemain, mais il faut aussi vivre et pénétrer tous les jours la société bourgeoise elle-même des réformes qui, tout en étant rigoureusement compatibles avec son principe, peuvent cependant précipiter sa désorganisation2 ». De plus, il n’existe pas pour lui de différence de nature entre la participation habituelle aux corps élus et l’accession à l’exécutif. A rebours, les guesdistes et blanquistes font de la non-participation ministérielle un principe fondamental. Il ne saurait y avoir de lien entre pratique électorale et participation à un gouvernement bourgeois : « Le parti socialiste n’est pas et ne peut devenir un parti parlementaire, puisque le parlementarisme est la forme gouvernementale spécifique de la classe capitaliste3 ». Néanmoins, le caractère révolutionnaire de la participation électorale est affirmé : « … le parti socialiste quoique n’étant pas un parti parlementaire, a donc été amené, par la force des circonstances, à avoir une action parlementaire qui s’exerce au dehors du Parlement et dans le Parlement. Il a dû prendre part aux élections… Les élections sont la lutte légale ; … Le Parlement est un admirable champ de bataille pour le parti socialiste4 ». Les guesdistes sont donc favorables à une action parlementaire contrainte par le jeu institutionnel, « par la force des circonstances ». Mais en ce qui concerne l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement non-socialiste, il ne fait aucun doute : « Un socialiste ne peut entrer dans un ministère qu’en laissant à la porte son socialisme, n’y introduisant en contrebande que les

1

A. Zévaès, Ibid., p.106.

2 Congrès général des organisations socialistes françaises, Paris, 1908. Compte rendu sténographique,

p.61. Cité par M. Perrot et A. Kriegel, Ibid., p.68.

3 P. Lafargue, Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics, brochure exprimant la doctrine

officielle du POF. Cité par M. Perrot et A. Kriegel, Ibid., p.69.

167 réformes les plus inoffensives à l’ordre capitaliste1 ». En pactisant ainsi, il compromet aussi bien le parti que la Révolution : « Le parti socialiste en autorisant son groupe à la Chambre à fournir des ministres lui inocule la gangrène parlementaire. Dès l’instant que le parti socialiste cesse d’être un parti d’opposition irréductible, il déserte le terrain de la lutte des classes pour devenir un parti parlementaire : son rôle révolutionnaire est fini2 ». Lafargue fustige les opportunismes et appelle à l’abstention. Cette voie participationniste est pour lui une nouvelle ère dans laquelle le socialisme devrait se garder d’entrer. Elle est la conséquence d’une série d’abandons, de compromissions. Il en impute la responsabilité aux nouveaux arrivants socialistes : « Les indépendants qui viennent de l’université se croient autorisés, de par leur ignorance des phénomènes économiques et sociaux, à bouleverser les théories du socialisme : les uns traitent de conception simpliste la lutte des classes, les autres nient la concentration du capital, qui se dissémine au contraire par les sociétés anonymes3 ». Le refus de toute compromission, cette forme d’orthodoxie, constituera l’un des éléments incontournables que Jaurès intégrera à son projet d’unification du socialisme français.

2. La synthèse jaurésienne

Après celle de St-Mandé en 1893, une autre tentative d’unification eut lieu à la salle Japy en 18994. Mais, plombés par l’entrée de Millerand au gouvernement, les débats furent âpres et n’aboutirent qu’à une fusion partielle. Celle-ci accoucha de deux partis, rivaux, symboles des deux tendances opposées : le Parti socialiste français, de sensibilité réformiste et jaurésien, et le Parti socialiste de France, révolutionnaire et guesdiste. Fortes aux élections de 1902 de respectivement 32 et 12 députés, il apparut très clairement qu’aucune de ces deux tendances ne pourrait à elle seule parvenir à incarner le socialisme. Tributaire de la motion votée par l’Internationale Socialiste interdisant la participation au pouvoir5, celle-ci

1 Ibid., p.70.

2 Ibid., p.70. 3 Ibid., p.71.

4 Dans ses Essais sur le mouvement ouvrier en France, Daniel Halévy a donné une description très

précise de cet épisode de la salle Japy. Le passage sur le discours de Guesde à la tribune y est des plus édifiants (D. Halévy, Essais sur le mouvement ouvrier en France, Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1903).

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Au congrès d’Amsterdam de 1904 est votée la motion suivante : « Le congrès […] déclare que la démocratie socialiste ne saurait accepter aucune participation au gouvernement dans la société

168 conditionna en partie le compromis de 1905. Compromis qui doit beaucoup à la « foi unitaire1 » de Jaurès, persuadé que le prolétariat avait besoin d’une organisation unitaire pour mener sa mission historique. Mais la création de la Section française de l’Internationale2 (SFIO) ouvrière se fit sur des divisions. Avec environ 40% des mandats, les guesdistes occupaient une position de force au sein du nouveau parti. Ils veillaient à l’anti- ministérialisme et au maintien de la doctrine3. A l’autre pôle du parti, l’on trouvait un milieu réformiste, regroupé autour d’Albert Thomas et sa Revue syndicaliste4. Ils étaient politiquement et idéologiquement proches des jaurésiens, qui constituaient autour de leur chef le noyau central de ce pôle réformiste.

Il n’est guère aisé de préciser la position de Jaurès concernant la question du réformisme. Ainsi peut-il par exemple déclarer que « l’hypothèse historique dont procède la conception révolutionnaire du Manifeste communiste est en effet épuisée5 ». Mais Jaurès n’en a pas pour autant abandonné tout projet révolutionnaire. Coupable d’avoir laissé aux guesdistes le soin de l’orientation idéologique de 1905, Jaurès cherchera à éviter à ce que le monopole de l’eschatologie ne soit totalement laissé aux mains des guesdistes. Face aux divisions contradictoires s’incarnant au sein du parti, la méthode de Jaurès a consisté à faire cohabiter ces contraires dans une synthèse s’appuyant sur des concepts fabriqués à cette fin. La résolution de ces contradictions s’est ainsi fondée sur l’inscription de l’analyse marxiste des sociétés dans la spécificité française, marquée par les révolutions politiques et industrielles. Cette inscription a établi un modèle de l’adversaire, double, permettant la cohabitation de conceptions et d’objectifs divergents : une figure offensive, celle de

bourgeoise », 6ème congrès socialiste international, Bruxelles, 1904. Compte rendu sténographique, cité par A. Bergounioux et G. Grunberg, Les socialistes français et le pouvoir… Ibid., p.46.

1 Cette expression est empruntée à A. Bergounioux et G. Grunberg, Ibid., p.66. Foi unitaire qui, si l’on

suit Charles Rappoport, doit beaucoup à l’admiration éprouvée par Jaurès à l’égard de la Révolution française dont il témoigne dans son Histoire socialiste de la Révolution française (C. Rappoport, Jean

Jaurès, le penseur, l’homme, le socialiste, Paris, Anthropos, 1984, p.295).

2 Pour une analyse détaillée de cet acte de naissance, nous renvoyons à Marion Fontaine (dir.), Les

débuts de la SFIO, in Cahiers Jaurès, n° 187-188, janvier-juin 2008.

3 D’autres tendances au sein de la SFIO ont à sa naissance porté une rhétorique révolutionnaire et

insurrectionnelle. Celles-ci se sont incarnées autour de Lagardelle et de Gustave Hervé avant de se disperser à partir des années 1910.

4 Celle-ci changea de nom à partir de 1910 pour s’appeler Cahiers du socialisme. Pour une analyse

détaillée des positions d’Albert Thomas, voir E. Jousse, Réviser le marxisme ? D’Edouard Bernstein à

Albert Thomas,1896-1914, Paris, L’Harmattan, 2007, pp.217-238.

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J. Jaurès, Études socialistes, présentation de Madeleine Rebérioux, Genève, Slatkine Reprints, 1979, p.45.

169 l’affrontement entre classes ; une autre, défensive, de la défense de la République. Dans le premier modèle, la référence était celle de la classe ouvrière, de l’ennemi bourgeois et des intérêts capitalistes. Dans le second cas, ce sont les valeurs de la République qui étaient convoquées, la République étant bafouée par les monarchistes, les grands propriétaires ou encore les cléricaux. L’art de la synthèse de Jaurès a consisté à opérer une dialectique permanente entre ces deux modèles.

Remarquable est également la faculté de Jaurès à articuler vindictes révolutionnaire et réformiste. La synthèse théorique entre réforme et révolution fut formulée à l’occasion d’une motion présentée et votée à l’unanimité au congrès de Toulouse en 1908 : « Précisément parce qu’il est le Parti socialiste, un parti de révolution […], il est le parti le plus essentiellement, le plus activement réformateur qui puisse donner à chacune des revendications ouvrières son plein effet, le seul qui puisse faire toujours de chaque réforme, de chaque conquête, le point de départ et le point d’appui de revendications plus étendues et de conquêtes plus hardies1 ». Le principe d’évolution révolutionnaire consistait « à introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas seulement, à mes yeux, des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations2 ». Il avait donc un double avantage : d’une part de ne pas remettre en cause la doctrine ; d’autre part de réaliser des réformes immédiates. Ainsi, Jaurès ne réglait pas l’ambiguïté de la question du pouvoir.

Le modèle jaurésien, cet équilibre entre réforme et révolution, républicanisme et extériorité partielle au système politique, supposait pour être maintenu une distance relative par rapport aux responsabilités du pouvoir et dépendait d’un contexte politique extérieur clément. Les chocs de 1914 et 1917 allaient remettre cette synthèse en cause. L’histoire du

1 Parti socialiste SFIO, 5ème

congrès national, Toulouse, 1908. Compte rendu sténographique, p.354. Cité par A. Bergounioux et G. Grunberg, Ibid., p.75. La déclaration de principe concluait également que « par son but, par son idéal, par les moyens qu’il emploie, le parti socialiste, tout en poursuivant la réalisation des réformes immédiates revendiquées par la classe ouvrière, n’est pas un parti de réforme, mais un parti de lutte de classe et de révolution », A. Bergounioux, Déclarations de principes

socialistes 1905-1990, Paris, Bruno Leprince, 2004, p. 17.

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J. Jaurès, « République et socialisme », La Petite République, 17 octobre 1901, Études socialistes, p.69. Cité par Gilles Candar, « Jean Jaurès et le réformisme », Histoire@Politique. Politique, culture,

société, n° 13, janvier-avril 2011, p.6. Consulté le 14/11/2011 sur le lien suivant : www.histoire-

170 Parti socialiste à peine unifié était donc déjà celle d’une gestion des contradictions et des contraintes induites par l’entrecroisement de sa configuration politico-idéologique et du contexte extérieur.