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II – La décennie Mitterrand

La décennie 70, qui s’ouvre pour la gauche avec le congrès d’Epinay, mérite une attention toute particulière. C’est dans cette période qu’elle a en grande partie posé les jalons

1

Cité par J. Moreau, Ibid., p.222.

2

G. Mollet, Les chances du socialisme, Paris, Fayard, 1968, p.7.

3

A. Bergounioux, Déclarations de principes socialistes 1905-1990, Paris, Bruno Leprince, 2004, pp.40-41.

196 de ce qui allait la porter au pouvoir en 1981. L’éclatement de la SFIO et la création du Nouveau parti socialiste en 1969 n’avaient pas réellement mis fin au mollétisme et à une certaine fixité par rapport à la question du pouvoir et du réformisme. A Epinay, lors de la création du PS, Guy Mollet y allait encore ainsi de son anticapitalisme : « La vérité est qu’il n’y a plus de solution dans le cadre du capitalisme1 ». L’anti-réformisme était très prégnant dans un parti où le spectre de Bad Godesberg servait encore d’étendard à une frange importante des militants. Le mollétisme, en orientant le parti vers son pôle militant, n’avait pas fait évoluer la doctrine. Le congrès d’Epinay avait donc un lourd héritage à gérer, sans pouvoir espérer raisonnablement le liquider. Mais c’est en même temps avec lui et la prise du parti par François Mitterrand que le parti a pu intégrer certains éléments de réformisme qui lui ont permis de s’installer dans une logique durable de prise de pouvoir. Les années 70, si elles n’ont pas tout bouleversé au sein du socialisme français, ont indubitablement permis à ce que bougent certaines lignes restées jusque-là figées.

A/ Le rapport aux institutions de la Vème République

L’étude du rapport de la gauche aux institutions permet de saisir au mieux le mouvement la menant à une adaptation à un système qu’elle condamnait à l’origine. Car il en a été d’une forte ambiguïté du rapport du socialisme français aux institutions de la Vème République. Mitterrand pouvait ainsi en 1963 critiquer le présidentialisme du Général de Gaulle après avoir émis en 1962 le souhait d’être candidat. C’est avec le soutien de la gauche à la candidature de François Mitterrand à l’élection présidentielle de 1965 qu’un tournant est pris dans son rapport aux institutions. Ce faisant, comme le remarque Olivier Duhamel, la gauche « accepta l’essentiel du texte de la Constitution, le principe d’un régime majoritaire, le mécanisme d’une élection présidentielle politique, et presque jusqu’à la suprématie politique du Président2 ». C’est l’histoire progressive de ce retournement et de ses conséquences pour la gauche dont il nous faut reprendre les principaux traits.

1 A. Bergounioux, G. Grunberg, Ibid., p.127. 2

O. Duhamel, La gauche et la Vème République, Paris, PUF, 1980, p.254. L’on renverra à ce travail

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1. De la présidentialisation du régime…

Méfiant vis-à-vis du système partisan, le général de Gaulle avait voulu que le jeu institutionnel en échappât. Le régime de la Vème République qu’il instaure s’inscrit dans cette logique de mise à distance des influences partisanes. Les ressources que fournissent les institutions au pouvoir exécutif et au président incitent le candidat élu à maintenir une certaine autonomie vis-à-vis du ou des partis qui le soutiennent. La Constitution de 1958 attribue également au Président une compétence générale dans le fonctionnement de l’exécutif1. Cette compétence tient en premier lieu au rôle qui est le sien au Conseil des ministres. Dans ce lieu où sont délibérés l’ensemble des projets de loi ainsi que les décrets les plus importants et nommés les plus haut fonctionnaires, sa présence lui permet d’être informé de l’action gouvernementale. Son rôle est également prépondérant dans la ligne du Conseil puisque celle- ci est fixée par son secrétariat, en lien avec le Premier ministre. Il peut ainsi décider de l’ordre du jour et accorder priorité à certains dossiers sur d’autres. Le texte de 1958 permet également au Président de signer les ordonnances et décrets qui y sont délibérés. Il s’agit-là d’un pouvoir fondamental car, de cette façon, « le président de la République peut contrôler le pouvoir réglementaire qui appartient au Premier ministre ». Il peut de la sorte, à travers la fixation de l’ordre du jour du Conseil des ministres, « élargir à sa guise sa faculté d’intervention dans le pouvoir réglementaire2 ». Ce pouvoir d’action peut également s’incarner dans un pouvoir d’empêchement. Le président a en effet le droit de refuser la signature d’un acte réglementaire délibéré en Conseil des ministres. A ces pouvoirs s’ajoutent celui de la désignation, discrétionnaire, du Premier ministre. Contrairement à la procédure à l’œuvre dans la IVème République, le Premier ministre ne doit pas obligatoirement être un parlementaire, et sa nomination ne nécessite pas l’aval du Parlement. C’est en revanche au Premier ministre que revient le droit d’établir la liste des ministres, mais elle se fait en accord avec le président.

La Constitution de 1958 pose la première strate du fonctionnement institutionnel de la Vème République. La seconde le sera par le référendum de 1962 qui instaure l’élection du Président au suffrage universel direct. Le rôle joué par les « modernisateurs » et l’ « opération Monsieur X » peut permettre de comprendre les enjeux de ce référendum. Autour du Club

1 Les éléments qui suivent sont tirés de l’ouvrage de Bastien François, Le régime politique de la Vème

République [1998], Paris, La Découverte, 2011.

198 Jean Moulin et quelques figures de la politologie, parmi lesquelles Maurice Duverger et Georges Lavau, vont se rassembler des personnalités favorables à une telle réforme constitutionnelle. Mais un tel soutien n’était guère facile à assumer, au risque d’afficher un soutien au pouvoir en place. La solution va alors résider dans la promotion de la candidature du maire de Marseille, Gaston Deferre. Il s’agissait notamment de contrer les projets de la SFIO de Guy Mollet qui projetait de neutraliser l’élection présidentielle en proposant un candidat de second rang. Celui qui était également le président du groupe socialiste à l’Assemblée voulait faire de l’élection présidentielle un moyen visant la modification des clivages politiques et du système partisan. Dès 1964, il chercha ainsi à ce que la SFIO acceptât les principes essentiels de la Constitution de 1958. Il fut ainsi amené « à poser le problème du pouvoir en termes nouveaux pour le socialisme, mettant au premier plan l’objectif de gouverner, et affirmant qu’il voulait que les socialistes devinssent enfin dans l’avenir « le gouvernement parfaitement normal de la nation tout entière »1 ». Quelque peu pris de court, les partis de gauche et les démocrates chrétiens du MRP hésitèrent quant à la position à adopter. Même si la SFIO et le MRP ne parvinrent à se plier à une telle recomposition, la tentative de créer une fédération pouvant rassembler la SFIO et le MRP derrière le candidat Defferre sonna « le glas de ce coup de force contre les appareils partisans2 ». François Mitterrand profita alors du retrait de la candidature de Gaston Deferre. Le MRP, qui proposa alors la candidature de Jean Lecanuet, contribua, ce fut une surprise, à mettre de Gaulle en ballottage, qui fut dans l’obligation de mener une véritable campagne en vue du second tour.

Cet épisode eut des effets importants. Le premier est en rapport avec l’idéologie. Dans le livre-programme publié pour l’occasion, Gaston Deferre fit abstraction de toute vision globale concernant la société. Etait également dénoncé « le fétichisme de la gauche qui consiste à élever de simples techniques au rang d’une idéologie », le fait de « prendre le moyen pour la fin » et de « remplacer les actes par le verbalisme révolutionnaire3 ». La mutation que devait engager le parti face à la question de la présidentialisation se devait d’être accompagnée par une révision idéologique. Le second effet concerne la personne de François Mitterrand. Car malgré sa défaite, il s’imposait comme une figure incontournable de la gauche

1

A. Bergounioux, G. Grunberg, Ibid., p.233.

2

Ibid., p.88.

3

199 post-SFIO s’annonçant. D’autre part, cette « opération Monsieur X » a pour effet de « fortement contribuer à faire de l’élection du Président au suffrage universel direct la pierre angulaire du régime de la Vème République, en montrant, à la fois, son caractère démocratique, ouvert, et tous les profits politiques que l’on pouvait retirer d’une campagne présidentielle1 ». Elle va également autoriser la gauche à se poser la question, jusque-là tabou, de la compatibilité entre ses valeurs et celle véhiculée par la nouvelle Constitution.

2. … à celle de la gauche

Les premières réactions des dirigeants de la SFIO au texte de 1958 interdisaient toute idée de ralliement. Conforme à l’idéal historique de la gauche selon lequel « le renforcement du pouvoir législatif est assimilé à la démocratie et revendiqué par la gauche, tandis que la restauration du pouvoir exécutif évoque la monarchie ou le césarisme, ce qui l’associe à la droite2 », une condamnation unanime semblait se dégager. En 1961, Paul Ramadier, sous le régime de la Constitution française de 1958, déclarait ne pas voir « comment l’exercice du pouvoir serait possible […]. Sans doute la participation socialiste resterait possible en face d’un danger intérieur ou extérieur, mais non l’exercice du pouvoir3 ». Les changements de 1962 relatifs à l’élection du président au suffrage universel maintinrent la SFIO sur sa position. Elle fut confortée dans son rejet du pouvoir. Avec la création du Nouveau Parti socialiste, ce fut un rapport au pouvoir similaire qui fut donné au socialisme français :

« La participation du Parti socialiste au pouvoir ne se conçoit que dans la mesure où elle permet de faire avancer le pays vers le socialisme, ce qui interdit toute alliance avec les forces représentatives du capitalisme, y compris par la recherche de combinaisons centristes […]. Le parti ne considère pas que l’accession aux responsabilités gouvernementales soit le préalable absolu à la réalisation de ses objectifs. Il sait qu’un parti socialiste peut exercer une grande influence en restant dans l’opposition, alors qu’une participation gouvernementale fondée sur des compromis sans principes n’engendre que l’échec, le découragement et l’illusion4 ».

1 D. Dulong, Moderniser la politique. Aux origines de la Vème République, Paris, L’Harmattan, 1997,

pp.279-280.

2

O. Duhamel, La gauche et la Vème République, Paris, PUF, 1980, p.11.

3

P. Ramadier, Les socialistes et l’exercice du pouvoir, Paris, Laffont, 1961, pp.121-122.

4

Parti socialiste, Congrès d’Issy-les-Moulineaux, 1969. Compte rendu sténographique, p.126. Cité par A. Bergounioux et G. Grunberg, Ibid., p.84.